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Naga. La beauté de l’effroi / Naga. Awe-Inspiring Beauty

Tête trophée féminine

Tête trophée féminine. Bois et pigments. H. : 9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Anne-Marie Gillion Crowet, collectionneuse insatiable aux goûts éclectiques nous fait partager ici sa passion pour une région restée longtemps interdite aux étrangers : le Nagaland. Après The Hidden World of the Naga. Living Traditions in Northeast India and Burma (Aglaja Stirn & Peter van Ham, Prestel Verlag, Munich, 2003) et Imag(in)ing the Nagas: A Pictorial Ethnography of Hans-Eberhard Kauffmann (1899-1986) and Christoph von Furer-Haimendorf (1909-1995)(Alban von Stockhausen, Arnoldsche, Stuttgart, 2014), ce livre, richement illustré, est un des plus beaux ouvrages consacrés aux Naga.L’auteur, Michel Draguet — historien de l’art, directeur général des Musées royaux des beaux-arts de Belgique et professeur à l’Université libre de Bruxelles — nous invite à rencontrer ces peuples fiersaux caractères physiques et culturels variés,principalement connus pour leur activité de chasseurs de têtes. S’appuyant sur le remarquable ensemble réuni par A.-M. Gillion Crowet et d’anciennes photos de terrain, l’auteur nous fait découvrir et comprendre la vie spirituelle et l’univers symbolique des Naga.

Effigie bicéphale

Effigie bicéphale, la poitrine ornée de têtes trophées, Konyak. Bois et perles noires en verre. H. : 12,6 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Guerrier aux têtes coupées

Ornement d’un panier cérémoniel représentant un guerrier arborant trois têtes coupées, preuve de son courage, Konyak. Bois. H. : 17 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Au début du XIXesiècle, la puissance coloniale anglaise en Inde décida de sécuriser sa frontière avec le Royaume hostile de Birmanie et de rechercher un passage par voie terrestre entre les zones de culture du thé dans l’Assam et le Manipur. Ils se retrouvèrent ainsi pour la première fois sur les hauts plateaux de la région indo-birmane, parmi l’une de ces tribus montagnardes. Au début du XXesiècle, le retrait des Britanniques créa un conflit sanglant entre l’armée indienne et ces tribus qui réclamaient collectivement l’indépendance, ce qui eut pour conséquence la fermeture de la région aux étrangers, entre 1947 et 2001.

S’ils possédaient de nombreux traits communs — la chasse aux têtes (Dayak de Bornéo), les rizières en terrasses, les monuments mégalithiques et les ornements en défenses de sanglier — avec les populations d’Asie insulaire, les Naga du nord-ouest de la Birmanie — dont la population se répartie en seize groupes ethniques majeurs et trente tribus —,ne partageaient pas d’origine commune, mais résulteraient de rencontres entre les populations autochtones et plusieurs groupes arrivés dans ces montagnes. Il existait une grande diversité politique, culturelle et linguistique — chaque village avait son propre dialecte — entre ces tribus constituées de chasseurs-cueilleurs-cultivateurs unis dans une même croyance quant au concept de « fertilité ». Ce concept demeure difficile à saisir. Il s’agissait d’une force ou d’une qualité qui pouvait être acquise pour être transformée en biens. La nature reproductive de la sexualité humaine et le caractère cyclique de l’agriculture étaient liés à ce concept. Celui qui la possédait jouissait d’un statut élevé et était capable de la répandre dans sa famille et dans son village avec l’organisation de fêtes du « Mérite » qui constituaient un moment essentiel durant lequel la dimension surnaturelle du principe de fertilité se voyait reconnu et légitimé par le groupe. Ainsi, la fertilité engendrait la fertilité. La maison de l’hôte était décorée de sculptures témoignant de cette abondance et de ses exploits, notamment avec des cornes stylisées en bois placées sur le toit. Des vêtements ornés de motifs ayant trait à la nature de la cérémonie étaient revêtus par le bienfaiteur de la communauté et sa famille. Organiser des fêtes du Mérite octroyait également le privilège d’acquérir d’autres insignes de nature ornementale tels que l’érection d’un mégalithe. Dans certaines communautés, ces monuments étaient remplacés par des totems commémoratifs fourchus en bois. Avec les fêtes du Mérite, la chasse aux têtes était la clé de voute de la culture naga.

Trophée de chasseurs de têtes

Trophée de chasseurs de têtes, Konyak. Crâne humain, rotin et cornes de mithan. Dim. : 40 x 61 cm.

Pages 52-53

Pages 52-53 : Arbre à têtes au village Chang de Tuensang. Photo de W. G. Archer, 1947. – Crânes exposés dans un morung au village konyak de Chi. Photo de J. H. Hutton, 1923. © Pitt Rivers Museum, University of Oxford. Inv. 1998.506.1513. – Détail    d’un grand trophée des chasseurs de têtes Konyak.

La chasse aux têtes déterminait les hiérarchies et les structures institutionnelles de chaque groupe et de chaque ethnie tandis que les fêtes du Mérite permettaient de redistribuer ce prestige au bénéfice des groupes au sein desquels elles s’organisaient. Couper des têtes était donc le second moyen commun pour accumuler de la fertilité et affirmer le statut de l’adulte en devenir ou celui du guerrier. Cette pratique jouait également un rôle important dans les pratiques et les systèmes de pensées qui accordaient une place éminente à la circulation des principes vitaux jugés nécessaires à toute chose. Les têtes acquises jouaient un rôle central dans un grand nombre de rituels. Rapporter une tête était un moment nécessaire de la vie d’un jeune guerrier au point que, parfois, il ne pouvait se marier sans avoir réussi cet exploit. Ainsi, pour les Rengma, disposer les crânes, après le rite, le long du chemin qui conduisait aux champs, assurait la régénération du sol. Sur les parcelles des collines défrichées, les Naga aménageaient des rizières, tandis que d’autres pratiquaient la culture sur brûlis. Ils pratiquaient le tatouage, le tissage, la teinture, la poterie, la ferronnerie et la sculpture sur bois. Les pêcheurs utilisaient des substances toxiques paralysantes. Selon les tribus, les formes d’organisation politique allaient de l’autocratie (chez les Konyak) à la démocratie pure (chez les Angami) en passant par la gérontocratie (chez les Ao). Le lignage était patrilinéaire et l’organisation sociale des Naga reposait sur les maisons communes morung. La représentation humaine occupait une place importante dans l’art, depuis l’ornementation architecturale jusqu’aux ornements et aux parures. Il faut souligner la présence figurée de certains animaux qui intervenaient matériellement dans la fabrication des décors et des parures. Tigres, calaos, mithans (bœuf asiatique), sangliers étaient représentés alors que leurs dents, plumes, cornes ou défenses étaient utilisées pour réaliser coiffes, parures ou objets symboliques. Les Konyak et apparentés sont sans doute ceux qui ont poussé le plus loin la production d’ornements et de sculptures en bois de petit format, presque toujours en rapport avec la chasse aux têtes.

Pages 230 et 231

Pages 230 et 231 : Pendentif représentant deux têtes trophées encadrées par des personnages accroupis, Konyak. Perles en pâte de verre rouge et bronze à la cire perdue. Dim. : 3,9 x 9,9 cm. – Pendentifs, Chang et Konyak. H. : 3,3 et 3,6 cm. – Pendentif représentant un personnage masculin. Bronze à la cire perdue. H. : 6,9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Les Naga ont été initiés aux techniques métallurgiques au début du XXesiècle. Avant cette période, le métal provenait de Birmanie ou d’Assam et faisait l’objet d’un commerce essentiel. Précieux, les objets en métal coulés à la cire perdue — têtes trophées, bracelets, torques, clochettes, armes, pendentifs en forme de conque dont l’extrémité épouse les contours de la queue du drongo (passereau) et figurines représentant un guerrier en pied — contribuaient au caractère ostentatoire de la richesse de leurs détenteurs et constituaient des biens privilégiés employés pour certains paiements à forte valeur sociale. Seuls les chasseurs de têtes et les hommes qui étaient en mesure d’organiser des fêtes du Mérite obtenaient le droit d’exhiber les ornements qui constituaient une partie essentielle des costumes portés au cours des événements sociaux et religieux.

To-Ang

To-Ang, le chef du village de Sheangha appuyé sur une lance, portant de nombreux bracelets en rotin et surmonté d’une coiffe composite ornée d’un crâne de singe, Konyak. Photo : Christoph von Fürer-Haimendorf, 1937. © Nicholas Haimendorf, SOAS, University of London.

Hommes et garçons dansant

Hommes et adolescents dansant à l’occasion d’une fête du printemps dans le village konyak de Wakching. 24 avril 1937. Photo : Hans-Eberhard Kauffmann. © Institut für Ethnologie of the Ludwig-Maximilian-Universität, Munich. HEK41-24, FA).

Représentations matérielles de la réalité immatérielle de la fertilité, l’usage de la grande majorité de ces parures était strictement codifié. Constituant un élément déterminant de l’individu vivant, les parures ne pouvaient être enlevées que d’un corps mort. Les matériaux utilisés et la manière dont ils étaient réunis permettaient de distinguer les tribus les unes des autres. Certains d’entre eux, reconnus pour leur pouvoir magique, incarnaient les prouesses guerrières. Très prisés, ils concouraient également à accroître le bien-être de la communauté. Les coquillages, les dents, les cornes, les poils animaux et les cheveux humains étaient exclusivement réservés aux parures masculines. Les tigres, considérés avec crainte, respect et superstition, étaient étroitement connectés à l’homme au point que, selon certaines croyances, des humains auraient des parentés avec ces félins. Tuer un tigre équivalait à tuer un homme et conférait à l’auteur de cette prouesse les mêmes privilèges. Ses dents portées en pendentif et ses griffes cousues sur les coiffes étaient des composantes fort spectaculaires de la parure du guerrier. Il était d’ailleurs interdit à la plupart des Naga de toucher ces dents, considérées comme sacrées. Les longues chevelures féminines étaient particulièrement appréciées car seul un guerrier d’une grande bravoure pouvait pénétrer assez profondément les lignes ennemies pour s’en emparer. Ce type d’ornement capillaire se trouvait également attaché à des panji(bâtons aiguisés en bambou) insérés dans les paniers cérémoniels.

Pages 122-123

Pages 122-123 : Panier de chasseur de têtes, Konyak. Rotin tressé, crâne de singe, clochette en bronze, et charmes (cornes d’antilope, poils de chèvre et crin) et sphères en rotin symbolisant les têtes coupées. – Jeunes Konyak de Chi armés de daos, portant un panier cérémoniel orné de crânes de singe. Photo de J. H. Hutton, 1913-1923.

Des poils de chèvre ou de chien teints en rouge (couleur évoquant le sang) marquaient aussi fréquemment le statut du coupeur de têtes. De la fourrure d’ours lippu figurait également dans l’ornementation ainsi que les plumes blanches à bandes noires du calao de Gingi constituaient un attribut marquant des habits cérémoniels des guerriers. Le calao était un animal au cœur de la conception que les Naga se faisait du monde. Ses longues plumes jouaient un rôle dans toutes les cérémonies. Parmi les insignes les plus prisés par les coupeurs de têtes se trouvaient les paires de défenses de sanglier. Les plus petites étaient portées comme ornements d’oreilles ou décoraient coiffes et paniers utilisés par les Konyak pour transporter au village les têtes coupées. Ces derniers utilisaient également des crânes de singes pour décorer leurs paniers. Chez les Naga, le crâne de singe intervenait traditionnellement dans le cade des rites associés aux têtes coupées. Outre les paniers rituels, on le retrouve comme parure sur les lances d’apparat et sur les casques de cérémonie. Cette omniprésence s’explique par les similitudes formelles qui unissent le singe à l’homme et par une origine commune relatée dans les contes et les légendes.

Collier deux têtes

Collier à double tête trophée. Perles en pâte de verre rouge et jaune, bronze à la cire perdue. Dim. : 5,4 x 7,9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Les ornements les plus symboliques étaient les pendentifs en bois, et en laiton — parfois en ivoire ou en os — en forme de têtes humaines portés sur la poitrine. Conjugués avec des colliers en perles de verre et des coquillages, ils revêtaient une importance considérable, signifiant la qualité du chasseur de têtes. La figuration des dents constitue un élément caractéristique de leur figuration. Symbole de vitalité, elles représentaient un lien entre la vie et la mort et invitaient tout adversaire à la prudence. Le nombre de têtes que présente chaque parure équivaux aux têtes prises par le chasseur qui l’arborait et déterminait donc le prestige de son détenteur. La coiffe cérémonielle conique portée par les guerriers Chang et Khiamungan en rotin tressé teint en rouge avec des brins d’orchidées jaune vif représentait également un élément significatif. Des lamelles de cornes de bovidé (Bos frontalis) pointaient parfois au-dessus des oreilles et une rangée de griffes de tigre pouvait aussi embellir la bride jugulaire. Si couper des têtes et organiser des fêtes du Mérite étaient réservés aux hommes, les femmes n’étaient pas oubliées. Peu d’ornements étaient hérités mais leur contribution aux exploits de leur mari ou de leur père leur donnait le droit de porter certains d’entre eux. Les parures réalisées à partir d’ivoire, de coquilles de turbinelle (Turbinella pyrum), de métal et de cristal étaient des emblèmes de richesse. À la différence des parures, les perles étaient indispensables à tous les Naga. Les bijoux des femmes étaient tous composés de perles, leur unique forme de richesse matérielle puisqu’elles ne pouvaient pas hériter des terres. Les perles étaient la première parure des bébés qui signifiait leur appartenance à la communauté. De façon similaire, le fait d’enlever les perles du corps d’un défunt symbolisait la transition entre être et non-être.

Naga couv.

Naga. La beauté de l’effroi/Naga. Awe-Inspiring Beauty Par Michel Draguet, publié en français (ISBN 9789462302020) et en anglais (ISBN 9789462302037) par le Fonds Mercator, Bruxelles, 2018. Format : 26,5 x 33, 5 cm. 424 pp., 372 ill. coul. (dont 175 P/P), et 154 N/B. Relié sous jaquette : 79,75 €.

À la frontière entre l’Inde et le Myanmar, le Nagaland — l’un des vingt-huit états de l’Union indienne —, longtemps interdit aux étrangers, semble n’avoir jamais existé. Sans communauté ethnique, linguistique et culturelle avec ses voisins, il réunit des groupes ethniques hétérogènes qui n’ont guère en commun que leur passé. Chacun de ces groupes ethniques y parle encore sa propre langue et, dans le souvenir lointain des têtes coupées, se redécouvre et réinvente aujourd’hui ses propres traditions.

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« Pierre Loti – Gustave Viaud, deux frères unis par la mer »

Pierre Loti (1850-1923), « Reine Vaékéhu, Taïhohaé, îles Marquises. Janvier 1872 », Nuku Hiva. Mine de plomb. 26 x 35,5 cm. © Musée de la ville de Rochefort. Inv. 2006.5.
Ornement d’oreille pataiana, îles Marquises. XIXe siècle. Ivoire de cachalot, coquillage (conus sp.) et fibres. © Musées de la ville de Rochefort. Inv. MPL TRB 82.
Tête de statue monumentale, île de Pâques, rapportée à bord de la frégate La Flore le 5 janvier 1872. Photographe anonyme, contretype par Albert Cintract, 1910-1930. Positif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. 8,5 x 10 cm. © Musée du quai Branly. Inv. PV0066314.
Julien Viaud (1850-1923), Vue de la cabine de Julien Viaud sur La Flore. On y aperçoit une statuette moai kavakava, le pectoral rei miro, la pagaie ao et la collerette en fibres végétales. Mine de plomb, 1872.
20 x 26 cm, © Muséum d’histoire naturelle de Toulouse. Inv. ETH OC 981 1 1.

À l’âge de seize ans, Louis-Marie-Julien Viaud, dit Pierre Loti (1850-1923), alors qu’il passait une enfance austère, affirma sa volonté de devenir officier de marine et, en 1866, c’est à Paris qu’il prépara l’École navale, au Lycée Napoléon (Henri IV à partir de 1873). Reçu au concours l’année suivante, il partit sillonner les mers du globe. Succombant à son tour à la « sensualité » des îles, il allait réaliser ce que Gustave n’avait pu faire, jouant les reporters ethnologues, dessinant des idoles, des tatouages, des portraits, des scènes de genre et des paysages : « Je comprenais pour la première fois de ma vie tout le chemin déjà parcouru dans ma tête par ce projet, à peine conscient de m’en aller aussi, de m’en aller même plus loin que mon frère, et plus partout, par le monde entier (Le Roman d’un enfant, 1890, chapitre LXXV) ». Il était tout juste âgé de vingt-et-un ans lorsque, le 15 mars 1871, il s’embarqua, en tant qu’aspirant de marine, à bord du Vaudreuil, un aviso à hélice. Le 11 octobre, il arriva à Valparaiso d’où il repartit, le 19 décembre, cette fois à bord de La Flore, une frégate appartenant à la division navale du Pacifique, commandée par le contre-amiral François-Théodore de Lapelin (1812-1888). L’objectif de cette campagne était de visiter diverses îles, dont les Marquises, Tahiti et, en premier lieu, Rapa Nui, d’y effectuer des relevés hydrographiques mais aussi d’en rapporter un moai. À son arrivée en France, en 1872, la tête monumentale en tuf volcanique collectée par Lapelin fut installée au Jardin des Plantes, face à̀ l’une des entrées du Muséum d’Histoire Naturelle. Elle fut, par la suite, transférée dans le hall de l’entrée du Musée de l’Homme, ouvert en 1938, avant de trouver sa place définitive, au Musée du quai Branly. Un prélèvement probablement tout autant motivé par la science que par le désir de rivaliser avec le contre-amiral Richard Ashmore Powell (1816-1892) qui, en 1868, commandant la frégate britannique Topaze, obtint deux statues aujourd’hui conservées par le British Museum. Le 3 janvier 1872, l’expédition française arriva à proximité de cette île perdue dans l’immensité du Grand Océan. La Flore y fit escale, du 3 au 7 janvier, dans la baie de Hanga Roa. Découvrant une ancienne civilisation moribonde et une population au bord de l’extinction, Julien prit conscience de l’effet dévastateur que l’Occident pouvait avoir sur d’autres cultures. Ainsi, cette première escale le marqua profondément. Pendant les quatre jours de cette étape, encouragé par ses officiers supérieurs, il arpenta l’île en tous sens, consignant tout ce qu’il voyait, s’intéressant aux habitants, à leur quotidien, à leur histoire, à leurs coutumes et à leurs croyances disparues, ce qui lui permit de recueillir des objets. Situation particulièrement rare pour un aspirant, il disposait de sa propre chambre dans l’entrepont de la frégate, qu’il put ainsi aménager avec ses collectes. Par l’intermédiaire de sa sœur, Marie Bon (1831-1908), artiste peintre, à qui il envoyait ses dessins et ses notes, la fameuse revue L’illustration publia, sous le titre « L’île de Pâques, Journal d’un sous-officier de l’État-Major de La Flore », un grand article dans ses numéros des 17, 24 et 31 août 1872, repris dans son ouvrage Reflets sur la sombre route (1899). Des articles remarqués, considérés aujourd’hui comme de précieux témoignages ethnographiques sur les derniers moments de la culture rapa nui. L’autre contribution de Viaud à la notoriété de cette culture concerne les vestiges de son ancienne écriture, les rongorongo, ces tablettes en bois gravées de glyphes. Julien réalisa trois estampages de la tablette dénommée mamari (aujourd’hui conservée au musée de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie de Picpus à Rome, Inv. P003). Il releva également soigneusement quelques lignes de ces caractères étranges, assorties d’interprétations fournies par Mgr Florentin-Étienne dit Tépano Jaussen (1815-1891), premier vicaire apostolique de Tahiti qui se passionnait pour ces tablettes. Du 19 au 24 janvier, ce fut une escale aux îles Marquises. Après la rudesse de l’île de Pâques, Viaud rencontra, dans cet archipel, la magnificence de paysages luxuriants. Le navire jeta l’ancre dans l’île de Nuku Hiva et quitta le mouillage cinq jours plus tard. Il rencontra la reine Vaekehu (vers 1825-1901) dont il réalisa le portrait et s’appliqua à relever les motifs des tatouages qui ornaient ses mains et ses pieds. Il réussit également à acquérir quelques objets. Le 29 janvier 1872, La Flore jeta l’ancre au large de Papeete et reprit la mer le 23 mars, avant de faire une nouvelle escale dans l’île fin juin début juillet de la même année. Viaud fut enchanté par ce pays où, dix ans auparavant, vécut son frère Gustave. Dans les pas de ce dernier, et bien que sa quête fut décevante, elle devint la matière première de l’un de ses romans les plus fameux : Le Mariage de Loti (1880).À Papeete, Julien fréquenta à son tour la cour de la reine Pōmaré IV, dont il dessina le portrait. C’est là que les suivantes de la reine le baptisèrent « Loti » (fleur tropicale rose proche du laurier), nom qu’il adoptera comme pseudonyme littéraire. En 1881, Loti fut promu lieutenant de vaisseau et publia son premier roman officiellement signé « Pierre Loti » : Le Roman d’un spahi. Découvrant ensuite la Bretagne, il s’en inspira pour écrire ses ouvrages les plus célèbres : Mon Frère Yves (1883) et Pêcheurs d’Islande (1886). En 1886, de retour en France, Loti se maria avec Blanche Franc de Ferrière (1859-1940). En 1890, il publia Le Roman d’un Enfant, roman dans lequel il se rappelle une enfance solitaire et triste. Ses ouvrages lui valurent une immense popularité et d’être élu, en 1891, à l’Académie française, contre Émile Zola (1840-1902), en remplacement d’Octave Feuillet (1821-1890), devenant ainsi le « plus jeune immortel de France ». Régulièrement embarqué dans le cadre de ses fonctions — souvent en Extrême-Orient —, l’écrivain se passionna pour les mœurs, les paysages et les habitants de chaque nouveau territoire visité (la Turquie, la Terre sainte, l’Égypte, la découverte d’Angkor…), profitant de ses permissions pour transformer sa maison rochefortaise avec des décors extraordinaires rapportés des quatre coins du globe mais également de toutes les époques. Durant la Première Guerre mondiale, il fut affecté comme agent de liaison auprès du général Joseph Gallieni (1849-1916). Durant quatre ans, il publia des reportages de guerre ainsi que plusieurs récits qui visaient à soutenir la cause des Alliés : La Hyène enragée (1916) et L’Horreur allemande (1918). Il reçut la grand-croix de la Légion d’honneur en 1922 et mourut l’année suivante, dans sa propriété d’Hendaye où il s’était définitivement retiré. Ses collections océaniennes, pour l’essentiel, furent dispersées le 29 janvier 1929, à Drouot, par son fils Samuel (1889-1969).

L’univers de Loti nous entraîne dans un voyage inattendu où ses souvenirs et ses obsessions se mêlent pour transformer la banalité du quotidien et susciter le merveilleux. Mais comment qualifier cet extravagant personnage qui passait son temps à se déguiser et qui vivait dans un Palais des mille et une nuits ? À défaut de pouvoir conjurer sa peur de la mort et du quotidien, il tenta de l’exorciser en faisant de sa vie une interminable représentation théâtrale dont il fut le principal personnage.

Marie Bon, née Viaud (1831-1908), Portrait de Julien Viaud en enseigne de vaisseau, Rochefort, 1873. Huile sur toile, 52 x 72 cm. © Musée de la ville de Rochefort. Inv. MPL SR 5.

Et Julien Viaud devint Pierre Loti. Le voyage de La Flore dans le Pacifique, 1872.

Du 10 juin au 30 septembre 2023.

Musée Hèbre, 63-65 avenue Charles de Gaulle, 17300 Rochefort.

Catalogue : « Et Julien Viaud devint Pierre Loti. Le voyage de La Flore dans le Pacifique, 1872 », sous la direction de Claude Stéphani, 111 ill., 140 pp., 22 x 24,5 cm. Éditions de l’Étrave, Igé, 2023, 25 €.

Pierre Loti – Gustave Viaud, deux frères unis par la mer.

Du 12 juillet au 31 décembre 2023.

Musée national de la Marine, Hôtel de Cheusses/Arsenal, 1 place de la Galissonnière, 17300 Rochefort.Ancienne école de médecine navale, 25, rue amiral Meyer, 17300 Rochefort.

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Pouvoir et prestige. Art des massues du Pacifique

Léopold Verguet (1817-1914, missionnaire mariste), aquarelle (vers 1845-1847). Portrait de Sourimahè, un jeune homme de Makira (San Cristóbal), îles Salomon, en tenue de fête, tenant une massue-bouclier. © Archives départementales de l’Aude. Inv. AD 11 3 J 1938.

