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Pouvoir et prestige. Art des massues du Pacifique

Léopold Verguet (1817-1914, missionnaire mariste), aquarelle (vers 1845-1847). Portrait de Sourimahè, un jeune homme de Makira (San Cristóbal), îles Salomon, en tenue de fête, tenant une massue-bouclier. © Archives départementales de l’Aude. Inv. AD 11 3 J 1938.

En association avec la Fondazione Giancarlo Ligabue, à Venise, le musée du quai Branly-Jacques Chirac consacre une exposition d’envergure a des objets ethnographiques trop souvent mésestimés : les massues du Pacifique. Collectés jadis par les explorateurs, les missionnaires et les scientifiques européens, ces « massues », « casse-têtes » et autres « armes traditionnelles » ne sont pas des instruments ordinaires. Loin de leur dimension guerrière, l’élaboration de leur sculpture et le raffinement de leur ornementation en font bien plus que de simples instruments servant à attaquer ou à se défendre. Objets de représentation, symboles d’autorité et de prestige, images et réceptacles du divin et instruments cérémoniels, ils figurent parmi les productions les plus emblématiques de l’aire océanienne. Il s’agissait, également, de biens patrimoniaux et d’emblèmes identitaires importants, souvent échangés comme des richesses au sein des communautés. Ce sont d’abord des sculptures, que des experts fabriquèrent avec le plus grand soin. D’une grande diversité formelle, certaines frappent par l’élégance de leurs lignes et l’équilibre de leurs volumes et beaucoup présentent des surfaces finement décorées ou enrichies de matériaux précieux. Jusqu’au XVIIIe siècle, les artisans travaillaient principalement avec des outils en pierre ou en coquillage. Les zones destinées à recevoir des motifs étaient sculptées à l’aide de burins munis d’une dent de requin. Lorsque les Européens introduisirent le fer, puis l’acier, les sculpteurs se mirent à utiliser des herminettes, des haches et des ciseaux en métal qui permirent d’accroître le rythme de production et, parfois, la précision de la sculpture. Une fois achevée, cette dernière était polie à l’aide d’une pierre ponce ou d’un racloir en défense de porc puis, des feuilles abrasives, comme celles de l’arbre à pain, étaient utilisées pour la finition. La surface pouvait être lustrée à l’aide d’huile de coco ou de bancoulier, à l’image des guerriers qui partaient au combat, le corps huilé et peint, éclatants de vitalité. Les matériaux — bois, pierre ou os de cétacé — étaient associés à des entités surnaturelles et à une forme suprême d’autorité. Ils pouvaient être sélectionnés autant pour leur qualité technique que pour leur valeur symbolique. Les arbres n’étaient pas considérés comme une quelconque matière première que le spécialiste transformait à sa guise. Les experts-sculpteurs savaient quelles essences précieuses, prisées pour leur solidité et leur durabilité, étaient les plus appropriées pour quel type d’arme.

Thomas Chambers (1724 ?-1789), gravure (227 x 184 mm) d’après Sydney Parkinson (1745-1771), artiste du premier voyage de Cook à Aotearoa, Nouvelle-Zélande, 1769-1770. Guerrier néo-zélandais en tenue d’apparat tenant un tewhatewha dans sa main droite et un patu dans sa main ceinture. Inv. PUBL-0037-15. © Alexander Turnbull Library, Wellington, Nouvelle-Zélande.

Dans certaines régions, la croissance de jeunes arbres était orientée afin d’obtenir la courbe désirée ou leur structure racinaire préservée pour former la partie supérieure. De plus, des fibres végétales contribuaient aussi à l’efficacité des massues : la fine ligature en fibres de coco qui enserrait le manche empêchaient les mains du guerrier de glisser. Des massues consacrées pouvaient être au centre de l’attention cultuelle et servir de véhicules aux puissances divines. Qu’elles fussent ou non utilisées au combat, beaucoup servirent d’instruments lors de cérémonies et même de véhicules aux puissances divines. Prêtres et chefs en étaient parés en vue de leur apparition publique. En dehors d’occasions guerrières, de parades préalables aux expéditions militaires ou de célébrations à leur issue, elles furent utilisées lors de danses, de divertissements et d’avertissements à des partenaires d’échange et à des groupes voisins. Ces performances offraient l’opportunité aux jeunes hommes de démontrer leur talent et leur force. Il s’agissait de séquences soigneusement chorégraphiées qui permettaient de s’entraîner à certains mouvements militaires et exprimer une identité collective. Certaines massues furent ainsi adaptées à un usage exclusivement cérémoniel. Souvent légères, il était possible de les manier et de les faire tournoyer à grande vitesse. Des formes particulières étaient adaptées à des techniques martiales spécifiques : feinte, parade, charge, estoc, taille. Elles étaient aussi appropriées à diverses formes de lutte. Les bâtons droits et équilibrés étaient fatals en combat rapproché tandis que les spécimens les plus longs étaient utilisés comme des piques. Ceux de taille moyenne étaient maniés à deux mains, alors que les plus courts étaient tenus d’une seule. Il s’agissait parfois d’armes de jet. Certaines massues possédant de larges pales avaient une fonction de bouclier pour parer les lances et les flèches. Plusieurs exemplaires imposants semblent ergonomiquement inefficaces et n’auraient pas été fonctionnels dans un affrontement corps-à-corps. Ils étaient peut-être réservés à la mise à mort d’un adversaire blessé, brandis pour inspirer un sentiment de menace et de violence ou pour effrayer l’ennemi. Luttes et conflits étaient fréquents dans le Pacifique, comme partout ailleurs dans le monde. Souvent, la guerre prenait la forme de querelles récurrentes consistant à venger des attaques ou des méfaits antérieurs. Une fois l’honneur rétabli, les hostilités cessaient pour un temps, puis reprenaient de manière cyclique.