En association avec la Fondazione Giancarlo Ligabue, à Venise, le musée du quai Branly-Jacques Chirac consacre une exposition d’envergure a des objets ethnographiques trop souvent mésestimés : les massues du Pacifique. Collectés jadis par les explorateurs, les missionnaires et les scientifiques européens, ces « massues », « casse-têtes » et autres « armes traditionnelles » ne sont pas des instruments ordinaires. Loin de leur dimension guerrière, l’élaboration de leur sculpture et le raffinement de leur ornementation en font bien plus que de simples instruments servant à attaquer ou à se défendre. Objets de représentation, symboles d’autorité et de prestige, images et réceptacles du divin et instruments cérémoniels, ils figurent parmi les productions les plus emblématiques de l’aire océanienne. Il s’agissait, également, de biens patrimoniaux et d’emblèmes identitaires importants, souvent échangés comme des richesses au sein des communautés. Ce sont d’abord des sculptures, que des experts fabriquèrent avec le plus grand soin. D’une grande diversité formelle, certaines frappent par l’élégance de leurs lignes et l’équilibre de leurs volumes et beaucoup présentent des surfaces finement décorées ou enrichies de matériaux précieux. Jusqu’au XVIIIe siècle, les artisans travaillaient principalement avec des outils en pierre ou en coquillage. Les zones destinées à recevoir des motifs étaient sculptées à l’aide de burins munis d’une dent de requin. Lorsque les Européens introduisirent le fer, puis l’acier, les sculpteurs se mirent à utiliser des herminettes, des haches et des ciseaux en métal qui permirent d’accroître le rythme de production et, parfois, la précision de la sculpture. Une fois achevée, cette dernière était polie à l’aide d’une pierre ponce ou d’un racloir en défense de porc puis, des feuilles abrasives, comme celles de l’arbre à pain, étaient utilisées pour la finition. La surface pouvait être lustrée à l’aide d’huile de coco ou de bancoulier, à l’image des guerriers qui partaient au combat, le corps huilé et peint, éclatants de vitalité. Les matériaux — bois, pierre ou os de cétacé — étaient associés à des entités surnaturelles et à une forme suprême d’autorité. Ils pouvaient être sélectionnés autant pour leur qualité technique que pour leur valeur symbolique. Les arbres n’étaient pas considérés comme une quelconque matière première que le spécialiste transformait à sa guise. Les experts-sculpteurs savaient quelles essences précieuses, prisées pour leur solidité et leur durabilité, étaient les plus appropriées pour quel type d’arme.

Thomas Chambers (1724 ?-1789), gravure (227 x 184 mm) d’après Sydney Parkinson (1745-1771), artiste du premier voyage de Cook à Aotearoa, Nouvelle-Zélande, 1769-1770. Guerrier néo-zélandais en tenue d’apparat tenant un tewhatewha dans sa main droite et un patu dans sa main ceinture. Inv. PUBL-0037-15. © Alexander Turnbull Library, Wellington, Nouvelle-Zélande.

Dans certaines régions, la croissance de jeunes arbres était orientée afin d’obtenir la courbe désirée ou leur structure racinaire préservée pour former la partie supérieure. De plus, des fibres végétales contribuaient aussi à l’efficacité des massues : la fine ligature en fibres de coco qui enserrait le manche empêchaient les mains du guerrier de glisser. Des massues consacrées pouvaient être au centre de l’attention cultuelle et servir de véhicules aux puissances divines. Qu’elles fussent ou non utilisées au combat, beaucoup servirent d’instruments lors de cérémonies et même de véhicules aux puissances divines. Prêtres et chefs en étaient parés en vue de leur apparition publique. En dehors d’occasions guerrières, de parades préalables aux expéditions militaires ou de célébrations à leur issue, elles furent utilisées lors de danses, de divertissements et d’avertissements à des partenaires d’échange et à des groupes voisins. Ces performances offraient l’opportunité aux jeunes hommes de démontrer leur talent et leur force. Il s’agissait de séquences soigneusement chorégraphiées qui permettaient de s’entraîner à certains mouvements militaires et exprimer une identité collective. Certaines massues furent ainsi adaptées à un usage exclusivement cérémoniel. Souvent légères, il était possible de les manier et de les faire tournoyer à grande vitesse. Des formes particulières étaient adaptées à des techniques martiales spécifiques : feinte, parade, charge, estoc, taille. Elles étaient aussi appropriées à diverses formes de lutte. Les bâtons droits et équilibrés étaient fatals en combat rapproché tandis que les spécimens les plus longs étaient utilisés comme des piques. Ceux de taille moyenne étaient maniés à deux mains, alors que les plus courts étaient tenus d’une seule. Il s’agissait parfois d’armes de jet. Certaines massues possédant de larges pales avaient une fonction de bouclier pour parer les lances et les flèches. Plusieurs exemplaires imposants semblent ergonomiquement inefficaces et n’auraient pas été fonctionnels dans un affrontement corps-à-corps. Ils étaient peut-être réservés à la mise à mort d’un adversaire blessé, brandis pour inspirer un sentiment de menace et de violence ou pour effrayer l’ennemi. Luttes et conflits étaient fréquents dans le Pacifique, comme partout ailleurs dans le monde. Souvent, la guerre prenait la forme de querelles récurrentes consistant à venger des attaques ou des méfaits antérieurs. Une fois l’honneur rétabli, les hostilités cessaient pour un temps, puis reprenaient de manière cyclique.

Wilhelm Tilesius (1769-1857), dessin, gouache, encre et crayon, expédition de Krusenstern, vers 1804. Prêtre ou guerrier de l’île de Nuku Hiva (îles Marquises), tenant une massue dans sa main droite et la hampe d’une lance ou d’un bâton dans sa main gauche. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Quatre massues (détails) en forme de pagaie kinikini, îles Fidji, fin XVIIIe-début XIXe siècle. Bois H. : 114 cm. Coll. privée ; à larges pales culacula, îles Fidji, XIXe siècle. Bois. H. : 118 et 106 cm. Coll. Ligabue. ; en forme de pagaie kinikini, îles Fidji, XVIe-début XVIIe siècle. Bois. H. : 134 cm. Coll. privée. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Massue biface uu (détail), îles Marquises, fin XVIIIe-début XIXe siècle. Bois. L. : 140 cm. © Coll. Ligabue ; Bâton de danse biface (détail), île de Pâques, XIXe siècle. © Congrégation du Sacré Cœur de Jésus, Rome. Bois. L. : 81 cm ; Massue biface uu (détail), îles Marquises, fin XVIIIe-début XIXe siècle. Bois et cordelettes en fibre de coco. L. : 157,5 cm. © Coll. privée, Audley End EH :81031674 ; Bâton de combat et d’autorité, île de Pâques, XIXe siècle. Bois, os de poisson ou d’oiseau et obsidienne. L. : 163,8 cm. © Coll. privée. Ex-coll. J. Hooper.
Trois bâtons de danse, Bougainville, Buka, Buka ou nord de Bougainville (îles Salomon) Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe siècle. Bois et pigments. L. : 99,6, 92 et 142,6 cm. © British Museum, Londres. Inv. OC.1900-65 ; Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1985.52.2. et National Museum Volkenkunde, Leyde. Inv. RV-553-114.
Massues courtes wahaika, kotiate et maripi, Nouvelle-Zélande, XVIIIe siècle. Bois, lin, dents de requin, coquille d’haliotis et cuir. © Museum of Archaeology and Ahthropology, Cambridge ; © British Museum, Londres. Inv. Oc1934.1201.27 et Oc1854.1229.9.

Palazzo Franchetti, Venise, 16 octobre 2021-13 mars 2022 / Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 8 juin-25 septembre 2022.

Pouvoir et prestige. Art des massues du Pacifique / Power And Prestige. Simboli del comando in Oceania / Power and Prestige. The Arts of Clubs in Oceania

Œuvre collégiale sous la direction de Steven Hooper, publié en français, italien et anglais. 21,5 x 30 cm, 320 pages, 219 ill. Relié, 49 €. Coédition musée du quai Branly-Jacques Chirac/Skira, Paris. ISBN 978-2-37074-190-5.

Ce superbe catalogue se distingue par le travail de recherche approfondi qui a nourri son propos. « Massues », « casse-têtes », « armes traditionnelles » : derrière ces appellations réductrices se niche une catégorie d’objets longtemps enfermés dans des lieux communs et des préjugés. Le corpus regroupe une grande variété de pièces qui, bien qu’ayant la même fonction, sont très différentes les unes des autres : des massues néo-zélandaises en os de baleine, en néphrite ou en basalte, aux massues en bois des Fidji incrustées d’ivoire de cachalot, en passant par les massues en bois et fibres de coco des îles Australes… Sans nier leur dimension guerrière, l’auteur s’attache à mettre en valeur le raffinement de leur sculpture, l’élaboration de leur ornementation et l’ensemble des caractéristiques, matérielles et spirituelles qui en font bien plus que de simples outils. À partir de pièces collectées tour à tour comme des souvenirs, des trophées ou des documents ethnographiques, et en retraçant les trajectoires de certaines de ces œuvres, depuis leur fabrication, aux XVIIIe et XIXe siècles, le commissaire, Steven Hooper, explore les différentes formes et fonctions de ces massues. Il invite également le lecteur à percevoir, « au-delà de l’arme », les nombreux rôles qu’elles jouaient dans leurs cultures d’origine, rendant ainsi hommage aux maîtres-sculpteurs dont le savoir-faire était transmis de génération en génération.

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« La curiosité d’un prince » : le destin du cabinet ethnographique du comte d’Artois

Peau peinte, Plaines centrales, Amérique du Nord, XVIIIe siècle. Ornée de motifs géométriques et de scènes figuratives où des bisons et des ours semblent s’affronter. Peau de cervidé et pigments. Dim. : 157 x 140 cm. © Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Besançon. Inv. 853.50.1.

Cette formidable collection d’objets provenant du monde entier a pour origine l’ambition et la curiosité d’un prince, Charles-Philippe de France, comte d’Artois (1757-1836), frère cadet du roi Louis XVI et futur Charles X. Le comte d’Artois acquit, entre 1785 et 1789, divers fonds privés, dans le but de constituer une bibliothèque et un cabinet mêlant objets ethnographiques, exotica et naturalia, susceptibles de servir l’éducation de ses fils, suivant une pratique répandue dans les familles royales et aristocratiques sous l’Ancien Régime (1661-1789). L’éducation princière, qui s’était mise en place au milieu du XVIIe siècle évolua, au siècle des Lumières et au gré de l’avancée des savoirs, en cette période d’effervescence intellectuelle, par un attrait nouveau pour l’histoire naturelle qui devint une véritable mode culturelle. Les publications et les collections dans ce domaine se multiplièrent et les pédagogues intégrèrent cette discipline dans leur enseignement. L’histoire de cette collection, dont les objets furent jugés dignes d’attiser la curiosité et le jugement des princes, puis d’intégrer les collections nationales pour l’éducation des citoyens, fait écho à celle des fonds imprimés et des manuscrits de la Bibliothèque municipale classée, dont le noyau originel est issu des confiscations révolutionnaires. Sa renommée repose sur la présence en son sein de plusieurs objets comptant parmi les plus anciens conservés au monde, collectés ou collectionnés par des aristocrates, des congrégations religieuses, des savants ou de simples amateurs, ainsi que par la maison de France — cadeaux diplomatiques offerts aux officiers et autres représentants du Roi — ou des souvenirs rapportés par des militaires et des voyageurs. Ces collections furent installées, à la veille de la Révolution, dans l’Hôtel particulier du marquis Armand-Louis de Sérent (1736-1822) — nommé, en 1780, par le roi Louis XVI, à la demande du comte d’Artois, gouverneur de ses deux fils, Louis-Antoine, duc d’Angoulême (1775-1844) et Charles-Ferdinand, duc de Berry (1778-1820) —, situé rue des Réservoirs à Versailles. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la quête de nouvelles routes commerciales et de ressources par les puissances européennes accélérèrent l’exploration scientifique des contrées éloignées. La cartographie du monde devait permettre de dresser l’inventaire des voies navigables, des territoires à coloniser et des richesses à exploiter. Ainsi, les relations commerciales, coloniales et culturelles variées entre Européens et peuples de par le monde entraînèrent l’arrivée d’objets de troc et de pièces insolites qui rejoignirent les cabinets de curiosités de l’époque. Certains objets illustrent les régions couvertes par le premier empire colonial français et, en particulier, la politique d’alliances menées par les Français avec les Nations amérindiennes dans les vastes territoires de la Nouvelle-France. Sous l’Ancien Régime, les missions diplomatiques étaient essentielles au maintien de la paix, à la prospérité du commerce et des échanges, ainsi qu’au développement de réseaux d’influence. La politique étrangère était dictée par le Roi et son conseiller ou principal ministre. Pierre Jeannin (vers 1540-1623), sous Henri IV, puis le cardinal de Richelieu (1585-1642), sous Louis XIII et Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), sous Louis XIV, mirent en place une politique coloniale fondée sur le principe du mercantilisme, pour apporter à la France les produits qui lui manquaient et servir les intérêts du royaume. C’est dans cet esprit que la monarchie eut ainsi recours au système des compagnies — apparues pour la première fois au XVIe siècle — qui, en échange du privilège exclusif du commerce, étaient chargées de peupler, de ravitailler et de développer économiquement les colonies.

À la fin du XVIIe siècle, la France était à la tête d’un vaste empire colonial qui se composait du Sénégal, de la Nouvelle-France en Amérique du Nord, des Antilles et de plusieurs possessions sur la route des Indes, telles que l’île Bourbon (La Réunion), l’île de France (île Maurice) et Pondichéry (Inde). La Nouvelle-France fournissait la morue et les pelleteries, les Antilles le sucre, le coton et le café, le Sénégal les esclaves et l’ivoire, les Indes françaises — qui occupaient une place économique dominante dans l’Empire colonial français —, les soieries et les porcelaines asiatiques.

Mocassins, Louisiane, XVIIIe siècle. Pattes postérieures d’ours et peau de cervidé́. Dim. : 29 x 22 x 7 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.13.1-2 D. Photo Patrick Gries, Bruno Descoings.
Coiffe de plumes, région des Plaines, Amérique du Nord, vers 1740. Il s’agit de la plus ancienne coiffe conservée au monde pour cette région. Peaux de bison et de cervidé, écorce de bouleau, métal, bois, poils de cerf plumes de corbeau, geai et dinde, bandeau frontal en piquants de porc-épic tressés. Dim. : 15 x 51 x 34 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.31 D. Photo Patrick Gries, Bruno Descoings.

Le cabinet ethnographique du comte d’Artois était principalement composé de celui constitué par l’ancien commis au Bureau des colonies d’Amérique, Denis-Jacques Fayolle (1729-1804). Passionné d’histoire naturelle, ce dernier vendit, au profit du projet éducatif princier, sa collection personnelle de spécimens naturalistes. Dès 1757, celle-ci s’était fait une réputation dans le milieu des cabinets d’histoire naturelle, du fait de la richesse de ses coquilliers, de ses madrépores et de ses oiseaux exotiques. Fayolle devint alors conservateur du cabinet d’Artois. Par là même, on peut supposer qu’il occupa la fonction de précepteur des jeunes princes pour l’histoire naturelle et les sciences, les fonctions de garde de cabinet et de précepteur représentant le plus souvent deux aspects d’une même charge à la cour. À la Révolution, l’émigration du marquis de Sérent et du futur Charles X, le 17 juillet 1789, entraîna — en vertu du décret ordonnant le séquestre des biens des émigrés — la mise sous scellés de son hôtel et la confiscation du cabinet d’Artois.

Couteau avec sa gaine, région des Grands Lacs, Amérique du Nord, vers 1750. Bois, métal poinçonné B. Doron), peau de cervidé, écorce de bouleau, tendon et piquants de porc-épic. Dim. : 58 x 27 x 3,5 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.29 D. Photo Patrick Gries.

Le 20 août 1792, Fayolle réalisa l’inventaire de son contenu. L’ensemble est d’une envergure impressionnante, comprenant 14 538 spécimens naturalistes issus, en partie, de sa collection personnelle, 362 pièces décrites comme « habillements, armes et ustensiles des différents peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique », ainsi que 39 « divinités des mêmes peuples » et 300 médailles romaines. À ces naturalia ou spécimens d’histoire naturelle, et artificialia, créations humaines issues des contrées lointaines, s’ajoutent les instruments de physique et de chimie. On y trouve des statuettes romaines, égyptiennes, péruviennes, des Caraïbes et des « Anthropophages de la Baye des Assassins » (Nouvelle-Zélande). L’ensemble nord-américain étant de loin le plus important en nombre et en variété. Sont cités, en premier lieu, « l’habillement complet d’un sauvage du Canada », exposé sur un mannequin, suivant un usage répandu dans les cabinets d’histoire naturelle de l’époque ; suivent « deux autres têtes modelées en cire sur la nature même, coiffées, l’une à la manière Indienne des sauvages de Cayenne et l’autre à la manière des sauvages de la Louisiane ». Le reste des pièces inclut des « costumes d’esquimaux », un calumet et des armes des « sauvages » du Canada, quatre casse-têtes des Indiens de Cayenne (actuelle Guyane), diverses armes, des arcs, des carquois et des flèches des peuples d’Amérique et d’Inde, « un petit canot esquimau à l’épreuve de l’eau », etc. La série de « 18 tapis de peaux de bœufs Illinois, chevreuils et autres quadrupèdes de l’Amérique septentrionale, tous passés et peints par les Sauvages du Canada et de la Louisiane » reste la plus exceptionnelle de l’ensemble. De 1792 à 1806, ce corpus s’accrut de deux spécimens. Ce groupe de peaux peintes d’Amérique du Nord est sans équivalent dans les collections étrangères. Réalisées à partir d’une seule peau animale, pour la moitié d’entre elles de bison et pour l’autre de cervidé, avec peut-être une peau de caribou, leur origine, leur fonction et leur histoire restent cependant mal connues. Sur la base de leur forme et de leur construction — à l’exception d’une petite peau rectangulaire — et le fait qu’elles ne présentent aucune couture, permet de les attribuer, culturellement, aux régions des Plaines et du nord du territoire Quapaw. 

L’une d’entre elles, dite “aux trois villages”, documente l’alliance entre les Quapaw et les Français, comme en attestent les deux calumets ou pipes de paix peints au niveau du cou de la bête. Cette peau de bison porte les noms de trois groupes tribaux, inscrits à l’encre noire, au-dessus des villages correspondants formés de groupements d’habitations à la toiture en forme de dôme évoquant les Quapaw. Ces derniers étaient de solides alliés des Français établis en Louisiane sous l’Ancien Régime. À côté, se trouve représenté un établissement français composé de quatre maisons, habituellement identifié comme le Poste Arkansas, un centre d’échanges et de commerce établi près de la confluence entre la rivière Arkansas et le Mississippi. Figurent également, au centre, un soleil et une lune, un groupe de danseurs et de danseuses et une troupe de guerriers engagés dans une bataille contre des ennemis autochtones, probablement des Chickasaw. 

Peau peinte dite “aux trois villages”, Quapaw, Arkansas, Amérique du Nord, vers 1740. Peau de bison et pigments. Dim. : 192 x 265 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.7 D.

Probablement acquis par Fayolle dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la forme relativement simple de ce masque kebul, dit “Masque Sérent”, ferait oublier qu’il s’agit d’une pièce typologiquement rare, que son histoire est extraordinaire, son rôle symbolique complexe et qu’il s’agirait du plus vieux masque africain conservé dans le monde. Son aspect et sa facture le placèrent dans la catégorie des objets suffisamment « curieux » pour être conservés et ramenés en France. Sa forme volumineuse, couronnée de véritables cornes de bœuf, détail qui renvoie au monde animal sauvage, à la vitalité et à la puissance physique et sexuelle canalisées par l’initiation, exprime également l’orgueil masculin et la richesse matérielle. Ce masque, témoin du rite d’initiation du bukut des Diola, entité culturelle constituée de plusieurs sous-groupes établis en Basse-Casamance (Sénégal), Gambie et Guinée-Bissau, est constitué de fibres végétales tressées. Il était entièrement recouvert d’une couche d’enduit sombre à base de latex sur laquelle venaient s’appliquer des graines rouges et noires d’abrus precatorius, couleurs associées à la pluie. Ce riche décor était complété de bandes végétales et de coquillages (bivalves et cauris). Il reste, sur le front, les fragments d’une large amulette coranique. Ce parchemin calligraphié évoque la faculté d’assimilation d’influences étrangères par le bukut. Ce masque d’initiation n’était utilisé que dans le contexte précis du bukut, rite de passage masculin au cours duquel les jeunes garçons subissaient une retraite dans le bois sacré, un enseignement et l’épreuve de la circoncision. Cette cérémonie, dont l’ancienneté est attestée sur plusieurs siècles, grâce à la mémoire orale des histoires locales, était une longue période de réclusion et d’épreuves qui pouvait durer de plusieurs mois à un an. À la fin de cette période, les circoncis, dotés de leur nouveau statut d’homme, faisaient leur rentrée solennelle dans les villages, coiffés de ce type de casque, une longue chevelure en filasse d’écorce de baobab descendant jusqu’à leur ceinture. À cette époque, les Français, à travers la Compagnie du Cap-Vert et du Sénégal, avaient développé des relations commerciales avec la région de Casamance. Le long de cette côte, les Occidentaux achetaient de la cire, des peaux animales, de l’or, de l’ivoire et des esclaves contre du fer, des haches, des fusils, du corail, de la “rassade” (verroterie), des couteaux, du papier, des étoffes et de l’eau de vie

« Masque Sérent », masque heaume zoomorphe ejumba, Diola, Casamance, Sénégal. Vannerie d’écorce, cornes de bœuf, coquillages, graines d’abrus, cuir et restes d’un phylactère. 46 x 38,5 x 28 cm. Ex-coll. Denis-Jacques Fayolle, avant 1756.
© Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.38 D. Photo Patrick Gries.

En 1793, Fayolle, affecté à la gestion de la collection, s’installa à l’hôtel de Sérent, s’occupant du classement et de la conservation de ces pièces fragiles et veillant à en préserver l’intégrité tout en défendant son caractère exceptionnel. Cette période de profonds bouleversements politiques et sociétaux fut marquée par un rôle prééminent accordé aux musées et aux écoles centrales dans l’éducation citoyenne. En tant que commissaire-artiste chargé des confiscations dans le domaine de l’histoire naturelle, des antiquités, de la physique, de la chimie et de « tous les autres objets de Sciences et de curiosités », il fut chargé de sélectionner les naturalia et les objets ethnographiques présentant un intérêt pour l’éducation publique. Le fonds ainsi constitué, fut transféré, entre 1795 et 1797, au château de Versailles où il prit le nom de Cabinet d’histoire naturelle ou Muséum. Dissocié du musée de l’École française et toujours conservé par Fayolle, ce Muséum fut rattaché à l’École centrale de Versailles, consacrée à l’enseignement secondaire des garçons. Lorsque l’École ferma ses portes, en 1803, pour laisser la place au nouveau Lycée Hoche, les instruments de physique et les naturalia furent transférés au Lycée, tandis que les objets ethnographiques rejoignirent la toute nouvelle bibliothèque municipale de la ville, abritée dans l’Hôtel des Affaires étrangères et de la Marine, en 1806.

Bracelet, Nouvelle-Calédonie, XIXe siècle. Coquilles, cordonnet en poils de roussette et fibres végétales. Dim. : 16,5 x 8,5 x 3,7 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.283.1-2 D.

Ces objets, originaires des quatre parties du monde, sont à mettre en perspective avec l’histoire de la galerie d’apparat de l’Hôtel des Affaires étrangères et de la Marine, construit par l’ingénieur-géographe Jean-Baptiste Berthier (1721-1804), en 1762, à la demande du duc Étienne-François de Choiseul (1719-1785), secrétaire d’État aux affaires étrangères, dans le contexte de la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui conduira à la perte de la plupart des colonies françaises. À la veille de sa construction, la plupart des colonies nord-américaines étaient déjà tombées sous la coupe britannique (1760), celles du Moyen-Orient le furent juste après son achèvement (1763), la Louisiane fut cédée à la Couronne espagnole en 1769. Ce vaste territoire, s’étendant de la Côte du golfe à la Terre de Rupert, du Mississippi aux Montagnes Rocheuses, fut rétrocédé à la France en 1800. Napoléon réussit alors à négocier la vente de la Louisiane aux États-Unis pour la somme de quinze millions de dollars. Ce contrat, qui scella la plus importante vente de terres de l’histoire, fut également ratifié à Versailles, en 1803. Le programme iconographique de cette bibliothèque vise cependant à montrer la grandeur de la France dans le jeu des puissances européennes en faisant référence à son expansion coloniale. Située au premier étage, elle accueillait les archives du ministère dans les armoires qui entourent les salles dont les décors rappellent cette activité diplomatique. Elle offre, aux regards des visiteurs, un décor admirablement préservé et agrémenté d’œuvres peintes par Charles-André Van Loo (1705-1765), Jean-Jacques Bachelier (1724-1806) et Louis-Nicolas Van Blarenberghe (1716-1794). Sa disposition et sa décoration démontrent l’ambition personnelle et diplomatique de Choiseul. La galerie s’ouvre par la « Salle des Traités » avec un grand portrait de Choiseul rentrant dans Rome (il y avait été ambassadeur avec un certain succès) et se ferme avec la « Salle des Missions ». Au centre se trouve la « Salle de France », la plus luxueuse avec, de part et d’autre, la « Salle des Puissances du Midi », la « Salle des Puissances du Nord », la « Salle des Puissances d’Italie » et la « Salle des Puissances d’Allemagne ». Les dessus-de-porte mettent en scène les principaux ports ou capitales commerciales européens. Elle fut le théâtre de la préparation des traités de Paris (1763) — qui mit fin à la guerre de Sept Ans et réconcilia, après trois ans de négociations, la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne —, et de Versailles (1783), conférant l’indépendance aux États-Unis d’Amérique.

Bouteille à anse-goulot zoomorphe, culture chimú, 1000-1450 ap. J.-C., côte nord du Pérou. Terre cuite noire enfumée et polie. Dim. : 20,3 x 17 x 16,3 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.209 D. Photo Pauline Guyon.

La collection ethnographique issue du cabinet d’Artois et des saisies révolutionnaires sera peu valorisée dans la première moitié du XIXe siècle. C’est Joseph-Adrien Le Roi (1797-1873), nommé conservateur de la bibliothèque, en 1845, qui ouvrit la collection au public et en fit paraître le premier catalogue, en 1869. Le Roi favorisa l’émulation intellectuelle au sein du bâtiment, où siégeaient plusieurs sociétés savantes qui, grâce aux dons de leurs membres, contribuèrent à l’enrichissement du cabinet ethnographique. La collection s’accrut aussi d’objets rapportés de campagnes d’évangélisation, en Chine et en Océanie, ou encore des voyages de personnalités versaillaises liées au monde de la Marine, comme l’amiral Philippe-Victor Touchard (1810-1879). Il s’agit de quatre étoffes d’écorce battue et d’un battoir en bois utilisé dans la confection de ce type de production, cédés à la bibliothèque par Touchard en 1840. Collectées en 1836, alors qu’il était enseigne de vaisseau, lors du voyage de la corvette La Bonite, sous le commandement d’Auguste Nicolas Vaillant (1793-1858), ces cinq pièces témoignent des acquisitions qu’un jeune officier de marine pouvait réaliser au détour de ses missions. Ces cinq pièces ont trait à une période d’essor commercial et de profondes transformations dans l’archipel d’Hawaii. Le premier contact documenté avec cet archipel eut lieu en janvier 1778, lorsque les bateaux de la marine royale britannique, HMS Resolution et HMS Discovery, commandés par le capitaine James Cook, y firent escale. Et c’est là aussi que, le 14 février 1779, Cook trouva la mort dans la baie de Kealakekua, sur la plus grande des îles. Après ce fameux épisode, de nombreux Européens et Américains affluèrent vers ces îles, dont la position constituait un point stratégique pour le commerce. Dans l’archipel d’Hawaii, le mot employé pour désigner les étoffes d’écorce était “kapa”, assorti d’autres termes selon l’usage auquel elles étaient destinées. On les utilisait, dès la naissance, pour envelopper les nouveau-nés. À l’âge adulte, les hommes s’entouraient les hanches d’un morceau de kapa tandis que les femmes en faisaient des jupes. On pouvait également les utiliser comme capes ou les coudre ensemble pour former des couvertures. Elles étaient ornées d’un décor estampé au moyen de petites tablettes de bambou encrées. On fabriquait également des rubans décoratifs pour se parer le corps (autour des bras et comme bandeaux de cheveux). En 1836, la production de ces fines étoffes est proche de son apogée. Cette pratique sera quasiment éteinte en 1890.

Tapa, kapa, Hawaii. XIXe siècle. Liber de murier battu et pigments végétaux. Dim. : 2,98 x 0,43 cm. Collecté par Philippe-Victor Touchard en 1836. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1934.33.255 D.

Une série d’anciennes photographies sur plaques de verre rend un précieux témoignage sur la présentation de cette collection, jusqu’à son transfert à la bibliothèque municipale et son démantèlement partiel vers d’autres institutions muséales et pédagogiques naissantes. Le fonds s’enrichit alors de nombreux dons, jusqu’à son départ pour le musée d’ethnographie du Trocadéro, en 1933. Cependant, la collection tomba peu à peu dans l’oubli et c’est finalement le musée d’Ethnographie du Trocadéro qui l’accueillit, en juillet 1933. Ce dépôt s’inscrivait dans la politique d’enrichissement des fonds mise en œuvre par le directeur Paul Rivet et son adjoint Georges Henri Rivière, qui s’attelaient à rassembler en un même lieu les objets extra-européens alors dispersés dans de nombreux établissements français. La réorganisation de l’institution conduisit à l’inauguration du musée de l’Homme, en 1938. Le dépôt versaillais y fut détenu jusqu’en 2004, date de son transfert au musée du quai Branly-Jacques Chirac où sont conservés plus de cinq cents objets américains, asiatiques, océaniens et africains, une quinzaine demeurant à la bibliothèque municipale de Versailles.

Vitrine du cabinet ethnographique à la bibliothèque municipale de Versailles, en haut, élément de grenier (pataka), Nouvelle-Zélande, à gauche, statue masculine, Nouvelle-Calédonie ; au centre, céramiques péruviennes. Négatif sur plaque de verre, Bessard (1920). © Versailles, Bibliothèque municipale. Inv. PV M 410.

« La curiosité d’un prince » : le destin du cabinet ethnographique du comte d’Artois

Bibliothèque centrale, Galerie des Affaires Étrangères

18 septembre-11 décembre 2021

5, rue de l’Indépendance Américaine

78000-Versailles

« La Revue des musées de France, Revue du Louvre », Paris, 2021, n° 1, pp. 11-13 et pp. 59-112.

Revue du Louvre 2021
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Les OLMÈQUES et les CULTURES du GOLFE du MEXIQUE

Monument 1, « Señor de Las Limas » (du nom du village où elle fut exhumée, en 1965), montrant un humain apparenté aux dieux associés aux maïs et à la pluie, tenant un personnage aux attributs surnaturels dans une position flaccide (mort ou endormi ?), site de Las Limas, État du Veracruz, Mexique, 900-400 av. J.-C. H. : 55 cm. Serpentine. © Museo de Antropología de Xalapa – Universidad Veracruzana, Xalapa, D.R. Secretaría de Cultura-INAH, État du Veracruz, Mexique.

Cette exposition dévoile, pour la première fois en Europe, la richesse culturelle de cette région. L’occasion de se plonger dans l’histoire de mondes autrefois fastueux. La culture olmèque est la moins connue de Mésoamérique et son étude est relativement récente. Si certaines sculptures ont été découvertes au XIXe siècle, c’est en 1927 que les spécialistes identifièrent une culture propre. La première expédition fondamentale, dirigée par l’archéologue Matthew W. Stirling, pour le compte de la Smithsonian Institution et du National Geographic, eut lieu en 1939. C’est dans la plaine côtière, au sud des états actuels de Veracruz et de Tabasco, que s’épanouit, entre 1600 et 400 av. J.-C., la culture olmèque —­ du mot nahuatl olmeca (ou olmán, « les gens du pays du caoutchouc ») employé par les Mexicas, trois millénaires après son épanouissement. Considérée un temps comme pouvant être à l’origine de nombreuses sociétés mésoaméricaines, la culture olmèque eut néanmoins un impact considérable sur des communautés aussi diverses et éloignées que les Aztèques des Hauts-Plateaux, les Mayas du Tabasco, ou encore de Teotihuacan. Lorsque le conquistador Hernán Cortés débarque, près de Veracruz, en 1519, plus d’une vingtaine de langues sont encore parlées dans la région. Cette diversité linguistique illustre bien l’importance de ces lieux de brassage que furent la côte du golfe et l’isthme de Tehuantepec. En effet, l’une des particularités les plus importantes et structurantes de la région de la côte du Golfe réside dans le niveau d’interactions qu’elle développa avec des contrées voisines, pendant trois millénaires. Cela tient notamment aux caractéristiques de la plaine côtière où l’on trouve de nombreux fleuves, rivières et lagunes qui facilitèrent les déplacements par voie d’eau. Les réseaux d’approvisionnement en produits exotiques et rares tels que le jade et la serpentine  dont la couleur verte ou bleutée avait une grande valeur symbolique —, les peaux de jaguar, l’obsidienne, les plumes et les coquillages, permirent ainsi d’instaurer des échanges dynamiques de biens et d’idées. Ainsi, des sites et des artéfacts de style olmèque ont été retrouvés dans les régions du Guerrero, du Morelos, du Mexique central, du Chiapas, au Guatemala et au Costa Rica.

Monument 51, sculpture féminine, site de Castillo de Teayo, État de Veracruz, Mexique, 900-1521 ap. J.-C. H. : 147 cm. Grès. Museo Nacional de Antropologia, Mexico. © Secretaría de Cultura. INAH. MEX-CANON. Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología. Inv. 10-0081366. Photo : Ricardo Amaya Hernández.

Figure masculine à la coiffe conique, site d’El Naranjo, État du Veracruz, 900-1521 ap. J.-C. Grès. H. : 166 cm. Cette sculpture est probablement associée aux guerriers morts au combat. Museo Nacional de Antropologia, Mexico. © D.R. Secretaría de Cultura-INAH / Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología-INAH-CANON. Inv. 10-3153.

L’étude des styles architecturaux et sculpturaux, de la céramique et de certains motifs iconographiques laisse également percevoir l’influence de cultures étrangères. Les terres tropicales inondables de basse altitude regorgeant de ressources naturelles rendirent possible le développement de l’agriculture, la variété de cet écosystème favorisant jusqu’à trois récoltes de maïs par an. La sophistication des techniques d’irrigation, corroborées par la découverte de canaux, de réservoirs et de bassins sur les sites de San Lorenzo et de La Venta, témoignent de l’attractivité de cette zone, occupée par des paysans sédentaires, dès 2300 avant notre ère. La richesse de la flore et, en particulier, de la faune (batraciens, reptiles, oiseaux, félins…) façonnèrent le panthéon olmèque. Au sein de cette géographie sacrée, les sources, les collines, les montagnes et les grottes constituaient également des espaces symboliques primordiaux. Architectes des grands centres cérémoniels originels — avec la première pyramide monumentale (site de La Venta, vers 800 av. J.-C.) ­—, ces groupes développèrent des sociétés complexes dont on peine encore à appréhender les différents aspects religieux, économiques, politiques et sociaux. Ces villes et ces villages étaient constitués d’habitations en terre, de vastes zones résidentielles et d’édifices monumentaux. Grâce à l’essor de la civilisation olmèque, le premier millénaire avant notre ère fut marqué par des avancées considérables dans le domaine social et politique, l’urbanisme, le commerce et l’art sculptural.

Figure humaine tronquée, debout sur une créature zoomorphe bicéphale, site de Ahuateno, État de Veracruz, Mexique, 1200-1521 ap. J.-C. Grès. H. : 168 cm. © Museo de Antropología de Xalapa – Universidad Veracruzana, Xalapa, État du Veracruz, Mexique. © Secretaría de Cultura. INAH. MEX. Inv. 49 P.J. 10938.

Figure féminine huastèque de haut rang coiffée d’un casque conique orné d’un spectaculaire en éventail décoré d’un serpent bicéphale, site de Tempoal, État du Veracruz, 1200-1521 ap. J.-C. Pierre Calcaire et traces de polychromie. © Museo de Antropologia de Xalapa – Universidad Veracruzana, Xalapa, État du Veracruz, Mexique. Inv. 49 P.J. 17255.

On lui doit l’invention du calendrier dit « du compte-long » qui enregistre toute date par la notation, en système vigésimal (qui a pour base le nombre vingt), du temps écoulé à partir d’un point d’origine fixe. Ce système calendaire allait être celui qu’utiliseraient toutes les chroniques royales mayas du Classique pour l’enregistrement des faits historiques. Ce n’est que vers la fin de la période olmèque qu’on verra apparaître les premières formes d’écritures intelligibles. Ces signes, inscrits sur la pierre, attestent de relations à longue distance entre les habitants de la côte du golfe et ceux d’autres régions. Il s’agit pour la plupart de textes et de dates en écriture isthmique (système en usage dans l’isthme de Tehuantepec) et maya, mais également d’autres vestiges qui mettent en évidence les relations avec Teotihuacan et, bien plus tard, les Aztèques des hauts plateaux mexicains et les zones mayas au sud. Durant trois mille ans, les différents groupes ethniques qui se sont succédé ou côtoyés dans cette région ont façonné la pierre afin de représenter leurs dieux et leurs dirigeants. Créées par des artisans spécialisés, sous la supervision d’une élite, elles étaient utilisées comme forme d’expression idéologique et comme outil de propagande visant à̀ mettre en avant les valeurs et les intérêts d’une classe dominante. Les idées, les concepts et les mythes étaient ainsi transcrits et propagés.

Sculpture dite du « lutteur », site d’Antonio Plaza, État du Veracruz, Mexique, 1500-400 av. J.-C. Basalte. H. : 65 cm. © Museo Nacional de Antropología, México. D.R. Secretaría de Cultura-INAH-CANON. Inv. 10-3157.

Femme assise sur ses talons, Monument 1, 900-1521 ap. J.-C., Tuxpan, État du Veracruz. Grès. H. : 83 cm. Sa majestueuse coiffe est ornée d’épis de maïs soulignant son lien avec la divinité du maïs. © Museo Nacional de Antropología, México. D.R. Secretaría de Cultura-Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología-INAH-CANON. Inv. 10-9796.

Cette forme de communication visuelle, chère aux Olmèques, était, semble-t-il, aussi bien compréhensible des autochtones que des étrangers qui en partageaient les fondements culturels. Représentant majoritairement des êtres humains ou des sujets aux attributs surnaturels, elles représentent, pour les archéologues et les historiens, malgré une symbolique difficile à interpréter, une source inépuisable d’informations sur leur univers religieux, sur leurs rituels et sur leur manière de se vêtir et de se parer. Les Olmèques voyaient dans le corps humain la représentation des trois niveaux cosmiques : la tête représentant le royaume céleste, au corps, qu’il soit debout, assis ou agenouillé, était attribué la représentation des différents aspects de l’environnement terrestre. Quant aux membres inférieurs, à l’instar des racines d’un arbre, ils permettaient de communiquer avec le monde souterrain.

Figurine du type « baby-face », Olmèque, site de Tlapacoya, État de Mexico, 1200-800 av. J.-C. H. : 44 cm. Céramique creuse. Museo Nacional de Antropologia, Mexico. © Secretaría de Cultura. INAH-CANON. Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología. Inv. 10-357231. Photo : Jesus Valdovinos Alquicira.

Parmi les civilisations anciennes, les Olmèques sont les seuls à avoir célébré les enfants de façon aussi magistrale avec la figuration d’adultes aux allures d’enfants potelés et, en particulier, dans le domaine de la céramique, avec le célèbre « baby face » (gros bébé asexué représenté dans diverses positions), des créations reconnaissables entre toutes. Les Olmèques furent également les premiers à adopter la production d’œuvres monumentales avec les fameuses têtes colossales et d’imposants « autels » cérémoniels ornés d’une figure de dignitaire, paré d’une haute coiffe de plumes, semblant émerger d’une niche comme des profondeurs de l’inframonde. Sculptés dans de larges blocs de pierre extraits et importés de lointains volcans, eux aussi, vénérés par les populations. Ces têtes colossales (commémoratives, ou têtes-trophées, probablement considérées comme le siège de l’esprit, la partie la plus spirituellement élevée des principaux dirigeants) sont certainement parmi les objets les plus emblématiques de cette civilisation. Celle reproduite ici, est en fait la plus petite. Ce personnage, aux traits tout à fait typiques de la statuaire olmèque, porte un casque ajusté qui symbolise peut-être son statut de souverain.

Tête colossale, découverte en 1946, Monument 4, site de San Lorenzo, Tenochtitlan, Texistepec, État du Veracruz, 1200-900 av. J.-C. Dim. : 183 x 123 x112 cm. Basalte. © Catálogo Digital Museo de Antropología de Xalapa. Universidad Veracruzana, D.R. Secretaría de Cultura-INAH. Inv. : Reg. 49 P.J. 336.

Il est possible que ces têtes, placées en des endroits stratégiques du centre cérémoniel, servaient à la fois à̀ commémorer les précédents dirigeants et à la fois à̀ reconnaître l’autorité de celui qui était au pouvoir. Depuis la découverte d’une première tête, en 1862 — le monument A, de Tres Zapotes —, seize autres ont été trouvées dans les trois grandes capitales que furent San Lorenzo, La Venta et Tres Zapotes, mais d’autres pourraient encore être mises au jour. On a pu observer, par ailleurs, que certaines proviennent de la réutilisation de monuments désignés d’abord comme des autels et qui étaient en fait plutôt des trônes. On note aussi que plusieurs de ces têtes montrent des marques de mutilation qui ont peut-être visé à faire disparaître symboliquement les personnages représentés et/ou le pouvoir qu’ils exerçaient. Seule une société prospère pouvait mobiliser une main-d’œuvre abondante et concevoir des programmes architecturaux d’une telle ampleur.

Sculpture masculine (la position des mains évoque une fonction de porte-étendard), dite « El adolescente huasteco », portant un personnage dans son dos, les épaules et le côté droit du corps sont recouverts de motifs gravés probablement associés au culte du maïs et au dieu Quetzalcóatl (le serpent à plumes), site de Tamohi, État de San Luis Potosi, Huastèque, Mexique, 1000-1521 ap. J.-C. Grès. H. : 145 cm. Museo Nacional de Antropología, México, Mexique © D.R. Secretaría de Cultura-INAH / Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología-INAH-CANON. Inv. 10-3156.

Monument 47, figure féminine debout, site de Castillo de Teayo, Huastèque, État de Veracruz, Mexique, 900-1521 ap. J.-C. Elle porte une imposante coiffe en rapport avec la divinité du maïs Chicomecóatl. Une cavité pratiquée dans la poitrine aurait pu servir à̀ recevoir une offrande ou une pierre précieuse, symbole de vie. H. : 199 cm. Grès. Museo Nacional de Antropología, México. © D.R. Secretaría de Cultura-INAH / Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología-INAH-CANON. Inv. 10-0157014. Photo : Jesus Valdovinos Alquicira.

Plus tard, chez les Huastèques, au nord de l’État de Veracruz, la tradition de la représentation humaine se perpétua avec une diversité de sujets, notamment des femmes clairement dépeintes dans des positions d’autorité. Certaines sont même casquées et dotées d’attributs militaires soulignant ainsi l’importance de leur rôle dans toutes les sphères du pouvoir. Présente sur un territoire immense, la culture huastèque (900-1500 ap. J.-C.) a été façonnée par l’existence d’une multitude de groupes ethniques, des contacts réguliers avec d’autres régions de Mésoamérique et le développement d’une organisation sociale complexe. L’expansion de cette culture semble être particulièrement liée aux relations entretenues avec les Mayas. En effet, des similitudes entre les premières céramiques de la Huasteca (aire culturelle huastèque) et des vases du Chiapas et de la côte Pacifique confirment l’existence de ces contacts. La linguistique historique démontre également que le teenek (langue huastèque toujours parlée aujourd’hui), est nettement apparentée à la famille linguistique du groupe macromaya (qui comprend le mixe-zoque, le totonaque, l’huastèque et le maya [qui se subdivise lui-même en plusieurs groupes]). Leur formidable art statuaire, parsemé d’éléments stylistiques et symboliques multiculturels, illustre éloquemment l’ouverture des Huastèques sur le monde mésoaméricain.

Offrande 4, site de la Venta, Olmèque, État du Tabasco, 800-600 av. J.-C. Ensemble de quinze figurines formant un groupe tourné vers un seizième individu et de six haches-stèles miniatures. Jade, serpentine et granit. H. : 16,1 à 20,1 cm (figurines) 23,6 à 27,6 cm (haches). Museo Nacional de Antropología, México. © D.R. Secretaría de Cultura-INAH / Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología-INAH- CANON. Inv. : 10-9650. Photo. : Sergio Antonio Ortiz Suarez.

Une des pratiques rituelles illustrant la nature profondément multiculturelle de la côte du golfe du Mexique est le dépôt d’offrandes. Les Olmèques, durant la période la plus ancienne, privilégièrent souvent les objets en pierre polie, en caoutchouc ou en bois, déposés dans des lieux naturels caractérisés par la présence d’eau (sources, fleuves ou marécages). Par la suite, les offrandes, souvent beaucoup plus imposantes, furent plutôt utilisées dans des lieux cérémoniels tels que les pyramides et les temples, mais aussi dans les soubassements des habitations. Il est possible d’identifier, à travers celles-ci, les croyances, les rites, les styles artistiques, ainsi que les modèles économiques caractéristiques des habitants des différentes zones géographiques de cette région. Sur une période de plus de six siècles, une source d’eau, au pied du Cerro Manatí, près du site de San Lorenzo, fut un lieu de rituels et de dépôts d’offrandes olmèques incomparables.

Buste 14, site d’El Manatí, État du Veracruz, 1200-900 av. J.-C. (phase Macayal). Bois. H. : 35,1 cm. © Museo Regional Tuxteco, Santiago Tuxtla, État du Veracruz, Mexique. D.R. Secretaría de Cultura-INAH, Museo Nacional de Antropología-INAH-CANON. Inv. 10-581077.

Ce milieu humide anaérobie permit la conservation d’objets en bois, de végétaux et, en particulier, de balles en caoutchouc (mesurant entre huit et vingt-cinq centimètres, leur présence est attestée sur la totalité de la séquence d’utilisation du site, de 1700 à 1000 av. J.-C.). Ces témoignages extraordinaires ont ainsi livré les premières évidences d’une possible pratique du jeu de balle et de rituels associés à l’eau, à la pluie et à la montagne. Des aspects symboliques fondamentaux qui marqueront toute l’histoire de la Mésoamérique. L’état de préservation de ces balles implique un procédé donnant de la résistance au latex, mélangé avec la sève de l’Ipomoea alba L., ce qui eut pour effet de réaliser une sorte de vulcanisation avant l’heure. Les types d’offrandes et les processus de dépôt, lors de la troisième et dernière phase d’El Manatí révèlent une plus grande complexité et des changements dans les pratiques rituelles. Durant cette période, ont été déposés, avec soin, des restes d’adolescents et trente-sept bustes en bois de cèdre représentant différents personnages. Ces bustes de femmes et d’hommes pourraient représenter les ancêtres de lignages importants de la communauté. Les ossements d’enfants, voire de néonataux, associés à ceux-ci, constitueraient les premières évidences de sacrifices d’enfants. Ces derniers étaient accompagnés de nombreuses offrandes dont des sceptres en bois, des haches, des couteaux avec manche en bitume, de petites balles en hématite et des ornements d’oreille.

Dalle décorée d’une tête aux traits de félins, Olmèque, Monument 1 (dépôt 3e épisode), site de La Merced, État du Veracruz, Mexique, 1200-900 av. J.-C. H. : 73 cm. Serpentinite. © D.R. Secretaría de Cultura-INAH / Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología-INAH-CANON / Colección Centro INAH Veracruz. Inv. 10-650860.