Wilhelm Tilesius (1769-1857), dessin, gouache, encre et crayon, expédition de Krusenstern, vers 1804. Prêtre ou guerrier de l’île de Nuku Hiva (îles Marquises), tenant une massue dans sa main droite et la hampe d’une lance ou d’un bâton dans sa main gauche. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Quatre massues (détails) en forme de pagaie kinikini, îles Fidji, fin XVIIIe-début XIXe siècle. Bois H. : 114 cm. Coll. privée ; à larges pales culacula, îles Fidji, XIXe siècle. Bois. H. : 118 et 106 cm. Coll. Ligabue. ; en forme de pagaie kinikini, îles Fidji, XVIe-début XVIIe siècle. Bois. H. : 134 cm. Coll. privée. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Massue biface uu (détail), îles Marquises, fin XVIIIe-début XIXe siècle. Bois. L. : 140 cm. © Coll. Ligabue ; Bâton de danse biface (détail), île de Pâques, XIXe siècle. © Congrégation du Sacré Cœur de Jésus, Rome. Bois. L. : 81 cm ; Massue biface uu (détail), îles Marquises, fin XVIIIe-début XIXe siècle. Bois et cordelettes en fibre de coco. L. : 157,5 cm. © Coll. privée, Audley End EH :81031674 ; Bâton de combat et d’autorité, île de Pâques, XIXe siècle. Bois, os de poisson ou d’oiseau et obsidienne. L. : 163,8 cm. © Coll. privée. Ex-coll. J. Hooper.
Trois bâtons de danse, Bougainville, Buka, Buka ou nord de Bougainville (îles Salomon) Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe siècle. Bois et pigments. L. : 99,6, 92 et 142,6 cm. © British Museum, Londres. Inv. OC.1900-65 ; Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1985.52.2. et National Museum Volkenkunde, Leyde. Inv. RV-553-114.
Massues courtes wahaika, kotiate et maripi, Nouvelle-Zélande, XVIIIe siècle. Bois, lin, dents de requin, coquille d’haliotis et cuir. © Museum of Archaeology and Ahthropology, Cambridge ; © British Museum, Londres. Inv. Oc1934.1201.27 et Oc1854.1229.9.

Palazzo Franchetti, Venise, 16 octobre 2021-13 mars 2022 / Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 8 juin-25 septembre 2022.

Pouvoir et prestige. Art des massues du Pacifique / Power And Prestige. Simboli del comando in Oceania / Power and Prestige. The Arts of Clubs in Oceania

Œuvre collégiale sous la direction de Steven Hooper, publié en français, italien et anglais. 21,5 x 30 cm, 320 pages, 219 ill. Relié, 49 €. Coédition musée du quai Branly-Jacques Chirac/Skira, Paris. ISBN 978-2-37074-190-5.

Ce superbe catalogue se distingue par le travail de recherche approfondi qui a nourri son propos. « Massues », « casse-têtes », « armes traditionnelles » : derrière ces appellations réductrices se niche une catégorie d’objets longtemps enfermés dans des lieux communs et des préjugés. Le corpus regroupe une grande variété de pièces qui, bien qu’ayant la même fonction, sont très différentes les unes des autres : des massues néo-zélandaises en os de baleine, en néphrite ou en basalte, aux massues en bois des Fidji incrustées d’ivoire de cachalot, en passant par les massues en bois et fibres de coco des îles Australes… Sans nier leur dimension guerrière, l’auteur s’attache à mettre en valeur le raffinement de leur sculpture, l’élaboration de leur ornementation et l’ensemble des caractéristiques, matérielles et spirituelles qui en font bien plus que de simples outils. À partir de pièces collectées tour à tour comme des souvenirs, des trophées ou des documents ethnographiques, et en retraçant les trajectoires de certaines de ces œuvres, depuis leur fabrication, aux XVIIIe et XIXe siècles, le commissaire, Steven Hooper, explore les différentes formes et fonctions de ces massues. Il invite également le lecteur à percevoir, « au-delà de l’arme », les nombreux rôles qu’elles jouaient dans leurs cultures d’origine, rendant ainsi hommage aux maîtres-sculpteurs dont le savoir-faire était transmis de génération en génération.

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