Le site de La Merced, situé à faible distance du Cerro Manatí, constitué de plates-formes et d’un monticule encerclant une place centrale, est exceptionnel pour la densité d’offrandes qui y ont été découvertes dans les couches profondes : près d’un millier de haches à divers stades de fabrication accompagnées de leurs déchets de production. La céramique associée à̀ ce groupe indique que les dépôts furent contemporains du site de La Venta. Les archéologues ont identifié trois événements distincts de mise en place d’offrandes rituelles. Le plus important consistait en près de cinq cents haches polies et de préformes d’outils, disposées en position érigée, autour d’une sculpture anthropomorphe dénommée « Le Bébé jaguar ». Cette sculpture (Monument 2) montre un personnage divinisé aux traits de nourrisson tenant une hache dans ses mains. Le jaguar, qui serait associé au monde chtonien, occupe une place centrale dans l’iconographie olmèque, avec sa gueule trapézoïdale aux commissures tombantes, aux canines prononcées et à la lèvre supérieure charnue. À Altamira, sur une colline proche de la côte, à l’extrémité sud du Tamaulipas, a été découvert le site d’habitation de Chak Pet donnant une idée des débuts de la culture huastèque (entre 900 av. J.-C. et 200 ap. J.-C.). Ce site abritait les sépultures de quatre cents individus accompagnés de figurines et d’artéfacts en os et en coquillages. Une « cache » située à l’intérieur d’un monticule renfermait divers objets, la plupart taillés dans une pierre verte : pendentifs allongés ou ovales, ornements d’oreilles et fines pierres façonnées à l’effigie de visages humains. Dans le centre urbain et cérémoniel de Malpasito, colonie zoque située dans la Sierra de Huimanguillo, le paysage escarpé a été domestiqué par la création d’une série de larges terrasses artificielles sur lesquelles furent construites des habitations individuelles, des temples et un terrain de jeu de balle jouxtant des bains de vapeur. Au sommet de l’édifice 13, se trouvaient cinq caches rituelles en maçonnerie. Dans l’une d’entre elles étaient placés des vases orangés à engobe blanc. On ignore s’il s’agissait à l’origine d’une sépulture qui se serait décomposée ou d’offrandes commémorant d’autres événements comme l’achèvement d’une construction publique ou cérémonielle. Datant de 700 à 900 de notre ère, ce site zoque est représentatif de la grande diversité culturelle qui prévalait à cette époque dans la région du Tabasco.

Figurine anthropomorphe assise, site de Cerro de las Mesas, État du Veracruz, Mexique antérieure à la période de son placement dans la tombe II-18, qui se situe entre 100 et 300 ap. J.-C. Céramique. H. : 20 cm. Museo Nacional de Antropología, México. © D.R. Secretaría de Cultura-INAH / Archivo Digital de las Colecciones del Museo Nacional de Antropología-INAH- CANON. Inv. : 10-581031. Photo : Alfredo Alvarado Herrera.

Capitale régionale entre 300 et 600 de notre ère, Cerro de las Mesas, dans l’État du Veracruz, connut une longue histoire qui débuta en 600 avant notre ère et qui s’échelonna sur 1500 ans environ. La sépulture II-18 constitue un ensemble exceptionnel. Le squelette était fléchi et reposait sur le côté. Le crâne, séparé du corps, avait été placé dans un coquillage marin rempli de pigments rouges. Quelques-unes de ses dents étaient incrustées de pyrite. Le trousseau funéraire qui accompagnait le défunt était composé d’un petit joug en pierre, associé au jeu de balle, de onze objets en céramique, certains polychromes et, parmi eux, des socles, un pendentif, des perles de jade, deux figurines et une remarquable carapace de tortue incisée d’un visage de profil entouré de motifs élaborés. Le site de Tancama, situé dans la vallée éponyme, constituait l’un des établissements les plus importants de la Sierra Gorda, durant la période préhispanique. Fermement ancré dans la sphère culturelle huastèque, l’endroit a été occupé entre 200 et 900 de notre ère et comprend quarante-deux structures dont des terrasses, des monticules et un terrain de jeu de balle. Dans la partie supérieure d’un édifice, une inhumation collective, propre à̀ la tradition huastèque, contenait le corps d’un enfant accompagné de trois adultes. Un bracelet à grelots et quelques autres bijoux étaient associés au corps juvénile. Une autre sépulture collective, située à̀ proximité, regroupait au moins cinq individus accompagnés d’offrandes diverses. Les sites de San Lorenzo et de La Venta furent développés sur des promontoires naturels, dominant ainsi le paysage marécageux de la région. L’édification du site de San Lorenzo (1500-900 av. J.-C.) fit l’objet d’un aménagement important avec la construction de terrasses et le nivellement de surfaces de plusieurs milliers de mètres carrés emplacement de la plus importante ville de l’époque en Mésoamérique. Les fouilles archéologiques ont permis de retrouver des « palais » aux sols en terre rouge possédant d’imposantes colonnes de basalte et des canalisations en pierre permettant l’approvisionnement en eau potable, des ateliers pour le travail de la pierre et des maisons plus simples bâties sur des terrasses. Dans ce site, le corpus des sculptures est d’une qualité exceptionnelle. Le site de La Venta (1200-400 av. J.-C.) se développa selon un modèle architectonique hautement planifié, hiérarchisé le long d’un axe nord-sud de plus d’un kilomètre de long, composé d’avenues, de ruelles et de places.

Autel 4, parc-musée de la Venta, Villahermosa, Tabasco. À noter, sur cet étonnant mégalithe sculpté, la corde qui enserre le monument, tenue par la semi-divinité. Au-dessus, les traits d’un animal féroce en train de littéralement dévorer le personnage. 1200-400 av. J.-C. Basalte. H. : 200 cm, l. : 400 cm. © Alamy, KP7H3P. Photo : Sara Janini.

L’architecture des édifices civils et cérémoniels est liée à des ensembles sculpturaux : les fameuses têtes colossales, des « autels » et des stèles ornées de bas-reliefs. La pyramide centrale (en réalité un tumulus tronconique), en terre, culminant à plus de trente mètres de hauteur, est la plus ancienne du Mexique. Situé au centre de la Huasteca, une immense région couverte par plusieurs États de la côte nord du golfe du Mexique, le site de Tamtoc connut une longue occupation s’échelonnant sur une période d’environ 1700 ans. Qualifiée quelquefois de capitale de la région huastèque, cette ville, bâtie le long des méandres de la rivière Tampaón, comptait, à son apogée, une population d’environ quinze mille personnes. Les fouilles archéologiques ont déterminé que la cité aurait connu trois grandes phases de développement. Durant les deux premières, qui s’échelonnent de 200 ans av. J.-C. à 600 ap. J.-C., la vie villageoise s’estompe laissant place à la formation d’espaces architecturaux et aux débuts de l’urbanisation. Après un abandon de quelques siècles, la ville renaît, au XIe siècle et prospère, jusqu’à l’arrivée des Aztèques, puis des Espagnols, au XVIe siècle. La diversité des édifices, dans la ville et autour de Tamtoc, témoigne de l’existence d’une société fortement hiérarchisée, socialement complexe et dotée de groupes de production spécialisés. Son histoire est étroitement liée au développement de la culture huastèque et de la région du golfe du Mexique. La conquête aztèque, désireuse de s’approprier les richesses de cette formidable région, mit un terme à son hégémonie. Ainsi, pouvons-nous aujourd’hui constater que l’art olmèque, dont l’influence s’avère si marquante, est l’expression culturelle la plus importante, la plus séduisante et aussi la plus énigmatique qui soit apparue dans l’Amérique précolombienne.

  • LES OLMÈQUES ET LES CULTURES DU GOLFE DU MEXIQUE

Musée du quai Branly-Jacques Chirac (mezzanine est), 9 octobre 2020-25 juillet 2021.

Commissariat : Cora Falero Ruiz, Conseillère scientifique, Museo Nacional de Antropología, México.

Commissaire associé : Steve Bourget, Archéologue, responsable des collections Amériques au musée du quai Branly-Jacques Chirac.

En collaboration avec l’Instituto Nacional de Antropología e Historia (INAH) et le Secretaría de Cultura, México.

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“Art, culture et échanges dans l’Afrique saharienne médiévale”

Le Moyen Âge fut une période faste pour le continent africain. Voilà une affirmation qui pourrait paraître surprenante. Pourtant, durant cette période, de puissants royaumes s’y constituèrent et rayonnèrent dans le monde. Ces deux expositions majeures — Sahel: Art and Empires on the Shores of the Sahara / Caravans of Gold, Fragments in Time: Art, Culture and Exchange Across Medieval Saharan Africa — et les publications qui les accompagnent sont consacrées à un épisode méconnu de cette histoire, démontrant l’influence de l’Afrique sur l’Europe, le Moyen-Orient et, au-delà, jusqu’en Chine. Il s’agit également d’une ère qui vécut des transformation tels que le développement de l’urbanisme, l’arrivée de l’Islam et l’apparition de grands mouvements artistiques.

Figure assise, probablement Ife, Tada, Nigeria, fin du XIIIe-début du XIVe siècle. Cuivre, traces d’arsenic, plomb et étain. H. : 54 cm. © Nigerian National Commission for Museums and Monuments, Abuja, Nigeria. Inv. 79.R18.

Figure féminine agenouillée, les bras croisés, Mali, XIIe-XIVe siècle. Terre cuite. H. : 50,8 cm. © The Menil Collection, Houston. Inv. 1982-20 DJ. Photo Paul Hester.

L’inventivité déployée dans le domaine de la métallurgie, avec la production de la statuaire en bronze du Nigeria, ou dans celle en argile du Mali, atteste d’un haut niveau esthétique et technologique. Le Sahel a vu se développer des cités reliées les unes aux autres par un système de commerce à longue distance. Les notables y avaient leurs palais et leurs lieux de culte, des marchands étrangers y résidaient. Exploitant leurs propres ressources, parmi lesquelles l’or tenait une place de choix, cette région a alors jouit d’une renommée considérable. En Occident, l’or servant à battre monnaie et à fabriquer des bijoux provenait essentiellement d’Afrique de l’Ouest, connectée au Maghreb grâce au négoce caravanier à travers le Sahara, et d’Afrique australe, reliée à l’Arabie et à la Perse par le commerce à la voile. Les esclaves à la peau noire, si prisés dans les armées et les harems du monde islamique, provenaient du Sahel et de la Nubie et, en ce qui concerne plus spécifiquement les eunuques, d’Éthiopie. Enfin, chaque région offrait des produits typiques tels que le sel, les peaux de félins, l’ambre de cachalot (entrant dans la composition de parfums et d’onguents) ou encore l’ivoire d’éléphant.

Coffret, Italie, Sicile, XIIe siècle. Ivoire, laiton, tempera et feuilles d’or. Dim. : 9,5 × 15,9 × 9,7 cm. © Art Institute of Chicago, Samuel P. Avery Endowment. Inv. 1926.389/Art Resource, NY.

Vierge à l’enfant, France, vers 1275-1300. Ivoire peint. H. : 36,8 cm. © Metropolitan Museum of Art, Gift of J. Pierpont Morgan, 1917. Inv. 17.190.295.

Si l’art byzantin a fourni de superbes pièces en ivoire et les Arabes de beaux coffrets, l’ivoirerie du moyen âge, en Europe, et à Paris, en particulier, devenu, au XIIIe siècle, la capitale incontestée du travail de l’ivoire, a surtout consisté en olifants, en diptyques et en triptyques, en statuettes en ronde-bosse et en valves de miroir réalisés à partir de défenses d’éléphant originaires d’Afrique, réputées plus grosses et de meilleure qualité que celles de l’éléphant d’Asie. En échange de ces biens, les commerçants africains importaient des lingots de cuivre, des étoffes, des perles en verre ou encore de la vaisselle de prestige, parfois sortie d’ateliers de porcelaine chinois. À la différence des sociétés médiévales chrétiennes en Europe et en Éthiopie ou de celles du monde arabe, les communautés africaines n’ont pas produit de sources écrites, préférant la tradition orale qui, malheureusement, au fil du temps, se perd…

Figure allongée, Djenné-Jeno, Niger, Mali, XIIe-XIVe siècle. Terre cuite. H. : 36 cm. © Musée National du Mali, Bamako. Inv. R 88-19-275.

Figure féminine, Ghana, Kumbi Saleh, Mauritanie, VIIe-XIe siècle. Terre cuite. H. : 10,5 cm. © Office National des Musées de Mauritanie, Nouakchott, Mauritanie. Inv. KS72 KI 94. Photo : Antoine Tempé.

Par bonheur, nous avons à notre disposition quelques textes de géographes arabes qui tiennent souvent leurs informations de marchands et de voyageurs s’étant rendus sur place, comme Ibn Battûta (1304-1368), originaire de Tanger, qui traversa le Sahara jusqu’au Mali, en 1352. En 1313, Mansa Musa (1280-1337), figure clé de l’histoire du commerce dans le sahel, est proclamé roi de l’empire du Mali. Son royaume contrôlant l’accès à l’une des plus riches régions aurifères, il fut considéré comme l’une des personnes les plus riches de son temps. En 1324, il effectua un pèlerinage à La Mecque, où sa richesse et ses largesses devinrent légendaires. La narration que nous avons de son voyage et de la composition de sa caravane fait état de huit mille courtisans, douze mille esclaves et de cent chameaux transportant des kilos d’or pur. Il impressionna si fortement les érudits islamiques par son esprit et sa personnalité que son pays fut considéré comme l’un des plus remarquables. Toutes les relations de voyage de l’époque y font référence comme étant une « terre d’or ».

Perle biconique, Égypte ou Syrie, Xe-XIe siècle. Or, filigrane, granulation et fil torsadé. Dim. : 7,2 x 2,9 cm. © The Aga Khan Museum. Inv. AKM618.

Attribué à Abraham Cresques (1325-1387), atlas de cartes marines, dit “Atlas catalan”, Majorque, 1370-1380. Manuscrit enluminé sur parchemin. Dim. : 64 x 200 cm. Détail montrant Mansa Musa (1280-1337) assis sur un trône tenant une pépite d’or. © Bibliothèque nationale de France. Présent dans les collections du roi de France Charles V avant le 6 novembre 1380. Département des Manuscrits. Espagnol 30. Inv. ark:/12148/btv1b55002481n.

La renommée de Mansa Musa fut telle qu’il est représenté sur l’un des plus fameux portulans, l’Atlas Catalan, réalisé à la fin du XIVe siècle, tenant une grosse pépite d’or dans une main et un sceptre de style européen dans l’autre. S’appuyant sur les dernières découvertes archéologiques réalisées dans d’anciens centres commerciaux tels que ceux de Sijilmasa au Maroc et de Gao et Tadmekka au Mali, les commissaires, Alisa Lagamma (New York) et Kathleen Bickford Berzock (Evanston) bouleversent les idées conventionnelles d’une Afrique isolée du reste du monde. En explorant l’impact mondial des routes commerciales sahariennes sur une économie médiévale alimentée par l’or, cette histoire donne un aperçu d’un univers où l’islam, le christianisme et les cultures africaines se rencontraient et circulaient et où les États et les peuples africains étaient non seulement intégrés dans ces réseaux régionaux et mondiaux d’échanges, mais étaient au cœur de ceux-ci. Sahel est un mot arabe signifiant « rivage », ici suggérant la « rive » lointaine du désert du Sahara, un vaste océan de sable inhospitalier séparant le monde méditerranéen de l’Afrique subsaharienne. Dès le premier millénaire, le Sahel Occidental  qui couvre aujourd’hui le Sénégal, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Burkina Faso  fut le berceau d’une succession d’États influents qui s’y développèrent, notamment les fabuleux empires du Ghana (300-1200), du Mali (1230- 1600), de Songhay (1464-1591) et de Ségou (1640-1861). Des cultures qui se sont succédé ou se sont chevauchées, fonctionnant souvent davantage comme des coalitions ou des réseaux de groupes sociaux apparentés.

Page du « Blue » Qur’an, probablement copié en Afrique du Nord, début de la dynastie fatimide, IXe-Xe siècle. Encre, or et argent (aujourd’hui oxydé) sur un parchemin teint en bleu. Dim. : 284, x 38,1 cm. © Brooklyn Museum, Gift of Beatrice Riese, 1995. Inv. 51a-b.

Bassin, Égypte ou Syrie, 1293-1341. Laiton avec incrustations d’argent. © The Aga Khan Museum. Inv. AKM610.

En Afrique, la période médiévale s’ouvre avec l’arrivée de l’islam, à la fin du VIIe siècle et sa propagation, au cours du VIIIe siècle, jusqu’à son recul, avec la venue des Portugais, le long de la côte atlantique, à la fin du XVe siècle. Djenné, chef-lieu du Cercle du même nom, située à 130 km au sud-ouest de la capitale régionale Mopti et à environ 570 km au nord-est de la capitale nationale Bamako, est l’une des villes les plus anciennes d’Afrique subsaharienne. Habité depuis 250 av. J.-C., ce site se développa pour devenir un marché et une ville importante pour le commerce transsaharien de l’or. Aux XVe et XVIe siècles, la ville fut un foyer de diffusion de l’islam. Caractérisée par un usage intensif et remarquable de la terre, la ville est célèbre pour sa mosquée, ses constructions civiles, ses maisons monumentales aux façades soigneusement composées et sa trame urbaine. Ses habitations traditionnelles, adaptées aux inondations saisonnières, sont bâties sur de petites collines dénommées “toguere”, la crue annuelle du Niger et de ses affluents étant un phénomène naturel essentiel, aussi bien dans la région de Djenné que dans tout l’intérieur du delta. Les fouilles ont révélé une passionnante page de l’histoire remontant au IIIe siècle av. J.-C. Elles ont mis au jour un ensemble archéologique qui témoigne d’une structure urbaine préislamique riche de ses constructions circulaires ou rectangulaires en terre crueen “djenné ferey” (cylindres en terre), et de nombreux vestiges archéologiques,ainsi qu’un important patrimoine mobilier, des statuettes en terre cuite et des objets en métal qui en font un site majeur pour l’étude de l’évolution de l’habitat, des technologies et de l’artisanat. Les quatre lieux principaux composant l’ancienne Djenné sont : Djenné-Jeno, Hambarkétolo, Kaniana et Tonomba. Au XIVe siècle, Djenné-Jeno sera abandonnée, en faveur de Djenné. L’islam, introduit par des marchands marka, s’affirmera, à la fin du XIIIe siècle, époque à laquelle le sultan Koumboro s’y convertit. Ce dernier fit édifier, en 1280 — probablement sur les vestiges de sanctuaires préislamiques —, la grande mosquée, détruite en 1830 et reconstruite en 1907.

« Abou Zayd sur son chameau » (détail) miniature provenant de l’Al Maqamat al Hariri, manuscrit arabe illustré par Yahya ibn Mahmud al-Wasiti, rédigé par Abu Muhammad al Qasim ibn Ali al-Hariri (1054-1122). Sud de l’Iracq, première moitié du XIIIe siècle. Parchemin. Dim. : 38 x 27 cm. © Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits. Arabe 5847. Inv. ark:/12148/btv1b8422965p.

Les arabes furent les premiers étrangers à établir des relations avec l’ancien empire Soninké du Ghana (ou Wagadu), fondé vers 770 ap. J.-C. Tous les visiteurs qui se rendirent dans la capitale de l’empire, Kumbi Saleh, rapportent avoir été éblouis par l’énorme richesse déployée et le faste des cérémonies organisées lors des apparitions publiques du roi. Si ses richesses provenaient de son hégémonie sur l’exploitation de l’or, son opulence résultait également du commerce du sel et des esclaves qui constituaient les principales marchandises, de même que la céramique, le cuivre, les perles de verre, l’ivoire, le cuir et les textiles. La puissance du Ghana résultait également dans l’efficacité de son administration, mais aussi grâce à une puissante armée, efficiente dans le maintien de la paix et la conquête de nouveaux territoires. Au XIe siècle, le Ghana, en déclin, subit les assauts des Berbères islamiques du Sahara occidental connus sous le nom d’Almoravides. Ces derniers envahirent la population, conquirent leur territoire, imposèrent leurs tributs, leurs taxes, et forcèrent beaucoup d’entre eux à se convertir à l’islam. La chute finale de l’ancien empire du Ghana eut lieu en 1240, quand il fut annexé par le roi du Mali, Soundiata Keita (1190-1255). C’est ainsi que la nation du Soudan naquit.

Figure les bras levés, Tellem, Ibi, Mali, XVIe-XVIIe siècle. Bois et matières organiques. H. : 45 cm. © Fondation Dapper, Paris. Photo : Hughes Dubois.

L’empire du Mali, traversé par le fleuve Niger, se situe en Afrique de l’Ouest, juste au Sud du Sahara. Fondé par le souverain Soundiata Keita, en 1235, c’était au départ un petit territoire autour de la ville de Niani, qui en était la capitale. Puis l’empire s’étendit, de la côte atlantique jusqu’aux limites du Sahara pour être au fait de sa puissance, au XIVe siècle. Jusqu’à son déclin progressif, au XVe siècle, le territoire de l’ancien Mali dépassa tous les autres. Son système administratif regroupait les Dogon non Mandé, les Senoufo, les Bozo, les Somono et les Fulani. Les Tellem, dont l’arrivée remonte au XIe siècle — « ceux qui étaient avant nous » (selon l’expression des Dogon) —, vivaient dans la falaise de Bandiagara. Dans les alvéoles rocheuses de cette falaise rouge où des constructions en glaise abritaient les ossements des Tellem, les fouilles archéologiques ont permis de retrouver divers objets, témoins de leur civilisation, comme des tissus, de la vannerie, des perles, des poteries qui étaient placés aux côtés des défunts, en offrandes… Au XIVe siècle, les Dogon, venant du pays Mandé, fuyant l’islamisation, arrivèrent dans les falaises. Les Tellem fuirent à leur tour pour se réfugier, vers le sud, au Burkina Faso. Les sécheresses, les famines et les maladies entraîneront leur disparition. Les anciennes habitations des Tellem, le long de la falaise, serviront de cimetière pour les Dogon.

Village de pêcheurs fondé au VIIe siècle, Gao est l’un des plus anciens comptoirs marchands d’Afrique occidentale. Érigée au rang de capitale de l’empire Songhay, au début du XIe siècle, la ville devint une escale majeure pour les caravanes transsahariennes. Le roi du Mali, Mansa Musa, annexa Gao en 1325, mais les Songhay en reprirent le contrôle, une quarantaine d’années plus tard. Affaiblis par des divisions internes, les Marocains mirent définitivement fin au règne Songhay sur Gao en 1591, date à partir de laquelle le rôle commercial de la ville commença à décliner. Désormais, les échanges commerciaux avec les arabes se firent à Tombouctou, qui devint la capitale intellectuelle, religieuse et commerciale de l’empire Songhay. À la fin du XVe siècle, l’empire Songhay faisait du commerce avec les Portugais qui avaient installé des comptoirs sur la côte atlantique où ils échangeaient des chevaux contre de l’or et des esclaves.

La grande mosquée de Djenné et le grand marché du lundi, août 2013. © Photo Hamdia Traore.

« Porte du vent » ou Bab al-Rih, ou Bab Fez « Porte de Fez », limite nord de Sijilmasa. © Photo Kathleen Bickford Berzock, 2017.

Située aux portes du désert saharien, aux confins de la zone fertile soudanaise et dans un site propice et proche du fleuve, Tombouctou, fondée au Ve siècle, est l’une des villes d’Afrique dont le nom est le plus chargé d’histoire. Dotée de la prestigieuse université coranique de Sankoré, Tombouctou connut son apogée économique et culturel aux XVe et XVIe siècles. Capitale intellectuelle et spirituelle, ses trois grandes mosquées (Djingareyber, Sankoré et Sidi Yahia), exemples exceptionnels de l’architecture en terre et des techniques traditionnelles d’entretien continu, témoignent de son âge d’or. Ce fut aussi un carrefour et un véritable lieu d’échanges où se négociaient les manuscrits et le sel de Teghaza, venant du nord, les ventes d’or, de bétail et de céréales provenant du sud. Les mines de Teghaza ont été décrites, dès le XIe siècle, par le fameux géographe arabo-andalou El-Bakri (1040-1094) et, surtout, au XIIIe siècle, par le grand explorateur et géographe marocain Ibn Battûta. Les mines relevaient alors de tribus berbères qui y faisaient travailler des esclaves. L’empire Songhay prendra possession de ces mines en 1540. Ce site sera abandonné, après la défaite de l’empereur du Songhay, en 1585, devant les troupes du sultan saadien Ahmed IV El-Mansour (1549-1603) venu du Maroc. Les mines de sel de Teghaza seront alors remplacées par celles de Taoudeni.

Cavalier, Dogon, Mali, XVIe-XVIIIe siècle. Bois et pigments. H. : 81 cm. © Fondation Dapper, Paris. Photo : Hughes Dubois.

Cavalier, fouilles de Bura Asinda-Sikka, moyenne vallée du Niger, IIIe-Xe siècle. Terre cuite. H. : 62 cm. © Institut de Recherches en Sciences Humaines, Université Abdou Moumouni de Niamey, Niger. Inv. BRK 85 AC 5e5. Photo : Maurice Ascani.

De nombreux mythes obscurcissent les origines des Bambara. Certains déclarent que leurs ancêtres ont émigré du désert du Sahara. D’autres disent qu’ils viennent du territoire Wassoulou, une zone chevauchant l’extrême sud de l’actuel Mali, l’est de la Guinée et le nord de la Côte d’Ivoire. D’autres encore supposent que leur langue et leurs traditions sont tellement similaires à celles des Mandingue, des Bozo, des Soninké et autres groupes, qu’ils doivent être indigènes à la boucle du Niger. Quoi qu’il en soit, les Bambara firent partie du puissant État de l’Empire du Mali au XIIIe siècle. Ils résistèrent à l’Islam, la religion que leurs chefs avaient embrassée, en faveur de leurs pratiques traditionnelles et de leur culte des ancêtres. Ce pourrait être lors du règne de Mansa Musa qu’ils rompirent avec les Mandingue musulmans. Ils créèrent une société secrète dénommée koma, et se nommèrent Banmana, ce qui veut dire « ceux qui refusent la soumission » (de ban, le mot pour « fin, refuser », et mana, qui veut dire « maîtres, “Mansa” »). Au cours des siècles suivants, ils se frayèrent un chemin le long du Niger. Certains allèrent peupler les régions de Bougouni, de Bamako et de Bendougou, pendant que d’autres continuèrent vers le nord-est, pour arriver autour de Djenné et de Ségou.

Richement illustrés et brillamment argumentés, les deux volumes publiés à cette occasion, dont les chapitres se rejoignent et se complètent, présentent un aperçu complet des diverses réalisations et traditions culturelles de la région africaine connue sous le nom de Sahel. Les essais de grands spécialistes internationaux explorent le paysage culturel unique dans lequel ces anciennes communautés prospérèrent. S’étalant de la période préislamique au XIXesiècle, ils font revivre ces longs voyages et ces grands brassages de civilisations.

Couverture du catalogue.

Sahel: Art and Empires on the Shores of the Sahara. The Metropolitan Museum of Art, New York, 30 janvier-26 octobre 2020. Œuvre collégiale publiée en anglais par Alisa Lagamma, The Metropolitan Museum of Art, New York, 2020, en association avec Princeton University Press, New Haven et Londres. Format : 23,5 x 29 cm. 304 pp., 233 ill. coul., 24 N/B, cartes. Relié sous jaquette : 65 $. ISBN 978-1-58839-687-7

Couverture du catalogue.

Caravans of Gold, Fragments in Time: Art, Culture and Exchange Across Medieval Saharan Africa. Block Museum of Art, Northwestern University, Evanston, IL., 26 janvier-21 juillet 2019 / The Aga Khan Museum, Toronto, Canada, 21 septembre 2019-23 février 2020 / National Museum of African Art, Smithsonian Institution, Washington, DC., 8 avril-29 novembre 2020. Œuvre collégiale publiée en anglais par Kathleen Bickford Berzock, Block Museum of Art, Northwestern University, Evanston, IL. (en association avec Princeton University Press, Princeton and Oxford), 2019. Format : 25,5 x 29 cm. 312 pp., 264 ill. coul., 18 N/B. Relié : 65 $. ISBN 978-0-691-18268-1

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“KORWAR. Northwest New Guinea ritual art according to missionary sources”

Double korwar, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, début du XXe siècle. Bois. H. : 22,2 cm. Ex-coll. La Korrigane D.39.3/1018. © Frank L. Babbott Fund – Brooklyn Museum. © Creative Commons-BY. Inv. 62.18.2.

Appui-nuque, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe-XXe siècle. Bois et pigment. H. : 17,5 cm. Ex-coll. Marcia and John Friede (Rye, New York). © Coll. Privée.

Pour des générations de chercheurs et d’amateurs, l’ouvrage de Theodoor Pieter van Baaren, Korwars and Korwar Styles (Mouton & Co, Paris The Hague, 1968), premier inventaire systématique des divers styles et cultures de cette région, reste un document de première importance pour l’étude de cet art. Aujourd’hui, Raymond Corbey, s’inscrivant dans la continuité de sa monographie publiée en 2017 sur l’art rituel de l’archipel de Raja Ampat, s’intéresse plus largement ici à l’art de la baie de Geelvink (Teluk Cenderawasih), relatant et analysant la présence néerlandaise entre 1860 et 1940. Se basant sur ces sources historiques, il nous offre de nouvelles perspectives et nous propose de mieux comprendre le sens de ces pièces fascinantes. Sous influence malaise depuis le XIVe siècle, la partie ouest de la Papouasie Nouvelle-Guinée est occupée, à partir de 1828, par les Néerlandais (cette partie de l’île sera définitivement rattachée à l’Indonésie en 1969).

Coupe cérémonielle en forme d’oiseau, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, début du XXe siècle. Bois. L. : 37,75 cm. Collecté par Jacques Viot, dans l’île de Koeroedoe, en 1929. Ex-coll. Pierre Loeb ; Le Corneur et Roudillon et musée Barbier-Mueller. © Yale University Art Gallery, New Haven. Inv. ILE2016.13.34.

Les premiers missionnaires arrivent en 1885 et s’installent dans la baie de Doreh, sur l’île de Mansinam, tandis que voyageurs et administrateurs coloniaux effectuent d’importantes collectes d’objets, en particulier, F.S.A. de Clercq. Frederik Sigismund Alexander de Clercq (1842-1906) fut nommé, en 1866, inspecteur à Manado, en Indonésie, puis, en 1877, dans le Sultanat de Ternate, une île dans la province des Moluques du Nord. Au cours de quatre expéditions (1887-1888), il collecta près de mille objets et sculptures. En collaboration avec un des conservateurs du musée de Leyde, Johann Dietrich Eduard Schmeltz (1839-1909), de Clercq documenta et illustra ses collectes dans un ouvrage constituant aujourd’hui encore une référence (Ethnographische Beschrijving van de West- en Noordkust van Nederlandsch Nieuw-Guinea, Leiden, 1893).

Photographe inconnu, octobre 1926. Ansus, un grand village, port de commerce, composé de quarante-quatre habitations et d’environ mille-cinq-cents habitants, sur la côte sud-ouest de l’île de Yapen, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée. © Archives du Zendingshuis Oegstgeest, Het Utrechts Archief.

Photographie prise dans la baie de Doreh, vers 1920-1930. Groupe de papous des montagnes d’Arfak. Quatre d’entre portent des objets enveloppés dans du tissu, probablement des korwars. © Archives J. Hoogerbrugge.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Détail des réserves où est conservée la riche collection de korwars du Wereldmuseum (autrefois Museum voor Land en Volkenlunde), Rotterdam, dont une large part fut collectée par l’Utrechtsche Zendingsvereeniging (Société des Missions néerlandaises).

Il n’est donc pas surprenant que les musées néerlandais conservent les plus importantes collections de korwars et que les missionnaires protestants soient à l’origine des premiers et des plus nombreux témoignages quant à leur signification et à leur fonction. Cette région, qui compte plusieurs grandes îles et qui a développé un style artistique particulier, est la plus proche de l’Indonésie. De par sa situation, elle a fortement subi l’influence des aires culturelles qui la bordent, à l’ouest, mais aussi d’aires culturelles plus éloignées, par l’intermédiaire des réseaux commerciaux. Ainsi, certains articles importés, comme les perles en verre, la porcelaine et les cotonnades, sont devenus des objets précieux en tant que valeur d’échange.

Figure d’ancêtre, baie de Cenderawasih, province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, fin XIXe-début XXe siècle. Bois et perles en verre. H. : 27 cm. Ex-coll. André Breton. © Fred and Rita Richman Gift and Rogers Fund, 2001, The MET New York. Inv. 2001.674.

Chromolithographie, figures korwars collectées par F.S.A. de Clercq, résident à Tenate, en 1887-1888. De Clercq, F.S.A., & Schmeltz, J.D.E. : Ethnographische Beschrijving van de West- en Noordkust van Nederlandsch Nieuw-Guinea, Leiden, 1893, pl. XXXV.

André Breton fut un ardent admirateur de ces sculptures. Dans les quatre pages liminaires de la brochure accompagnant l’exposition “Océanie” (Galerie Andrée Olive, Paris, 1948), le poète témoigne de l’influence exercée par l’art océanien dans ce qui fut les origines du surréalisme : « La démarche surréaliste, au départ, est inséparable de la séduction, de la fascination qu’il a exercé sur nous. Le mot “Océanie” aura été le grand éclusier de notre cœur. Non seulement il aura suffi à précipiter notre rêverie dans le plus vertigineux des cours sans rives, mais encore tant de types d’objets qui portent sa marque d’origine auront-ils provoqué souverainement notre désir. » Après cet avant-propos, Breton publie cinq poèmes intitulés : Tiki, Dukduk, Rano Raraku, Korwar et Uli qui révèlent, à leur manière, de quelles sources d’inspiration sont pour lui ces objets :

« KORWAR
Tu tiens comme pas un
Tu as été pris comme tu sortais de la vie
Pour y rentrer
Je ne sais pas si c’est dans un sens ou dans l’autre que tu ébranles la grille du parc
Tu as relevé contre ton cœur l’herbe serpentine
Et à jamais bouclé les paradisiers du ciel rauque
Ton regard est extra-lucide
Tu es assis
Et nous aussi nous sommes assis

Le crâne encore pour quelques jours
Dans la cuvette de nos traits
Tous nos actes sont devant nous
À bout de bras
Dans la vrille de la vigne de nos petits
Tu nous la bailles belle sur l’existentialisme
Tu n’es pas piqué des vers ».

Chromolithographie, armes et bouclier collectés par F.S.A. de Clercq, résident à Tenate, en 1887-1888. De Clercq, F.S.A., & Schmeltz, J.D.E. : Ethnographische Beschrijving van de West- en Noordkust van Nederlandsch Nieuw-Guinea, Leiden, 1893, pl. XXVIII.

Bouclier, île de Roon, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, collecté vers 1887-1888. Ces boucliers étaient utilisés dans des jeux rituels. Bois (Artocarpus integer) et pigments. L. : 85 cm. © Wereldmuseum, Rotterdam. Inv. WM-929-776.

Le terme de korwar signifierait « âme du mort », ou dériverait, suivant les groupes ethniques, de l’expression kor karwar : « invoquer l’âme ». On trouve principalement ces objets dans des villages situés le long de la côte de la baie de Cenderawasih (autrefois baie de Geelvink), qui s’étend jusqu’à la baie de Doreh, située dans la partie nord-ouest, ainsi que dans les îles Schouten, Biak et Yapen. Suite aux anciennes migrations des peuples de Biak, on trouve aussi des korwars dans l’île de Raja Ampat et également dans l’île de Waigeo et dans les îles Ayau. Il existe environ six sous-groupes dans cette région, chacun caractérisé par un type de korwar. La présence des ancêtres avait une grande importance dans la vie des habitants et le korwar servait de réceptacle à l’esprit vagabond du mort. Les âmes des personnes disparues prématurément ou de façon inhabituelle — les maladies les plus graves étaient dites d’origine surnaturelle —, les femmes mortes en couches ou les victimes de violences étaient considérées comme dangereuses et requéraient des rites d’apaisement. Ces sculptures facilitaient également la communication avec les ancêtres qui pouvaient être invoqués en cas de nécessité, en particulier au cours des étapes significatives de la vie comme les naissances et les mariages, pour écarter un danger ou garantir, par exemple, le succès d’une expédition guerrière ou d’un voyage en mer. Si leur influence était plutôt positive, un korwar pouvait également être utilisé à des fins maléfiques, capable de rendre malade et même de tuer. Ils étaient généralement fabriqués par des spécialistes qui remplissaient également la fonction de prêtre ou de chaman, intermédiaires entre les vivants et les morts. Dans son article « Les korwars de Nouvelle-Guinée Hollandaise » (revue L’Œil, n° 197, mai 1971, pp. 8-15), Vincent Bounoure — expert reconnu dans les arts océaniens et proche de Breton —, décrit les rituels entourant leur fabrication et l’opération qui aboutit au transfert de l’âme du mort dans la sculpture : « On commence par une expédition en brousse, sous la conduite du sculpteur. C’est lui qui désigne la pièce de bois dont il a besoin, des provisions de sagou ont été rassemblées pour les nombreux festins. Le silence règne dans la demeure du chaman, nous dit A. J. de Neef [Papoeland. Noord Nieuw-Guinee, Het Zendingsbureau, Oegstgeest, 1937]. Le vieux tailleur de bois est seul. Alors, penché sur son travail, il se parle à mi-voix. Il parle à l’esprit de son père qui lui enseigne les syllabes magiques et le met en rapport avec les sources du pouvoir qui a fait maintenant de lui un grand chaman. L’art de faire des korwars, il l’a aussi appris de son père lorsqu’il était tout jeune encore… Déjà les formes commencent à se dégager sous les copeaux et les fragments qui sautent : la tête anormalement grosse, le petit corps et le bouclier à serpents sur lequel repose la tête. […] Le nécromancien tient le korwar à la main en criant et en corrigeant les traits du visage par de nombreux coups de couteau, rapporte Meyners d’Estrey [La Papouasie ou Nouvelle-Guinée occidentale, Paris, Challamel, 1881]. Tout à coup, il frémit et tombe à terre. C’est signe que l’esprit du mort est entré dans l’image. Tous les assistants tremblent… À partir de ce moment l’âme du défunt n’erre plus à travers champs elle est captivée par la famille. Le korwar devient un objet de vénération. On le conserve sous des nattes neuves dans un coin de la case et on l’interroge anxieusement dans les moments difficiles de la vie. »

Figure d’ancêtre, korwar, région de la baie de Wandamen, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, avant 1940. Bois, crâne humain, coton, résine et perles de verre. H. : 40 cm. © Wereldculturen, Rotterdam. Inv. : RV-2442-1.

Un nombre limité de figures, connues sous le nom de “korwars à crâne” — le crâne étant considéré comme le principal siège de l’âme — consistaient en un crâne humain enchâssé sur une effigie en bois. La rareté de ces korwars montre qu’ils étaient probablement fabriqués uniquement pour des personnages importants et qu’ils seraient à l’origine de ce type de sculpture. L’image du korwar est le motif décoratif le plus répandu. On le retrouve sculpté sur les plats, les cuillères à sagou, les spatules, les pilons, les bouchons, les pagaies, des panneaux, les appuis-tête, à l’extrémité supérieure des boucliers de danse et des boucliers de guerre… Sur les poignées de tambour… Les voix des ancêtres se faisaient entendre à travers le son des tambours que les hommes frappaient à l’occasion des fêtes et des cérémonies. Dans l’ornementation ajourée des proues de canots de guerre et cérémoniels.

Tambour, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe siècle. Bois, peau et plumes de cassowar. H. : 83,32 cm. © Yale University Art Gallery, New Haven. Inv. ILE2016.13.2.

Masque, Kurudu, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, début du XXe siècle. Bois et pigments. H. : 23,5 cm. Collecté par Jacques Viot, en 1929. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. : 70.2009.65.1. Photo Claude Germain.

Pagne de danse pentagonal féminin, côte de Waropen, ou village de Serui, île Yapen, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe siècle. Perles de verre, coton et fibre végétale. Dim. : 50 x 50 cm. © Wereldculturen, Rottterdam. Inv. WM-50149.

 

Proue de canot, île de Biak, baie de Cenderawasih (anc. baie de Geelvink), province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe-XXe siècle. Bois et plumes de cassowar. H. : 82,8 cm. Gift of Anne Mitro in memory of Frieda and Milton Rosenthal. © Yale University Art Gallery, New Haven. Inv. 2009.85.6.

Photo d’une pirogue prise lors de l’expédition dirigée par le géologue allemand Arthur Wichmann, 1903, île Numfor, îles Schouten, à l’ouest de Biak, baie de Cenderawasih, province indonésienne de Papouasie Nouvelle-Guinée. Négatif sur plaque de verre. Dim. : 9 x 12 cm. © Tropenmuseum, Amsterdam. Inv. TM-10009670.

La navigation à bord de pirogues dotées de voiles, de balanciers et d’hiloires permettait aux habitants de cette région d’entrer en contact les uns avec les autres. Les proues des grandes pirogues de guerre équipées d’un double balancier étaient composées de plusieurs éléments séparés ornés de volutes, une ornementation probablement liée à une évocation des esprits des eaux. Hérissées de plumes de casoar ébarbées, les nombreuses têtes et figures korwars représentées dans ces décors de proues font clairement référence aux liens étroits unissant les navigateurs à leurs ancêtres. Des qualités surnaturelles (notamment en termes de guidage et d’assistance) étaient attribuées à ces ornements. Ces effigies d’ancêtres se déclinaient également sous la forme miniature : petits bâtons cylindriques surmontés d’une figure humaine debout ou accroupie à laquelle était attachée une cordelette et quelques grosses perles, la partie inférieure enveloppée de coton rouge et de feuilles de bétel séchées. Ces amulettes étaient utilisées comme porte-bonheur ou comme protection contre la multitude d’esprits malveillants qui peuplaient la forêt et la mer, la terre et le ciel…

KORWAR. Northwest New Guinea ritual art according to missionary sources. Par Raymond Corbey. Publié en anglais par C. Zwartenkot Art Books, Leyde, 2019. Format : 28,5 x 22 cm. 396 pp., 321 ill. coul. et N/B. Relié sous jaquette, 95 € (Ethnographic Art Books, Leyde). ISBN : 978-90-5450-022-3

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« Raja Ampat »

« Korano Wammurmi », figure principale de l’autel de la baie de Mayalibit. Bois et tissu. H. : 71 cm. © National Museum van Wereldculturen. Inv. TM-573-38.

En 1929, Johan Christiaan van Eerde (1871-1936), alors directeur du Tropemuseum d’Amsterdam, acquit, au cours d’un voyage dans les Indes orientales Néerlandaises — nom que les Pays-Bas donnaient à l’ensemble des îles qu’ils contrôlaient en Asie du Sud-Est, de 1800 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale —, un groupe de quatre-vingt-neuf objets dont un ensemble unique de sculptures composant l’« autel de la baie de Mayalibit ». Les peuplades de cette région entretenaient des autels abritant des statuettes personnifiant des divinités, de lointains ancêtres ou des parents plus récemment disparus. Avant d’être incorporées aux Indes orientales néerlandaises, les îles constituant cet archipel faisaient partie de la sphère d’influence du sultanat de Tidore. Ainsi s’y rencontraient les cultures mélanésiennes et moluquoises, comme en attestent les traits asiatiques des visages de ces mon et de ces korwar.

L’autel de la baie de Mayalibit exposé au Tropenmuseum d’Amsterdam. © National Museum van Wereldculturen.

Cette « famille » de dix sculptures de dieux et d’ancêtres est originaire du village de Linsok, sur la côte est de la baie de Mayalibit, dans l’île de Waigeo — l’une des plus grandes îles formant l’archipel de Raja Ampat —, au nord de la péninsule de Doberai (dénommée Vogelkop : tête d’oiseau en néerlandais), partie de la province indonésienne de Papouasie occidentale (ou Irian Jaya), à l’extrémité de la Papouasie Nouvelle-Guinée. Devant la rareté des sources relatives à Raja Ampat, c’est à partir des écrits des voyageurs, des religieux et des administrateurs coloniaux et, en particulier de ceux du missionnaire et linguiste néerlandais Freerk C. Kamma (1906-1987), ethnographe majeur de Raja Ampat, stationné à Sorong, entre 1933 et 1942, que Raymond Corbey, philosophe et anthropologue, tente de reconstituer l’histoire de cet « autel ».

Korwar de l’autel de la baie de Mayalibit. Bois, crâne et tissu. H. : 43 cm. © National Museum van Wereldculturen. Inv. TM-573-43.

Korwar de l’autel de la baie de Mayalibit. Bois et tissu. H. 37 cm. © National Museum van Wereldculturen. Inv.TM-573-36.

 

« Naturels de l’île Waigiou », “Voyage autour du Monde… sur la corvette… La Coquille… 1822, 1823, 1824 et 1825… par Louis Isidore Duperrey (1786-1865)…”, Paris, 1826, pl. 28.

En plus d’être habillés de tissus de coton, deux des trois mon se caractérisent par le port d’un morion, le casque léger des fantassins des conquistadors espagnols (XVIe et XVIIe siècles). D’après l’auteur, le morion ne serait pas la trace d’un premier contact avec des Européens, mais rappellerait plutôt l’influence exercée par les îles Moluques où des danseurs portent aujourd’hui encore ces casques durant les cérémonies de transmission d’un héritage. Les bras tendus de ces trois personnages évoquent les offrandes faites au cours des cérémonies précédant les festins auxquelles toute la communauté pouvait participer et qui servaient à se concilier les bonnes grâces du créateur et à obtenir son aide pour la chasse, l’agriculture, la pêche ou le commerce. La figure la plus grande fut longtemps considérée comme Manseren Nànggi, le seigneur des cieux, ordonnant le destin du monde et des humains. D’après l’auteur, suivant en cela Kamma, il s’agirait plutôt de Korano Wammurmi, “l’esprit du vent d’est”, le médiateur principal entre les êtres humains et la divinité suprême, le seigneur des cieux.

Autel montrant un mon, photographié en juillet 1937 par le père Kamma, près d’un hameau, sur la côte nord-ouest de l’île de Waigeo. © Archives familliales.

Pendant les périodes de pénurie et d’insécurité (avant le départ des expéditions maritimes, par exemple), un prêtre accomplissait le rituel : debout et en transe (généralement sur une plateforme, à côté des sacrifices), il tendait les bras vers le ciel. Lorsque ses bras commençaient à trembler, cela signifiait que la divinité était descendue. Représenté dans la gestuelle du prêtre accomplissant le rituel fan nànggi (nourrir le ciel), appelant dans la transe la protection des divinités, il est escorté de son adjoint, de sa concubine, d’un fils adoptif et de deux femmes qui lui sont liées. Le fils adoptif (andromorphe) est représenté par un korwar commémoratif incorporant le crâne, dans le style de l’île de Biak, ce qui suggère qu’il serait originaire de cette région (îles Schouten). Six des sept korwar de l’autel de Mayalibit sont gynomorphes (homme possédant des traits féminins) — traits identifiables par le peigne sculpté à l’arrière de la tête — et mesurent entre dix et quarante centimètres. Ils sont en position assise, leurs mains sont également tournées vers le ciel, mais avec les bras simplement posés sur leurs genoux. Ces korwar étaient directement révérés par les proches du défunt et, généralement, sans faire appel à un chaman.

Antoine Chazal (1793-1854), aquarelle d’après un dessin de Jules-Louis Lejeune (1804-1851), “Intérieur de la Pagode des habitants de l’Ile Waigiou”, gravée par Ambroise Tardieu (1788-1841) pour figurer pl. 27 dans le “Voyage autour du Monde… sur la corvette… La Coquille… 1822, 1823, 1824 et 1825… par Louis Isidore Duperrey…”, Paris, 1826. 130 x 200 mm sur une feuille de papier 250 x 380 mm. © Alexander Turnbull Library, Wellington, New Zealand. Ref. : C-082-059.

Les mon et les korwar, alors placés dans des « maisons des esprits », étaient facilement observables par les Européens de passage, comme en témoigne le dessin réalisé par Jules-Louis Lejeune (1804-1851) lors de l’expédition française conduite par Louis-Isidore Duperrey (1786-1865), à bord de la corvette La Coquille, en 1823, dans la baie de Fofak, au nord de Waigeo. Similaires à l’autel de Mayalibit, ces statuettes étaient déjà syncrétiques, comme en attestent le morion de l’une d’entre elles, et les traces d’islamisation visibles sur une autre. Une multitude de rites, telle la cérémonie spectaculaire wor, rassemblant des centaines de personnes chantant et dansant en cercle pendant des jours, étaient accomplis publiquement durant la réalisation de ces sculptures. Dans la vision du monde des habitants de ces îles, l’interaction entre les humains, la mer et le ciel était fortement pesée et évaluée. Dans ce domaine, selon le missionnaire Kamma, les esprits étaient omniprésents et exigeaient un apaisement continuel. Ce dernier enregistra soixante-six rituels communautaires destinés à accompagner les besoins de la vie, les activités significatives et les passages pertinents du temps. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les insulaires éprouvaient des difficultés à se séparer de leurs korwar et encore plus de leurs mon. Ce n’est qu’au tournant du XXe siècle, période marquée par des vagues de (re)conversions — au christianisme, à l’islam et aux cultes du cargo — qu’ils commencèrent à s’en séparer. Puis, dans les années 1920, les statuettes qui n’avaient pas été cédées spontanément par les indigènes furent confisquées ou détruites par le régime colonial néerlandais qui ordonna également la disparition des « maisons des esprits ». Néanmoins, ces rituels ne disparurent pas complètement. De nouveaux korwar et mon furent sculptés et cachés dans des cavernes où les chamans allaient secrètement honorer Manseren Nànggi, la divinité suprême. Après la Seconde Guerre mondiale, avec l’expansion des monothéismes, les traces de ce culte fétichiste se raréfièrent.

« Idoles trouvées sur l’île Rawak », Louis de Freycinet (1779-1842), “Voyage autour du monde exécuté sur les corvettes de S. M. l’Uranie et la Physicienne pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820”, Paris, 1825, pl. 47.

Sculpture korwar, Nabire (kabupaten), baie de Cendarawasih, Papouasie, fin du XIXe-début du XXe siècle. Bois, Yeux en perles de verre ou en pierre. H. : 29,2 cm. Ex-coll. Léon Gatayes. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Patrick Gries. Inv. : 71.1930.54.100 D.

Ce n’est qu’en 1962, avec les tensions accompagnant la décolonisation, qu’un mon réapparu publiquement, au moment où il fut offert à un représentant des Nations Unies venu assurer le maintien de la paix. Pour l’auteur, sur les dix mon référencés dans le monde, plusieurs seraient en fait des reproductions successives d’une même statuette originelle. En effet, quand un mon était donné aux Européens, l’« âme-ombre » de l’ancêtre ne pouvait pas partir avec le fétiche et l’on devait alors sculpter un nouveau mon pour l’y reloger de manière à rester en bon terme avec les esprits ancestraux. Thomas Schultze-Westrum, dans son documentaire « Waigeo, Island of Sorcerers » (2003), consacré à la déforestation de l’île, montre un mon, délaissé dans une caverne, qui ne serait plus consulté qu’en de rares occasions. Comme autrefois, lors des périodes de doutes et de bouleversements, l’incertitude contemporaine quant à l’avenir de leur forêt justifierait de se tourner à nouveau vers ce culte. En établissant un inventaire des sculptures mon — créations originales et autochtones à Raja Ampat — et korwar, ce livre nous entraîne dans les pas des naturalistes, des explorateurs, des administrateurs coloniaux et des missionnaires, depuis le début du XIXe siècle. Abondamment illustré, l’ouvrages’intéresse aux « arts rituels », au contexte social et cosmologique de ces esprits et de ces rares figures d’ancêtres.

Dessin représentant « Korano Wammurmi », “l’esprit du vent d’est”, également associé avec le soleil et qui joue un rôle essentiel dans les autels des baies de Mayalibit et de Fofak. Collecté par Freerk C. Kamma (1906-1987) dans les années 1930. © Het Utrechts Archief.

Un chapitre est consacré aux dessins étonnants, conçus par des prêtres indigènes pour les servir dans leurs rituels et représentant leur monde spirituel, secrets et sacrés. Longtemps considérés comme perdus, ils ont été acquis par Kamma, dans les années 1930.

Raja Ampat Ritual. Art Raymond Corbey.

Raja Ampat Ritual Art. Spirit Priests and Ancestor Cults in New Guinea’s Far West. Publié en anglais par Raymond Corbey, C. Zwartenkot Art Books, Leiden, 2017. Format : 28 x 23 cm, 164 pp., 95 ill. coul., 10 duotone et 24 n/b, cartes. ISBN : 978-90-5450-018-6. Relié sous jaquette : 45 €.

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« Wart Art and Ritual. Shields from the Pacific »

Bouclier balulang, Sa’dan Toraja, sud de Sulawesi, Célèbes, Indonésie, XIXe siècle. Peau de buffle et pigments. H. : 86 cm. Coll. privée. Photo : Mark French.

Avec ces deux superbes volumes, Bill Evans — fameux antiquaire australien —, se propose de nous faire découvrir la diversité d’expressions artistiques dont l’iconographie, autant que l’esthétique, célèbrent l’art de la guerre en Océanie et en Asie du Sud-Est. Accompagnée des contributions d’Andrew Tavarelli, Steven G. Alpert, Robyn Maxwell, Harry Beran, Kevin Conru, Barry Craig, Natalie Wilson et Crispin Howarth, et soutenue par de nombreuses photos anciennes de terrain, l’abondante illustration, en grande partie inédite, provient de collections muséales et privées australiennes et asiatiques. Le bouclier, dont l’origine remonte au début de l’humanité, a longtemps été — jusqu’à l’arrivée des armes à feu rendant son usage obsolète —, l’arme défensive individuelle la plus utilisée dans le monde. Cette arme a rapidement évolué, à la fois d’un point de vue utilitaire — en fonction des types de combat et des niveaux de protection recherchés — et à la fois d’un point de vue esthétique, devenant, pour certaines, de véritables œuvres d’art. Dans l’Amérique précolombienne, les Mayas, les Aztèques et même, avant eux, les Olmèques, les Toltèques, utilisaient le bouclier au cours des affrontements. Plus au nord, nombre de tribus indiennes, notamment les Sioux, avaient des boucliers ronds recouverts d’une peau tendue. En Europe, depuis la plus haute antiquité, le bouclier fut un élément majeur dans les stratégies des armées : les gaulois, avec leurs boucliers plats en bois et en métal, les phalanges d’hoplites grecques avec leurs boucliers ronds ou ovoïdes, les légions romaines avec leurs grands rectangles en métal. Pour les Francs, il était d’une grande valeur, utilisé comme support pour introniser un chef et le présenter au-dessus de ses hommes. La rondache, ce grand bouclier circulaire porté par les fantassins et les cavaliers pris tout son sens pour se protéger des projectiles en tous genres. Un phénomène qui ne fera que s’amplifier pendant le Moyen Âge, le pavois ou l’écu devenant le support d’armoiries permettant d’identifier le chevalier. Au Moyen-Orient, les archers à cheval, parthes, perses et hittites, possédaient un petit bouclier rond en cuir ou en métal pour contrer les attaques dans le dos ou sur le côté. Une technique que l’on retrouve dans toute l’Asie centrale et jusqu’en Mongolie. Les Chinois, pour résister aux Mongols et à leurs prédécesseurs, les Xiongnu, développèrent également toutes sortes de boucliers. Au Japon, l’absence de bouclier correspond à l’état d’esprit du guerrier, prêt à sacrifier sa vie pour son seigneur.

Bouclier (Gubri, Dimu, Damu), Baie de l’Astrolabe, province de Madang, côte nord, Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe siècle. Bois et pigments. H. : 80 cm. © South Australian Museum, Adelaide, N° A.7415. Photo : Eleanor Adams.

Bouclier, îles Trobriand, province de Milne Bay, Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe siècle. Bois, pigments et fibres. H. : 84 cm. © Australian Museum, Sydney, N° E02059 (1893). Photo : Max Taylor.

C’est dans le monde tribal, où le bouclier reste le système de protection le plus largement répandu, que l’on trouve les formes les plus imaginatives. En Asie du Sud-Est et en Océanie, il peut aussi avoir une fonction cérémonielle privilégiée lors de certains rituels. Objet d’apparat, il pouvait être confectionné pour une fête, une danse rituelle ou une parade. D’un point de vue ornemental, il offre une surface propice à l’utilisation de riches motifs décoratifs. Considérés comme étant l’incarnation voire même la représentation des esprits, ces décors, emprunts de magie, possédaient des propriétés protectrices destinées à dévier les projectiles, esquiver les coups ou effrayer l’ennemi. Les couleurs vives étaient également employées pour troubler la vue et désorienter l’adversaire. Dans certaines régions, les signes distinctifs qu’il arborait permettaient au porteur d’affirmer son statut et de le rattacher à un groupe.

Bouclier koraibi, île de Siberut, archipel des îles Mentawai, Sumatra, Indonésie, vers 1900 ou antérieur. Bois, pigments et noix de coco. H. : 95 cm. © Coll. Privée. Photo : Laurent Wargon.

Bouclier, nord de Luzon, Kalinga, Philippines, vers 1900. Bois, pigment et fibres. H. : 106 cm. © Coll. privée, Manille. Photo : Hugues Dubois.

C’est en Asie du sud-est que les boucliers présentent les formes les plus diverses. En bois, en peau ou en cuir d’animal durci, composés d’une armature en rotin ou en osier tressé, certains sont ornés de touffes de cheveux humains — pour les plus anciens —, de crin d’animal (chien ou chèvre) teint en rouge ou de disques de laiton… Aux Philippines, les boucliers pouvaient être ornés de motifs géométriques évoquant les tatouages que les hommes portaient sur les avant-bras. Chez les Igorot (île de Luzon) ils se caractérisent par trois pointes à leur extrémité supérieure et deux à celle inférieure. Dans l’île de Mindanao, étroits ou ronds, ils présentent un décor rayonnant, parfois en étain, comme au Laos. À Bornéo, leur face externe est toujours ornée d’un décor curviligne complexe dont l’élément central est une tête de monstre possédant le pouvoir d’écarter les esprits malfaisants — symbole de prestige pour le guerrier victorieux, de tels boucliers étaient également utilisés pour exécuter des danses belliqueuses. Chez les Dayak, une ou plusieurs figures humaines distribuées avec symétrie se dessinent presque toujours avec des yeux gigantesques et des membres largement ouverts. Dans les Moluques, des boucliers longs et étroits, incrustés de fragments de nacre et de morceaux de coquillages, servaient lors de danses guerrières. À Kalimantan et en Nouvelle-Bretagne, les indigènes décoraient les surfaces internes et externes de leurs boucliers et, par conséquent, leurs motifs étaient aussi bien destinés à l’ennemi qu’au guerrier qui le portait.

Bouclier, Dayak, Bornéo, vers 1900. Bois, pigments et fibres. H. : 106 cm. © Coll. privée. Photo : Mark French.

Bouclier, Dayak, Bornéo, XIXe siècle. Bois, pigments et fibres. H. : 101 cm. © Coll. privée. Photo : Eddie Siu.

Au XIXe et jusqu’au début du XXe siècles, la guerre, en Mélanésie et, en particulier, en Papouasie Nouvelle-Guinée, était partie intégrante de la vie d’un individu. Un acte extrêmement ritualisé qui faisait partie des rites d’initiation permettant aux adolescents d’atteindre le statut d’« homme » puis, plus tard, celui de guerrier. Dans ces sociétés, les hauts faits militaires permettaient d’asseoir son statut social, son autorité et d’assurer son prestige au sein de la communauté. Toute société humaine est génératrice de conflits, la guerre s’offrant en dernier recours lorsqu’aucune conciliation n’est possible entre groupes adverses. La compétition pour l’acquisition et la répartition des biens et des ressources rares, la nécessité de protéger des droits, la propriété et la vie des membres d’une tribu ou d’un groupe marquaient fréquemment le début d’un conflit.

Bouclier, probablement Gumine, province de Simbu, Hautes-Terres, Papouasie Nouvelle-Guinée. Début XXe siècle. Bois et pigments. H. : 166 cm. © Coll. privée. Photo : Max Taylor.

Bouclier, Sulka, Nouvelle-Bretagne, archipel Bismarck, Papouasie Nouvelle-Guinée, vers 1900. Bois, pigments et fibres. H. : 120 cm. © Australian Museum, Sydney, N° E60384. Photo : Max Taylor.

Parfois, les deux parties simulaient, alternativement, des combats, mais s’arrêtaient avant de causer un quelconque préjudice ou à la première blessure. Le bouclier, indispensable à l’équipement du guerrier, était le plus souvent fabriqué par son propriétaire ou par un sculpteur spécialisé, à l’abri des regards, dans la maison des hommes ou dans la forêt, lors de l’abattage de l’arbre. Dans sa forme la plus élémentaire, il s’agit d’un bâton destiné à parer les coups. Au cours du temps, les modèles se développèrent suivant différents styles et en fonction des types de combat et des degrés de protection et de mobilité nécessaires, comprenant au minimum une garde rudimentaire destinée à protéger la main et permettre de le saisir fermement. Les boucliers légers convenaient mieux aux combats singuliers alors que les boucliers de grande taille, en bois dur, posés au sol, s’adaptaient plus facilement aux batailles rangées, quant aux archets, qui devaient avoir leurs mains libres, ils se servaient de boucliers — la plupart du temps, réalisé dans du bois de racines de mangroves pour le rendre aussi léger que possible — se caractérisant par une encoche placée à leur sommet permettant de passer le bras pour le maintenir plaqué contre le corps, comme ceux des Elema du Golfe Papou ou ceux de la vallée de Mendi, dans les Hautes Terres.

Bouclier, région côtière du fleuve Sépik, Papouasie Nouvelle-Guinée, XIXe siècle. Bois, pigment et fibres. H. : 160 cm. © Australian Museum, Sydney, N° E084338. Photo : Max Taylor.

Dans la région des fleuves Sépik et Ramu, ils sont souvent ornés d’un masque central ou d’un visage humain chargé d’effrayer l’ennemi et de protéger le propriétaire du bouclier. Chez les Iatmul, ce visage est sculpté de grands yeux surgissant d’ovales concentriques, la langue sortant de la bouche, deux caractéristiques renvoyant à la communication des ancêtres avec les hommes.

Bouclier, Elema, baie d’Orokolo, golfe Papou, Papouasie Nouvelle-Guinée. XIXe siècle. Bois et pigments. H. : 104 cm. © Australian Museum, Sydney, N° E063411. Photo : Max Taylor.

Dans le golfe de Papouasie, chez les Elema, le décor des boucliers s’articule autour de silhouettes humaines entourées de méandres et de spirales qu’encadrent des rangées de dents de scie, seul élément géométrique parmi toutes ces courbes. Des îles Trobriand proviennent des boucliers remarquables qui étaient portés par les guerriers les plus valeureux, entièrement peints de dessins complexes polychromes en rapport avec la procréation et la réincarnation dont le but était d’agresser visuellement l’ennemi. Un spécialiste des rituels de guerre psalmodiait au-dessus afin de les rendre résistants aux lances. Chez les Asmat, les grands boucliers de guerre, sculptés dans une racine aérienne de palétuvier, sont ornés de signes symboliques rehaussés de couleur ocre, allusion au sang des victimes, se détachant sur un fond blanc : silhouettes de personnages, chauve-souris aux ailes recourbées se répartissant le long d’un axe vertical — un des principaux symboles de la chasse aux têtes, généralement associé à un ancêtre masculin — et le “bipane”, ornement de nez cérémoniel en coquillage, ce dernier, prenant la forme de deux “C.

War Art & Ritual. Shields from the Pacific

Wart Art and Ritual. Shields from the Pacific.Œuvre collégiale publiée en anglais sous la direction de Bill Evans. Deux volumes reliés sous emboîtage : 33,5 x 24,5 cm. Vol. 1 : Island Southeast Asia, 236 pp., 157 ill. coul., 57 N/B. Vol. 2 : Melanesia, 484 pp., 117 ill. coul., 47 N/B. Édition limitée à 750 exemplaires.Woollahra, Sydney, 2019. 195 €.ISBN 978-1-7330078-1-8.

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Helena Rubinstein. « L’aventure de la beauté »

Photographe inconnu. Photomontage, vers 1934. © Helena Rubinstein Foundation Archives, Fashion Institute of Technology, SUNY, Gladys Marcus Library, Special Collections/464.

Pionnière dans le domaine de la cosmétique, Helena Rubinstein (1872-1965), grâce à sa détermination, devint une femme d’affaires d’exception et bâtit, en quelques années, un empire industriel. Reflétant les mutations de la société occidentale de son époque, son itinéraire de collectionneuse traduit avec force la conquête de son indépendance financière. Figure de l’émancipation féminine, elle fit de la beauté et des soins du corps une des clés du pouvoir et de la liberté des femmes. Cultivant son image pour promouvoir sa marque, elle révolutionna les usages de la communication publicitaire. Moderne et non-conformiste, elle sollicita les architectes et les décorateurs les plus audacieux pour aménager ses salons et ses demeures. Mécène visionnaire, elle réunit des collections éclectiques : « […] pour moi, l’art est multiple et je ne crains pas les innovations en matière de décoration »*.

Chaja Rubinstein est née à Cracovie. Cette ville polonaise de Galicie, située sur le versant septentrional des Carpates, appartient alors à l’Empire austro-hongrois, à la suite des partages de la Pologne, au XVIIIesiècle. Cracovie, vers 1900, est l’une des plus importantes villes juives européennes et la liberté de commercer et d’y exercer son culte en font un lieu propice au développement de sa communauté. Les familles les plus aisées sont installées dans le centre, les plus modestes, comme les Rubinstein, demeurent dans le quartier de Kazimierz — bourgade fondée en 1335, sous le règne du roi Casimir le Grand (1309-1370) —, au sud de la vieille cité, près du fleuve Wisla (Vistule en français). Dans la famille paternelle de Chaja, comme dans sa famille maternelle, les Silberfeld, on compte des rabbins et des érudits. Herzel, son père, tient une épicerie. Augusta, dite « gitte », sa mère, s’occupe de leurs huit filles, Pauline, Rosa, Regina, Stella, Ceska, Manka et Erna, dont Chaja est l’aînée. Brillante et volontaire, Chaja est contrainte de quitter l’école, à l’âge de quinze ans, pour aider ses parents. Elle travaille dans le magasin de son père et seconde sa mère à la maison. L’attachement de Chaja à sa famille et à cette période de sa vie se traduira, plus tard, par une fidélité sans faille aux siens, en particulier envers ses sœurs, qui travailleront à ses côtés. Rebelle et décidée à réussir, elle refuse les prétendants que lui choisissent ses parents et cherche à s’affranchir des conventions de sa communauté. En 1894, pour échapper au mariage arrangé, Chaja part à Vienne, chez une tante qui a épousé un fourreur. On cherche encore à la marier, en vain. Finalement, en 1896, sa famille l’envoie en Australie où vivent trois autres de ses oncles. Sur le paquebot Prinzregent Luitpold, elle décide de changer son prénom en Helena Juliet. À Coleraine, dans l’État de Victoria, à trois cent trente kilomètres de toute civilisation, elle travaille dans le magasin familial et connaît une vie difficile. Les fermières à la peau altérée par le soleil et le vent admirent la finesse de son teint. Helena leur vante les qualités de la pommade de sa mère qui, pour protéger la peau de ses filles des rigueurs du froid, leur enduisait le visage d’une crème de soins composée par un chimiste hongrois habitant alors Cracovie, le professeur Jacob Lykusky. En 1901, elle part à Melbourne et, après de nombreux essais, modifie la formule de la crème maternelle et la commercialise sous le nom de « Valaze » (“don du ciel”, en hongrois). Helena crée un salon qu’elle aménage comme un boudoir, y installe une cabine, inventant ainsi le concept d’institut de beauté qu’elle appelait « boutique-institut ». Elle produit d’autres crèmes, lotions et savons, comprenant qu’il faut adapter sa formule aux différents types de peau. Elle se fournit notamment en lanoline, graisse de laine peu coûteuse et, prenant le contre-pied de ses conseillers, présente ses produits comme luxueux pour les vendre très cher. Elle fut l’une des premières entrepreneuses à se servir de la presse et de la publicité où elle expliquait que la beauté était un nouveau pouvoir pour les femmes. En Australie, l’émancipation des femmes se développe depuis qu’elles ont obtenu le droit de vote, en 1902, et la plupart travaillent. Le bouche-à-oreille fonctionne, les clientes affluent. En 1905, après avoir conquis l’Australie, Helena part découvrir l’Europe : Berlin, Vienne, Londres et, surtout, Paris, qui la fascine et l’éblouit. Convaincue que la recherche scientifique est fondamentale dans la fabrication de ses produits, elle rencontre des scientifiques — étudie sous la direction du fameux chimiste Marcellin Berthelot —, des dermatologues et des diététiciens, avec pour objectif de perfectionner ses méthodes de soins. De retour à Melbourne, en 1907, elle fait la connaissance du journaliste américain Edward William Titus (1870-1952) qu’elle engage pour améliorer la présentation de ses produits et rédiger les réclames qui paraissent dans la presse australienne. Elle ouvre un salon à Sydney puis, en 1908, à Wellington, en Nouvelle-Zélande et à Londres, au 24, Grafton Street, dans le quartier chic de Mayfair.

Photographe inconnu. Helena Rubinstein et Frida Kahlo, vers 1940. © Paris, archives Helena Rubinstein – L’Oréal © mahJ, Paris.

Elle épouse Titus. Séduisant et raffiné, il fréquente les peintres, les intellectuels et l’aristocratie, à Londres comme à Paris. Devenu son pygmalion, il complète son éducation, forme son goût artistiqueet lui trouve le surnom de “Madame”. À l’époque, en Grande-Bretagne, seules les prostituées et les actrices se fardent. Consciente de l’évolution de la société, elle redouble d’efforts pour s’introduire dans le monde conservateur de la “gentry”. Elle fait la connaissance de la baronne Catherine d’Erlanger qui tient un salon littéraire. La baronne l’aide à trouver son chemin dans la complexe hiérarchie de la société londonienne et Helena découvre, en sa compagnie, les Ballets russes de Serge Diaghilev. Les couleurs flamboyantes que ce dernier emploie dans ses scénographies influenceront les décors de ses salons. En 1908, elle demande à Paul César Helleu de peindre son portrait. Ce sera le premier d’une longue série, exécutés par des artistes renommés. La commande d’un ou de plusieurs portraits est l’un des traits distinctifs de cette conception de la collection d’art comme couronnement symbolique du succès professionnel. Helena Rubinstein est sans nul doute celle qui s’y est le plus adonnée et avec le plus de passion.

Photographe inconnu. Helena Rubinstein devant une partie de ses nombreux portraits, New York, 1960 (de gauche à droite et de haut en bas) : Salvador Dali, 1943 ; Christian Bérard 1938 ; Graham Sutherland, 1957 ; Cândido Portinari, 1939 ; Roberto Montenegro, 1941 ; Margherita Russo, 1953 ; Pavel Tchelitchew, 1934 et Marie Laurencin, 1934. © Helena Rubinstein Foundation Archives, Fashion Institute of Technology, SUNY, Gladys Marcus Library, Special Collections/341.

Vingt-sept artistes se sont successivement chargés de peindre la femme d’affaires : « Quand Marie Laurencin fit mon portrait, elle m’imagina en maharani. Raoul Dufy, dans une aquarelle délicate, me vêtit de rouge, de blanc et de bleu, comme si j’étais un drapeau. […]. Dans le portrait de Dali, je suis enchaînée par des colliers d’émeraudes à un rocher escarpé. Il me sentait prisonnière de mes richesses […]. Bérard, qui connaissait mon amour pour les enfants, me peignit dans une simple robe blanche, un châle sur le dos […] (avec) mon fils Horace. […] Graham Sutherland. Il me représente comme une femme autoritaire au regard d’aigle ! […]. C’est Sutherland lui-même qui choisit la robe, une robe du soir rouge, brodée, de Balenciaga »**. La place importante tenue par l’art du portrait montre à quel point, sa vie durant, elle se passionna pour le visage. Le fameux sculpteur Jacob Epstein, un ami de son mari, lui fait découvrir l’art africain et océanien.1909, naissance de Roy, leur premier fils, le second, Horace, trois ans plus tard. Alors qu’elle vit encore à Londres, Helena ouvrit son premier institut parisien, au 255, rue du Faubourg Saint-Honoré, où elle rassembla en un même lieu, les soins et les conseils diététiques et mit au point une méthode de massages faciaux. La fameuse romancière Colette sera l’une des premières à accepter de se dénuder pour se faire masser et lancera la mode. Une fois encore, le succès arrive rapidement, si bien qu’Helena fait construire un laboratoire, à Saint-Cloud, pour concevoir ses produits à qui elle impose des tests scientifiques rigoureux, ce qui ne s’était jamais fait auparavant. Parmi ses rencontres, figure Marie Curie, qui lui apprend que le corps respire aussi par la peau. En 1910, elle dressa la classification des différents types, marquant ainsi sa différence et asseyantdéfinitivement sa notoriété.

Masque mossi, Burkina Faso (ex. Haute-Volta), début du XXe siècle. Bois et pigments. H. : 216 cm. Don Helena Rubinstein estate. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.

Deux ans plus tard, elle se fixe à Paris, sa ville préférée. Misia Sert, une aristocrate polonaise, pianiste, figure célèbre du Paris artistiquequi tient un salon littéraire, lui présente ses futures clientes et l’introduit dans son cercle d’artistes : Kees van Dongen, Georges Braque, Juan Gris, Amedeo Modigliani, Marc Chagall, Louis Marcoussis, Louise de Vilmorin, Salvador Dali, Pablo Picasso qui exécutera quelques croquis d’elle, en 1955 — et Jean Cocteau, qui l’appelait “l’Impératrice de la cosmétique”,ainsi que les comédiennes Réjane et Cécile Sorel, la comtesse Greffhule, immortalisée par Marcel Proust avec le personnage d’Oriane, duchesse de Guermantes. Helena acquiert ainsi un grand nombre de tableaux qui s’ajoutent à son importante collection d’œuvres africaines. Depuis son plus jeune âge passionnée par la mode, elle se lie d’amitié avec Jacques Doucet, Paul Poiret, Elsa Schiaparelli, Edward Molyneux, Madeleine Vionnet, Coco Chanel, Christian Dior, Elsa Schiaparelli, Jeanne Lanvin et, plus tard, avec Cristóbal Balenciaga et Yves Saint Laurent, dont elle sera l’une des premières clientes, dès 1962. Elle se fait photographier dans la plupart de ses tenues haute couture et utilise ces innombrables clichés pour assurer sa publicité.Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Helena, américaine par son mariage, part pour les États-Unis, rapidement rejointe par sa famille. En 1915, elle crée un premier salon, à New York, conçu par l’architecte autrichien Paul T. Frankl et le décorateur polonais Witold Gordon. Cet écrin moderniste pour le corps et le visage où se mêlent l’art, la mode, le luxe et la beauté est décoré avec des sculptures et des bas-reliefs en marbre de Carrare spécialement réalisés par Elie Nadelman. Helena parcourt les États-Unis, avec sa sœur Marka, ouvre des points de vente dans les grands magasins de luxe, inaugure des salons et fait construire une usine, à Long Island.De retour en France, en 1918, elle transfère son institut au 126, rue du Faubourg Saint-Honoré puis, en 1924, au numéro 52, immeuble qu’elle achètera, un peu plus tard, pour y regrouper l’appartement familial, les bureaux et son salon de beauté. Elle confie la décoration de ce dernier au couturier Paul Poiret qui l’habille et avec lequel elle crée de nouvelles lignes de maquillage. En 1921, elle voyage en Afrique du nord, avec le peintre Jean Lurçat. Dans une publicité parue dans Vu, (28 mai 1928), elle utilisera une des photos prises en Tunisie où elle se trouve en compagnie du peintre pour annoncer la création de : « […] mélanges inédits… », avec un texte vantant plantes et parfums de ces pays : « […] Les régions que réchauffe le brillant soleil du désert — patrie des parfums et des fards — devaient exercer une puissante attirance sur une existence entièrement consacrée à la recherche de nouvelles nuances dans l’art de la beauté. » Titus, son mari et mentor, qui a ouvert une librairie-maison d’édition à Montparnasse, au 4, rue Delambre, en 1924, « At the Sign of the Black Manikin », fut parmi les premiers en France à proclamer le talent de James Joyce, d’Ernest Hemingway, de D. H. Lawrence et de E. E. Cummings qui furent tous ses amis. À la demande de son auteur, D. H. Lawrence, il publia une seconde édition non expurgée de Lady Chatterley’s Lover(1929) et la version anglaise des mémoires de Kiki de Montparnasse, Kiki’s Memoirs(1930), avec une introduction par Ernest Hemingway et des illustrations de Man Ray.

Photographe inconnu. L’appartement d’Helena Rubinstein, vers 1940-1960. Deux tableaux par Jean-Michel Atlan et œuvres africaines. Helena Rubinstein Foundation Archives, Fashion Institute of Technology, SUNY, Gladys Marcus Library, Special Collections/348.

En 1932, il rachète This Quarter, une revue artistique anglophone publiée à Paris à laquelle participent André Breton, Salvador Dali, Marcel Duchamp, Max Ernst, Ernest Hemingway, James Joyce… Il lui fait rencontrer ces écrivains et ces artistes ainsi queFrancis Scott Fitzgerald, Man Ray, Marc Chagall, Sarah Lipska, Michel Kikoïne, Chana Orloff, pour lesquels Helena se fait volontiers mécène. Elle les reçoit toutes les semaines à dîner, se rend dans leurs ateliers de Montmartre et de Montparnasse et commence à constituer une collection qui regroupe les artistes vivant alors à Paris : Renoir, Brancusi, Bonnard, Braque, Miró, Pascin, Kisling, Maillol, Juan Gris, Van Dongen, Atlan, Léger… Helena prit rapidement conscience de l’importance de l’art comme relais médiatique pour la légitimation de ses choix personnels, professionnels et esthétiques. Ellesera la première à présenter des œuvres d’art dans ses instituts de beauté, comme celles de Brancusi, Chirico, Marcoussis, Modigliani, Nadelman, et à faire participer certains artistes à ses campagnes publicitaires, tels que Miró, Laurencin, Dufy ou de Kooning. Dali, Marcoussis, Tchelitchew, Juan Gris peignent des panneaux muraux dans ses salons et ses appartements. Les principaux décorateurs de la période art déco, Jean-Michel Frank, Eileen Gray, Pierre Chareau, André Groult, Emilio Terry dessinent et réalisent son mobilier. Après la guerre, elle vit entre l’Europe et l’Amérique. En 1928, elle décide de revendre ses succursales américaines aux frères Lehmann pour 7,3 millions de dollars, un prix exceptionnel à cette époque. Avec le “krach” boursier de 1929, les cours s’effondrent et, ne voulant pas voir effacées des années de travail, elle rachète ses actions et ses parts pour 1,5 millions de dollars. Cette transaction fera d’elle une des femmes les plus riches des États-Unis. À Paris, en 1932, elle fait construire un immeuble, au 216, boulevard Raspail, dont elle confie la réalisation à l’architecte Bruno Elkouken, un bâtiment de style fonctionnaliste doté d’un théâtre et de quelques ateliers d’artiste. Elle se réserve le penthouse, dans lequel elle s’installe, entourée de meubles Art déco et de sa riche collection d’œuvres d’art. Plus tard, en 1934, face à la Seine, dans l’île Saint-Louis, au 24, quai de Béthune, elle acquiert l’ancien hôtel d’Hesselin, appartenant au peintre et photographe catalan José Maria Sert. Cette demeure aristocratique fut élevée, entre 1640 et 1644, par Louis Le Vau (1612-1670) pour Louis Hesselin (1602-1662), intendant des plaisirs et grand financier du roi Louis XIII. Malgré les levées de boucliers de la

Photographe inconnu. Salvador Dali et Helena Rubinstein devant son portrait par le peintre. New York, après 1943. © Paris, archives Helena Rubinstein – L’Oréal.

Commission du Vieux Paris et du conseiller municipal du 4arrondissement contre la destruction de l’immeuble et pour la préservation de l’aspect de l’île Saint-Louis, l’hôtel fut rasé, le 2 juin 1934. Elle le fait entièrement rebâtir par les architectes Louis Süeet B. Lochaket ses collaborateurs : Max Ingrand, maître verrier, Paule Marrot, artiste décorateur, Richard Desvallières, ferronnier d’art. L’immeuble sera achevé en 1937. Le mobilier dessiné par Louis Marcoussis,Bruno Elkouchen et Jean-Michel Frank — considéré comme un des précurseurs du minimalisme dans le domaine de l’ameublement— ainsi que toutes ses collections rejoignent un triplex somptueux où elle s’installe, en 1937. Une gigantesque terrasse sert de cadre à ses soirées de gala où elle reçoit le Tout-Paris. La porte d’entrée, chef-d’œuvre de menuiserie réalisé par Étienne Le Hongre (1628-1690), sculpteur français à qui l’on doit plusieurs sculptures du parc et des jardins du Château de Versailles est le seul vestige de cet hôtel particulier. Lorsque le Museum of Modern Art de New York vient la solliciter pour participer à la fameuse exposition African Negro Art (18 mars-19 mai 1935), organisée par James Johnson Sweeney, c’est avec empressement qu’elle prêta quinze œuvres. Peu avant l’ouverture de l’exposition,

George Maillard Kesslere (1894-1979), Helena Rubinstein présentant un masque de Côte d’Ivoire, 1934. © Helena Rubinstein Foundation Archives, Fashion Institute of Technology, SUNY, Gladys Marcus Library, Special Collections.

Helena publia une photographie publicitaire commandée à George Maillard Kesslere, qui avait déjà peint son portrait près de dix ans auparavant. On y voit Helena, en connaisseur averti, montrant fièrement un masque de Côte d’Ivoire appartenant à sa collection. Bien que suggérant les pratiques d’un conservateur, ses gants, créés par Coco Chanel, sont en velours noir avec d’énormes poignets en paille. Une juxtaposition de matières faisant subtilement allusion à l’équivalence qu’elle pose entre culture occidentale et culture africaine. Helena est coiffée d’une épaisse tresse lui encadrant le visage, à la manière d’un buste antique. La photographie établit ainsi un lien explicite entre son visage et celui du masque. Le communiqué de presse qui l’accompagnait soulignait cette ambivalence : « Aujourd’hui, on reconnaît volontiers que la sculpture nègre a une valeur esthétique et une beauté qui lui appartiennent en propre, certes entièrement différentes, mais pas moins intéressantes que les critères de beauté, plus conventionnels et acceptés depuis longtemps de la sculpture grecque ». Ayant divorcé d’Edward Titus, en 1937, elle se remarie, l’année suivante, avec le Prince géorgien Artchil Gourielli-Tchkonia (1895-1955), de vingt-trois ans son cadet, rencontré à Paris. En 1939, la chanteuse viennoise Helene Winterstein-Kambersky, agacée de voir son mascara couler sur scène, invente le premier “waterproof” sous la marque « La Bella Nussy » et lui en propose la licence. Helena propose cette nouveauté en exclusivité mondiale à l’Exposition universelle de New York, en 1939, au cours d’un ballet aquatique, une première mondiale audacieuse dans le monde de la publicité, un événement marketing qu’elle renouvellera, en 1941, pour le lancement de son troisième parfum « Heaven Sent », pour lequel elle organisa un lâcher de cinq mille ballons avec des messages et des échantillons. Pendant la Seconde Guerre mondiale, qu’elle passe à New York, Helena aide comme elle le peut les juifs européens mais ne peut sauver sa sœur Regina, qui périt à Auschwitz. Elle devient le fournisseur officiel de l’armée américaine, équipant les soldats en maquillage camouflant et démaquillage ainsi qu’en crème solaire. L’institut de beauté et l’appartement parisiens sont pillés par les Nazis. Elle le rouvre, en 1947, et s’adresse à l’architecte et décorateur Emilio Terry, l’inventeur du « style Louis XVII », pour son réaménagement.

Statue, Bamana, Mali. Bois. H. : 45 cm. Ex-coll. F.-H. Lem, collectée dans le Ganadougou (région de Sikasso), vers 1934 ; Helena Rubinstein ; Pace Primitive, New York. Coll. privée. © Sotheby’s, 11 décembre 2013.

Figure masculine kongo, République démocratique du Congo. Bois, métal et matières magiques. H. : 69,2 cm. Ex-coll. Helena Rubinstein ; James Willis, San Francisco ; Myron Kunin, Minneapolis. Coll. privée. © Sotheby’s, 11 novembre 2014.

 

Masque, Sénoufo, Côte d’Ivoire. Bois. H. : 37,5 cm. Ex-coll. F.-H. Lem ; Helena Rubinstein. Coll. privée. © Sotheby’s, Paris, 14 décembre 2011.

 

 

Photographe inconnu. Helena Rubinstein dans la bibliothèque de son appartement de l’Île Saint-Louis, Paris, 1951. © Helena Rubinstein Foundation Archives, Fashion Institute of Technology, SUNY, Gladys Marcus Library, Special Collections/381.

En 1941, elle achète un immeuble de sept étages, au 625, Park Avenue, y installe son siège social et un spectaculaire salon, décoré avec des œuvres de sa collection, des bas-reliefs en marbre et des peintures murales réalisées par Giorgio de Chirico. Salvador Dali y peint un triptyque mural ainsi que son portrait, bousculant, de façon créatrice, le « bon goût » traditionnel : « Mon goût, apparemment peu conventionnel, a souvent été commenté. L’explication en est simple, vraiment. J’aime différentes sortes de belles choses et je n’ai pas peur de les utiliser de façon non conventionnelle. » (My Life for Beauty, éd. Revue, New York, Simon and Schuster, 1966, p. 91). La mort brutale d’Artchil Gourielli-Tchkonia, en 1955, à Paris puis, trois ans plus tard, la disparition, à New York, de son fils cadet, Horace, dans un accident de voiture, la plongent dans une profonde dépression. Pour y échapper, elle entreprend un long voyage autour du monde, en compagnie de son jeune assistant,Patrick O-Higgins, qui la mène jusqu’en Israël. Elle y rencontre David Ben Gourion, Premier ministre, et Golda Meir, ministre des Affaires étrangères. Au musée d’Art de Tel-Aviv, elle finance la construction du « Pavillon Helena Rubinstein pour l’art contemporain », conçu par les architectes Zeev Rechter et Dov Karmi, qui ouvrira ses portes en janvier 1959, témoignage de sa passion et de son intérêt indéfectible pour les arts. Elle entreprend également la construction d’une usine qui sera inaugurée en 1962. Helena Rubinstein meurt, le 1eravril 1965, à New York : « Ma longue vie de travail et d’efforts acharnés a eu un sens : j’ai rendu aux femmes un service important en les aidant à recueillir l’héritage de leur beauté qui leur revenait de droit. Souvent, en croyant ne chercher que le succès, nous allons à la découverte de l’humanité… Mais, peut-être vaudrait-il mieux dire que c’est l’humanité qui vient à notre rencontre ! »***.

Figure hermaphrodite, Teke, République démocratique du Congo. Bois, coquillage et matières magiques. H. : 69,9 cm. Ex-coll. Helena Rubinstein ; Hy Klebanow, New York ; Alan Brandt, New York ; Myron Kunin, Minneapolis. Coll. privée. © Sotheby’s, 11 novembre 2014.

Boris Lipnitzki (1887-1971), Marie Cuttoli (1879-1973) [instigatrice au début des années trente du renouveau de l’art de la lice] et Helena Rubinstein, Paris, 216, boulevard Raspail, 1934. © Paris, archives Helena Rubinstein – L’Oréal © mahJ, Paris.

À la mort de sa fondatrice, la marque Helena Rubinstein est présente dans plus de trente pays, compte quatorze usines et emploie trente-deux mille personnes. La fortune personnelle de “Madame” atteint cent millions de dollars. En 1973, la multinationale américaine Colgate-Palmolive acquiert la marque puis, la revend, en 1980, à Albi Entreprise qui la cède, à son tour, à L’Oréal, en 1988. La marque continue de porter les valeurs de sa créatrice : la science au service de la beauté, l’émancipation des femmes et l’audace de bousculer les codes. En Avril 1966, suivant les volontés de sa famille, Parke-Bernet Galleries Inc., à New York, dispersa ses vastes collections  sept catalogues furent publiés — dont son important ensemble d’art Africain et Océanien [Parke-Bernet Galleries Inc., The Helena Rubinstein Collection, African and Oceanic Art – Parts One and Two, New York, April 21 & 29, 1966 ; Part Three, October 15, 1966]. Les deux catalogues de cette vente mythique, dont les notices furent rédigées par Hélène et Henri Kamer, liste trois cent soixante et un lots. Avec des enchères qui atteignirent des sommes inespérées pour l’époque, cette vente marqua un tournant dans la reconnaissance de l’art tribal et reste un événement historique, le patronyme « Rubinstein » étant synonyme de “collection célébrissime”.

Helena associait étroitement son affaire de cosmétiques et sa collection d’art à une question d’image de marque et de réputation et trouvait dans la célébration publique de ses audaces vestimentaires et esthétiques une forme seconde de reconnaissance mondaine. Si collectionner était pour elle un moyen parmi d’autres de vivre entourée de belles choses, comme le soin apporté à la silhouette et à la garde-robe en était un autre, son individualisme dans l’affirmation de ses préférences esthétiques s’accompagnait d’une mise en scène de soi. En témoigne l’impressionnante quantité de photographies réalisées la montrant, habillée par les plus grands couturiers, dans ses demeures ou en compagnie des personnalités issues du monde de la politique, de l’art, de la musique, du cinéma et de la mode du moment. À Londres, aux alentours de 1909-1910, son époux, Titus, la présente au fameux sculpteur et peintre Jacob Epstein : « […] Le sculpteur Jacob Epstein était un de nos visiteurs les plus assidus. C’est lui qui m’initia à la sculpture africaine, pour laquelle je me pris d’un grand intérêt. Je devins, sous sa tutelle, une collectionneuse passionnée. À chaque fois que je devais me rendre à Paris, il me donnait les catalogues des collections qu’on allait mettre en vente et il me recommandait les plus belles pièces. Je savais ainsi sur lesquelles miser, mais mon enthousiasme me faisait souvent outrepasser ses conseils, d’autant plus que les prix étaient alors très accessibles et qu’on trouvait un choix extraordinaire.

Kota, Gabon. Bois, cuivre, fer et laiton. H. : 66 cm. Ex-coll. Georges De Miré ; Helena Rubinstein ; William Rubin ; David Lloyd Kreeger, The Kreeger Collection, Washington, D.C. ; Richard Feigen, New York. Coll. Privée. © Christie’s, Paris, 23 juin 2015. Photo Visko Hatfield.

Masque-heaume à quatre visages, Fang ou Betsi, Gabon. XIXe siècle. Bois et kaolin. H. : 35,6 cm. Ex-coll. Paul Guillaume, Helena Rubinstein et Franklin Family. © Detroit Institute of Arts. Founders Society Purchase, New Endowment Fund, General Endowment Fund, Benson and Edith Ford Fund, Henry Ford II Fund, Conrad H. Smith Fund. Inv. 1983.24.

Ma collection augmentait régulièrement mais, parmi nos amis, rares étaient ceux qui partageaient mes goûts pour l’art africain. “Il est bien singulier, disaient-ils, de voir qu’on peut consacrer sa vie à la beauté et acheter des choses aussi laides !” […] Quelle chance pour moi d’avoir eu les conseils de Jacob Epstein ! »****. Epstein fut l’un des premiers sculpteurs à regarder au-delà des frontières de l’Europe, s’inspirant des cultures indiennes, africaines, amérindiennes et océaniennes. Pour Epstein, l’art était une expression universelle et devait donc englober toute l’humanité. Rapidement, l’œil d’Helena fut suffisamment exercé pour acheter pour elle-même et par elle-même. Elle visitera les musées, fréquentera les antiquaires, entretiendra des relations avec les principaux acteurs du marché de l’art spécialisés dans ce domaine, se tournant vers des collectionneurs réputés avec lesquels elle n’hésitait pas à négocier.

Figure masculine assise, Dengese, région de la rivière Sankuru, République Démocratique du Congo. XIXe-XXe siècle. Bois et agrafe en métal. H. : 55,2 cm. Ex-coll. Charles Ratton et Helena Rubinstein. © The Michael C. Rockefeller Memorial Collection, Gift of Nelson A. Rockefeller, 1969. Inv. 1978.412.520.

À cette époque, l’avant-garde parisienne commençaient à s’intéresser à l’art africain et océanien, lui appliquant des critères esthétiques occidentaux. L’intérêt d’Helena pour ces cultures s’appuyait sur sa volonté d’élever ces œuvres au rang de « beaux-arts ». Ainsi, dès 1912, son appartement parisien devint le cadre d’une avant-garde où dialoguaient sculptures africaines et art moderne,illustrant l’esthétique moderniste qui lui était chère. Désirant une atmosphère confortable, Helena modifiait régulièrement l’ordre de ses tableaux et de sa collection d’art africain, comme en témoignent de nombreuses photographies. Elle développa pour cet art ce que l’on dénomme parfois de “goût français”, une appellation correspondant à l’expansion coloniale de l’époque — principalement l’ouest du Soudan français (l’actuel Mali), le Gabon et la Côte d’Ivoire— que Robert Goldwater (fondateur du Museum of Primitive Art de New York) qualifiait de « primitivisme intellectuel ». Dans son ouvrage Primitivism in Modern Art(Harper & Brothers, New York, 1938), Goldwater parle de « primitivisme affectif » qu’il oppose au « primitivisme intellectuel » des débuts de l’art abstrait, fondé sur l’équilibre des formes géométriques et les patines sombres et lisses (in Slesin, Suzanne, Over the Top, Helena Rubinstein Extraordinary Style, Beauty, Art, Fashion, Design, Pointed Leaf Press, New York, 2003, p. 106).

 

 

 

Statue “njuindem” à l’effigie d’une princesse, société lefem, Bangwa, Cameroun. Bois et pigments. H.: 85 cm. Collectée en 1897-1898 par Gustav Conrau. Ex-coll. Arthur Speyer ; Charles Ratton ; Helena Rubinstein ; Harry A. Franklin. © Musée Dapper, Paris. Inv. 3343. Photo Hughes Dubois.

À Paris, en 1930, tandis qu’a lieu la fameuse « Exposition d’art africain et d’art océanien » à la galerie du Théâtre Pigalle, elle réussit à obtenir du marchand Charles Ratton l’une des pièces maîtresses de sa collection, la « Reine Bangwa », immortalisée par Man Ray. Ce photographe du surréalisme en réalisa une série de clichés, chez Charles Ratton, en 1937, dont deux compositions de la statue mêlée à un nu, en référence à son chef-d’œuvre de 1926, Noire et blanche. À l’origine, cette sculpture fut collectée, avec ce que l’on considère comme son pendant masculin, au Cameroun, entre 1898 et 1899, par Gustav Conrau, premier explorateur européen à pénétrer sur le territoire bangwa et à s’aventurer quelque temps dans le royaume de Fontem, d’où proviendraient ces deux pièces.

Figure féminine deble, Sénoufo, Maître de Folona, région de Sikasso, nord de la Côte d’Ivoire. Bois, cauris, graines de pois rouges et latex. H. : 90,5 cm. Ex-coll. F.-H. Lem, 1935 ; Helena Rubinstein. © Collection particulière. BAMW Photography.

 

 

Aux œuvres majeures acquises pendant l’entre-deux-guerres auprès de Charles Ratton, de la galerie Percier, de Pierre Loeb, de Gustave Dehondt, provenant de Paul Guillaume, de Félix Fénéon ou de Paul Eluard, ou lors de grandes ventes aux enchères parisiennes (collection Georges de Miré, 1931) s’ajouta, en 1938, l’exceptionnel ensemble constitué de soixante-six sculptures et masques collectés par F.-H. Lem, entre 1934 et 1935. La dénomination sénoufo s’imposa dans les années 1930, après les expéditions de Carl Kjersmeier en 1931-1932, de F.-H. Lem, en 1934-1935 et d’Albert Maesen en 1938-1939. Lem, esthète voyageur, alors Commis des affaires civiles à Sikasso, au Mali, collecta des objets bamana et sénoufo au Soudan français (Mali), au Burkina-Faso (Haute-Volta) et en Côte d’Ivoire. Lem avait obtenu, en 1937, une franchise de transport pour sa collection, sous condition de son placement dans un établissement d’intérêt public. En l’occurrence, il avait imaginé qu’elle pourrait constituer le noyau d’un musée d’art africain à Dakar. Plus intéressé par sa vente, ce projet ne fut jamais réalisé… Ce serait par l’intermédiaire du docteur, journaliste, critique d’art et collectionneur Paul Chadourne (1898-1981) que cet ensemble entra dans la collection d’Helena Rubinstein, princesse Gourielli. Lem devint alors un de ses conseillers et elle finança sa publication majeure : Sculptures Soudanaises/ Sudanese Sculpture(Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1948 et 1949). Les plus prestigieuses réalisations sénoufo sont les sculptures connues sous la désignation de deble, en langue tiga. Les initiés du haut degré kafoles manipulaient en suivant la lente cadence des tambours, des sonnailles et de longues trompettes en bois. Ils frappaient rythmiquement le sol avec le deble, honorant ainsi leurs morts, purifiant la terre et la rendant fertile.

Giancarlo Botti (1931-2008). Helena Rubinstein dans son appartement parisien, 1962. © mahJ. © Giancarlo Botti./Gamma-Rapho.

Tête funéraire, Krinjabo, Anyi, Côte d’Ivoire. Terre cuite. H. : 28,3 cm. Ex-coll. Dr. Marcel Lheureux. Don Helena Rubinstein Estate. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.

L’ensemble le plus étonnant est celui constitué par les terres cuites collectées par le Dr Marcel Lheureux. Le goût d’Helena pour ce type particulier de représentation tient probablement dans sa passion pour le visage et pour l’art du portrait. Dans les années 1920, ce médecin français collecta, dans la région de Krinjabo, au sud du royaume Anyi, en Côte d’Ivoire, près de deux cents têtes et bustes funéraires mma en terre cuite. Après les avoir exposé à l’Exposition Coloniale de 1931, spécifiquement consacrée aux colonies, il en présenta une sélection, en 1933, à la Galerie d’Art Braun & Cie, à Paris (Robert T. Soppelsa, Terracotta Traditions of the akan of Southeastern Ivory Coast, The Ohio State University, PH.D. 1982, p. 15).En 1935, le docteur Lheureux en déposa un certain nombre au musée de la France d’Outre-Mer, à la Porte Dorée, à Paris. En 1952, Lheureux chargea Lem de les retirer et de les vendre, ce qui permis à Helena d’en acquérir cinquante-quatre.

Tête funéraire, Krinjabo, Anyi, Côte d’Ivoire. Terre cuite. H. : 18 cm. Ex-coll. Dr. Marcel Lheureux et Helena Rubinstein. Coll. privée. © Christie’s, 12 juin 2003.

Figure funéraire féminine mma, Krinjabo, Anyi, Côte d’Ivoire. Terre cuite. H. : 33 cm. Ex-coll. Dr. Marcel Lheureux ; Helena Rubinstein. Coll. privée. © Sotheby’s, 14 mai 2014.

Les Anyi du Sanwi vivant sur le pourtour de la lagune Aby, entre Assinie et Krinjabo, dans le sud-est de la Côte d’Ivoire, partageaient, avec les Akan du sud du Ghana la tradition des sculptures funéraires en terre cuite. Ces têtes et ces statuettes commémoratives, appelées mma, étaient modelées par des potières spécialisées et représentaient l’image idéalisée des défunts de haut rang. Investies par l’âme d’un chef ou d’un noble, après son inhumation, ces effigies étaient placées dans un lieu de culte dénommé mmaso, le plus souvent situé à l’écart du village, sous un couvert végétal, à l’abri des regards où elles faisaient l’objet d’offrandes cultuelles et d’immolations, en particulier, le jour de la fête de l’igname (tubercule à la base de leur alimentation) qui marque l’entrée dans la nouvelle année. Lors des cérémonies funéraires, un ensemble de ces statuettes pouvait également être disposé près de la tombe du défunt. Selon la tradition orale, cet usage remonterait au XVIIesiècle et le premier portrait exécuté aurait été celui de la Reine-Mère Akou Aman, fondatrice du royaume. Cette coutume disparaîtra, au début du XXesiècle, avec l’interdiction des sacrifices humains.

Tête reliquaire, Fang, Gabon. XIXe siècle. Bois. H. : 34,9 cm. © Coll. Privée.

Tête fang, Gabon. XIXe-XXe siècle. Bois. H. : 49,5 cm. Ex-coll. Charles Ratton ; Helena Rubinstein ; Henri Kamer ; Arman. © Detroit Institute of Arts. Founders Society Purchase, Eleanor Clay Ford Fund for African Art and Mr. and Mrs. Walter Buhl Ford II Fund. Inv. 77.29.

La sculpture fang a toujours été l’un des genres les plus admirés de l’art africain. Dès les premières décennies du siècle dernier, les premiers collectionneursrecherchèrent activement ce type de sculpture aux formes compactes naturalistes. La collection d’Helena Rubinstein comprenait un remarquable ensemble de sculptures originaires du Gabon : vingt-cinq figures de reliquaires kota, treize sculptures fang dont deux masques, sept têtes et six statuettes ou bustes. Dans le corpus des œuvres fang les têtes semblent avoir été particulièrement appréciées par des découvreurs dans ce domaine tels que Paul Guillaume, André Lefèvre, Jacob Epstein ou Helena Rubinstein.

 

 

 

Élément architectural monoxyle, région du lac Sentani, Indonésie, Papouasie Nouvelle-Guinée, Mélanésie. XIXe siècle. Bois. H. : 73 cm. Collecté par Jacques Viot en 1929.
Ex-coll. Helena Rubinstein. © Musée Barbier-Mueller Genève. Inv. 4051. Photo Studio Ferrazzini Bouchet.

Boris Lipnitzki (1887-1971), Helena Rubinstein dans son appartement parisien du boulevard Raspail, habillée par Edward Molyneux, 1934. Sur la gauche, une figure de reliquaire kota et la sculpture sentani. © PARIS, archives de la Fondation Helena Rubinstein-L’Oréal.

 

 

 

 

 

D’Océanie, la collection incluait une exceptionnelle figure provenant de la région du lac Sentani, sur la côte nord de la partie indonésienne de la Papouasie Nouvelle-Guinée, collectée par Jacques Viot (1898-1973), en 1929. Les représentations d’une mère avec son enfant étant rares dans l’art océanien, cette sculpture représenterait peut-être plutôt un individu et son ancêtre tutélaire. Les Sentani vivaient dans des villages construits sur pilotis. Jusqu’au début du XXsiècle, la maison du chef était la plus grande structure du village et était souvent décorée de sculptures représentant une variété de sujets. Des figurations de ce type ornaient le sommet des poteaux qui soutenaient le toit et le sol de la maison et étaient également gravés dans les pieux qui supportant les ponts de planches reliant les maisons du village.

Statue d’ancêtre, adu zatua, île de Nias. XIXe siècle. Bois. H. : 55,7 cm.© Musée du quai Branly. Photo Hughes Dubois. Inv. 70.1999.3.1.

Profondément hiérarchisée, la civilisation guerrière qui a éclos dans l’île de Nias honorait ses ancêtres à l’aide de magnifiques statuettes adu zatua, telle que celle-ci, réalisée par un maître sculpteur. Cette effigie servait de résidence à l’âme du défunt. Acquise par André Breton, photographiée par Man Ray, elle figura en couverture du catalogue de l’exposition Tableaux de Man Ray et objets des îles, à l’occasion de l’ouverture de la galerie Surréaliste, à Paris, en 1926.

Helena Rubinstein prendra part aux grandes manifestations de son temps. En 1935, elle participa à la fameuse exposition African Negro Art(18 mars-19 mai), organisée par James Johnson Sweeney, à New York, au Museum of Modern Art, avec quinze pièces de sa collection, dont trois provenant du Gabon (une grande figure reliquaire mbulu ngulu, une tête reliquaire fang et un masque casque à quatre faces) et la Reine bangwa. Une partie de ses sculptures bambara et sénoufo furent exposées à Paris, à la galerie Leleu. La célèbre famille d’ébénistes, de créateurs et d’ensembliers, au sommet de la décoration française entre 1920-1970, sous la houlette de Jules Leleu (1883-1961) et de son fils André Leleu (1907-1995), organisa, à partir des années 1948, une exposition annuelle se tenant dans leur hôtel particulier, au 65, avenue Franklin Roosevelt, à Paris, sur un thème différent. La première eut pour sujet les arts d’Asie, la seconde, en 1950 (juin ?), sera consacrée aux Sculptures du Soudan de la collection Helena Rubinstein princesse Gourielli. Puis, ce seront des contributions avec le Brooklyn Museum,Masterpieces of African Art, (21 octobre 1954-2 janvier 1955) ; avec le Museum of Primitive Art, New York, African Sculpture Lent by New York Collectors, (1958) et Senufo Sculpture from West Africa (20 février-5 mai 1963), orchestrée par Robert Goldwater et avec le Musée des Arts décoratifs, Paris, Afrique, cent tribus, cent chefs-d’œuvre(douze objets exposés / 28 octobre-30 novembre 1964), planifiée par William Fagg.

* Helena Rubinstein, Ma vie et mes secrets de beauté, traduit de l’anglais, Seuil, Paris, 1967, p. 105.

** Ibid. pp. 99-100.

*** Ibid., pp. 284-285.

**** Ibid., pp. 55-56.

Helena Rubinstein. L’aventure de la beauté – Musée d’art et d’histoire du judaïsme – Hôtel de Saint-Aignan – 71, rue du Temple, 75003 Paris – 20 mars-25 août 2019.

Helena Rubinstein: Beauty Is Power, The Jewish Museum, New York, 31 octobre-22 mars 2015 ; Boca Raton Museum of Art, 21 avril-12 juillet 2015 ; Helena Rubinstein. Die Schönheitserfinderin, Jüdisches Museum, Vienne, 18 octobre-6 mai 2018.

« Helena Rubinstein. L’aventure de la beauté. » Flammarion

Helena Rubinstein.L’aventure de la beauté, mahJ / Flammarion, Paris, 2019. Relié, 35 € ISBN : 978-2-0814-7920-3 / Version en anglais par Mason Klein, Yale University Press, New Haven, 2015, ISBN 978-0-300-19556-9.

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Madagascar : « La Grande île »

Poteau funéraire couple (détail)

Poteau funéraire anthropomorphe (détail), Bara, Madagascar, avant 1906. Bois. H. : 283 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Claude Germain. Inv. 71.1906.21.21.

Depuis l’exposition Ethnographie de Madagascar, présentée au musée de l’Homme, en 1946, par Jacques Faublée (1912-2003, ethnographe et linguiste, spécialiste de Madagascar) aucune manifestation d’envergure n’avait été dédiée à la création malgache. Cette grande île, située au large des côtes africaines, et dont la superficie est un peu plus grande que celle de la France, est renommée pour la richesse de sa faune et de sa flore mais également pour l’originalité de sa culture. La côte orientale présente un climat chaud et pluvieux, collines et hautes montagnes occupent le centre de l’île, tandis que les savanes de l’Ouest, les zones arides ou semi-arides du Sud et du Sud-Ouest s’opposent à la douceur ambiante de l’extrême Nord. Cette variété explique la diversité du patrimoine naturel et la quantité d’espèces endémiques uniques au monde. De par son insularité, la Grande Île est également, depuis plusieurs siècles, un lieu de rencontres et d’influences venues d’Orient, d’Austronésie et de l’est du continent africain. Depuis longtemps connue des Arabes — le premier géographe qui la mentionne est Al-Idrisi (1100-1165), vers 1154, suivi de Yâqût (1179-1229), en 1224 —, le premier Européen à l’apercevoir est le Portugais Diogo Dias (avant 1450-après 1500), frère du plus célèbre Barlolomeu Dias (vers 1450-1500, qui découvrit le cap de Bonne-Espérance). Nous sommes en août 1500, le jour de la Saint Laurent, et le navigateur baptise cette île l’Ilha de Sâo Lourenço. Le nom Madeigascar, donné par Marco Polo, proviendrait de Madgâshî-barqui signifierait, en persan, le « pays des Malgaches ». En 1642, des Français y débarquent pour y fonder une colonie. Ils s’installent, l’année suivante, à Fort-Dauphin — dénommé ainsi en l’honneur du futur roi Louis XIV —, sur la presqu’île d’Itaperina, à la pointe Sud de l’île. La première relation de voyage consacrée à Madagascar est due à Étienne de Flacourt (1607-1660 ou 1661), gouverneur de Fort-Dauphin, de 1648 à 1655, qui rédigea une Histoire de la Grande Isle Madagascar (J. Hénault, Paris, 1658) dont la seconde partie constitue un véritable ouvrage d’anthropologie qui traite aussi bien de la culture que de l’histoire ancienne, mais aussi de la botanique et de la faune.

Malgré les nombreuses fouilles archéologiques, de multiples questions restent sans réponse quant aux périodes historiques les plus reculées. Certaines tombes révèlent deux phénomènes : d’une part l’émergence d’une élite sociale liée au commerce ou au pouvoir politique, d’autre part, l’implantation de l’Islam dans l’île, avant le Xsiècle. La nécropole de Vohémar, sur la côte nord-est, a livré un riche matériel témoignant du travail de la pierre chloritoschiste (roche de couleur verte). Cette activité est attribuée aux Rasikajy, une population venue d’Asie du Sud-Est ou de l’Inde du Sud, liée aux réseaux commerciaux dans l’océan Indien, dès le premier millénaire de notre ère. Des céramiques d’importation chinoise et européenne, des perles fabriquées en Inde et en Europe, des objets en verre provenant de Syrie ou d’Égypte, des miroirs chinois, des armes, des bijoux en or et en argent et des pièces en nacre ont été découverts dans des sépultures qui mêlent des pratiques funéraires swahilies et des influences arabes, révélant une société brillante et prospère ouverte sur le monde.

Dans le nord de l’île, les installations humaines les plus anciennes sont attestées durant le deuxième millénaire av. J.-C. Il semble que plusieurs groupes exploitant les ressources marines ou vivant de la chasse et de la cueillette aient été présents jusqu’au Vsiècle mais il est à ce jour impossible de les rattacher à une culture spécifique. Les recherches récentes laissent supposer une occupation humaine, dans le nord de l’île, il y a plus de 4 000 ans et, au sud-ouest, il y a 3 000 ans. Au Vsiècle, débutèrent les premières migrations indonésiennes attestées, jusqu’à leur apogée, au Xsiècle. Les premières installations sur les côtes malgaches remontent au IXsiècle. La période suivante, entre le Xet le XIIIsiècle est celle de nouvelles migrations jusqu’à l’intérieur de l’île. Venue d’Afrique de l’est et des Comores, la culture swahilie, présente depuis le VIIIsiècle, se développe à travers des comptoirs commerciaux et de petites colonies, principalement dans les régions du nord. Vers les XIe-XIIsiècles, les Antalaotra (« gens de la mer »), des commerçants arabo-musulmans parlant un dialecte swahili (bantou mélangé d’arabe), créèrent, sur les côtes nord et nord-ouest de l’île, des établissements. Madagascar exportait vers l’Afrique, les Comores et Mayotte et, plus loin encore, dans l’océan Indien, des objets sculptés dans le chloritoschiste, des textiles, du fer, des épices, des résines et des esclaves. Les comptoirs commerciaux établis dans les ports se développèrent de manière florissante, en particulier dans la partie nord de l’île. Au cours du XIIIsiècle, époque de croissance économique très active, ces villes portuaires cosmopolites devinrent de véritables cités-états. Parallèlement à l’essor de ces entités politiques, l’expansion démographique incita des populations à s’installer, progressivement, également le long des côtes et, en suivant un processus qui va se répéter, à fonder des royaumes très hiérarchisés. D’autres groupes, partis de Vohémar, au nord-est de l’île, s’établirent dans le sud-est, et constituèrent, peu à peu, les premiers royaumes Antemoro, Antambahoaka et Antanosy. Ces royaumes étaient fondés sur des institutions religieuses et sociales. La vie des individus et de leur communauté était régie par le vintana (destin) dont l’ombiasy (devin-guérisseur en charge des rituels) était l’interprète. Le pouvoir centralisé se référait en permanence aux ancêtres royaux et un certain nombre de rituels visaient à entretenir le lien avec les lignages aristocratiques pour s’assurer la prospérité du territoire. Ces migrations successives développèrent de nouvelles pratiques provoquant des bouleversements environnementaux. L’élevage des bovins et des caprins arriva avec les populations bantoues provenant du continent africain, les cultures du taro et de la banane furent importées d’Afrique australe et orientale et la riziculture d’Asie. Le riz, base de la nourriture quotidienne deviendra un pilier de l’économie et de l’histoire de Madagascar. Pratiquée dans toute l’île, à l’exception de l’extrême Sud, où le climat, trop aride, ne le permet pas, la riziculture a modifié le paysage au cours des siècles. Associé à la possession de la terre et à son exploitation, le riz était lié au développement et à la stabilité des royaumes. Vers 1550, à lieu la fondation du royaume Sakalava du Menabe. En 1610, Antananarivo est prise par les Merina. Avant 1650, les royaumes Antesaka et Betsimisaraka, Tanala et Sakalava du Boina sont fondés. Les guerres opposant les différents royaumes et, plus tardivement, entre le XVIIet le XIXsiècles, la résistance des guerriers malgaches aux diverses tentatives d’implantation de colonies anglaises (en 1644 et en 1650) ou françaises (Fort Dauphin, entre 1643 et 1674), expliquent l’importance du statut de guerrier dans l’histoire de Madagascar.

La panoplie du guerrier était composée de sagaies, de boucliers et de mousquets, remplacés plus tard par des fusils. Depuis le XVIIIsiècle, les fusils faisaient partie des objets donnant lieu à d’importants échanges avec les Européens. Sans jamais supplanter la sagaie, les armes à feu renforçaient l’agressivité et le prestige des guerriers. Les accessoires nécessaires à leur utilisation (corne dans laquelle était conservée la poudre noire, boîte et cylindre de bambou pour la bourre et les balles) se trouvaient réunis sur une ceinture. S’ajoutaient les talismans protecteurs comme le felana, coquillage tronqué, porté sur le front, censé dévier la trajectoire des sagaies ou des balles. On retrouve ces talismans jusque dans les conflits du XXsiècle.

En 1787, Andrianampoinimerina (1745-1810) devint le souverain de l’Imerina (royaume des Merina) et se lança dans une politique de conquête. En 1810, son fils, Radama Ier (1793-1828), lui succéda et instaura un régime monarchique inspiré du modèle britannique. Il sera reconnu par ces derniers comme unique roi de Madagascar, en 1817. Cette période correspond également à l’arrivée des premiers missionnaires protestants. En 1829, débute le règne de Ranavalona Ière (vers 1788-1861), veuve de Radama Ier. Elle lutta contre l’influence européenne, persécuta les chrétiens et, en 1845, résista aux attaques franco-britanniques. L’administration, aux mains des roturiers, devint très puissante. Elle meurt en 1861 et son fils, Radama II (1829-1863), lui succéda. Humanitaire et généreux, il ouvrit Madagascar à tous les étrangers et, le 12 septembre 1862, il signa un traité d’amitié avec la France alors dirigée par l’Empereur Napoléon III. Les faveurs faites aux étrangers furent très mal jugées par la population mécontente et, le 11 mai 1863, il fut assassiné. Rasoherina (1814-1868), la veuve de Radama II, épousa, en 1864, Rainilaiarivony (1828-1896), alors Premier ministre. Sous l’influence de ce dernier, la monarchie lui octroya de plus en plus de pouvoir, aux dépens de la souveraine. Rainilaiarivony sera également l’époux de Ranavalona II (1829-1883) et de Ranavalona III (1861-1917). En 1869, eut lieu le baptême du couple royal Ranavalona III et du premier ministre Rainilaiarivony. Ce dernier s’efforça de moderniser l’administration, réorganisa l’armée, rendit l’école publique obligatoire, fit adopter une série de codes juridiques calqués sur le droit anglais, tout en limitant progressivement les pratiques traditionnelles telles que l’esclavage, la polygamie et la répudiation unilatérale de la femme.Ses compétences diplomatiques et son sens aigu des affaires militaires lui permirent de préserver la souveraineté de son pays, jusqu’à la prise du palais royal par les Français, en septembre 1895. Bien que le tenant en haute estime, l’autorité coloniale française le limogea et l’exila, en Algérie, où il mourut, en août 1896. Ranavalona III et sa cour furent autorisés à rester comme figures emblématiques. À la fin du XIXsiècle, Britanniques et Français se firent concurrence à travers leurs missionnaires et leurs trafiquants. Les premiers s’imposèrent à Tananarive, la capitale, tandis que les seconds renforcèrent leur présence parmi les populations côtières, rivales des Mérina des hauts plateaux. En 1883, les Français précipitèrent les choses en bombardant le port de Tamatave, en pays Betsimisaraka. Enfin, le 17 décembre 1885, ils imposèrent au souverain malgache la cession de la baie de Diégo-Suarez, à la pointe nord de l’île, la prise de contrôle de la politique étrangère du royaume malgache, l’installation d’un résident français à Tananarive et, par-dessus le marché, une indemnité de guerre.

Ranavalona III

Photographe inconnu. La reine Ranavalona III. Entre 1890 et 1895. © University of Southern California Libraries.

La mise en application de ce traité léonin se heurta à la résistance passive de la reine Ranavalo III. Le 1eroctobre 1895, le corps expéditionnaire français, commandé par le général Duchesne, entra dans la capitale et imposa à la reine un protectorat. Mais, aussitôt après, débuta un mouvement de résistance populaire appelé rébellion « menalamba » (ou toges rouges, le lamba étant le vêtement national des Malgaches). Le 6 août 1896, le royaume est alors formellement rattaché à la France. Le pouvoir colonial renverse la royauté malgache en 1897 et la France annexe l’île, en 1900. La découverte d’intrigues politiques anti-françaises à la cour amenèrent les Français à exiler ladernière reine de Madagascar, Ranavalona III, qui vécut en exil, à partir de 1897, à La Réunion, et mourut à Alger, en 1917. En 1947, aura lieu l’insurrection anticoloniale qui conduira l’île à l’indépendance, le 26 juin 1960.

L’art au jour le jour montre la capacité à exploiter les ressources naturelles et l’inventivité déployée par les artisans pour concevoir une forme qui suive, avec une grande économie de moyens, la fonction de l’objet. De très nombreux accessoires personnels révèlent un lien au sacré et sont parfois aussi impliqués dans des cérémonies rituelles, des rites de passage, ou encore des pratiques thérapeutiques qui unissent les vivants et les morts. Amulettes et poteaux funéraires sont également les marqueurs du monde intangible et concrétisent la bienveillance et la protection sollicitée auprès des esprits. Parallèlement au monde des vivants, des êtres immatériels — puissances suprêmes, ancêtres, esprits et forces surnaturelles — évoluent dans une autre dimension. À travers toute l’île, certains arbres, points d’eau, montagnes et autres lieux naturels étaient et sont encore aujourd’hui considérés comme sacrés. C’est notamment le cas d’une plante herbacée endémique connue sous le nom d’« arbre du voyageur » (Ravenala madagascariensis). Symbole de l’union entre l’homme et la nature, cette plante herbacée est célébrée pour sa capacité à stocker de l’eau de pluie à la base de ses feuilles, permettant au voyageur assoiffé de se désaltérer, pour son cœur comestible, ses graines utilisées pour produire de l’huile, son tronc coupé en latte pour la fabrication du plancher, ses feuilles qui servent à̀ recouvrir les habitations et ses pétioles fendus utilisés comme panneaux muraux. Les Malgaches, qui ont gardé le système de croyances de leurs ancêtres, ne sont pas polythéistes, mais plutôt hénothéistes : ils reconnaissent la suprématie d’un seul dieu, tout en admettant l’existence d’une multitude d’esprits. Dieu unique, Zanahary, à l’origine de toute chose dans l’univers, n’est jamais représenté. Si le dieu créateur est inaccessible aux prières et aux sollicitations des humains, les ancêtres, en tant qu’intermédiaires, sont omniprésents et honorés quotidiennement. Le dialogue avec les ancêtres se fait à travers des sacrifices mais aussi par les rêves et la possession (tromba), la transe permettant de solliciter les conseils d’un esprit pour régler un problème. Indispensables dans le domaine du sacré, qu’il s’agisse d’événements concernant un individu, de cultes impliquant toute la communauté ou de rites de guérison, leur influence est également perceptible dans le monde profane. Dans un certain nombre de sociétés malgaches, l’univers était structuré en trois mondes : le monde supérieur (le ciel), le monde intermédiaire des vivants et le monde inférieur, ces deux derniers étant partagés entre la terre et les eaux. Cette partition rejoint un clivage social entre aristocrates associés aux eaux (et au ciel) et autochtones dits “maîtres de la terre”. Un symbolisme des couleurs et une relation particulière à certains éléments sont à rapprocher de cette structuration de l’univers : le rouge, symbole de pouvoir et de purification, est associé au monde supérieur et au feu, le noir est la couleur de la terre et symbolise la puissance et la prospérité et le blanc, qui préserve la santé et représente le sacré, est relié à l’eau. Des influences indonésiennes entraînèrent une nouvelle répartition des couleurs entre les mondes et la combinaison de ce système ternaire en un système quaternaire où les couleurs et les éléments se trouvèrent attribués aux quatre directions qui régissaient “l’espace-plan” de la terre. L’organisation de l’univers, que ce soit à l’échelle du cosmos ou de la vie quotidienne, était — et est toujours — dominée par le vintana, terme qui peut se traduire par « destin ». La croyance dans le vintana est l’une des bases de la culture malgache : destin lié à la naissance, destin attaché à chaque période de temps et à chaque moment de cette période, destin lié à chacune des circonstances de l’existence. Le vintana est régi par les constellations, les conjonctions de la lune et du soleil, les points cardinaux ainsi que par les quatre éléments. Le vintana de chaque individu représente une convergence d’énergies qui, au moment précis de son entrée dans le cosmos, c’est-à-dire de sa naissance, résulte de la composition de l’eau, du feu, de la terre et de l’air. Les actes importants de la vie sont ainsi fortement influencés par la position des astres, en particulier, par la lune. Chacun se doit de se conduire conformément au vintana, essayer de toujours agir positivement et d’éviter les vintanas opposés. Il est possible de conjurer le sort par des sacrifices de rejet « fanalam-paditra » ou des sacrifices de propitiation « fanaovan-tsorona ».

L’orientation de toute construction, qu’il s’agisse d’un palais, d’une maison ou d’un espace funéraire, l’organisation et le déroulement des rituels, et même certaines activités quotidiennes, étaient soumis aux recommandations du mpanandro(astrologue) et du mpisikidy(géomancien). Dans le village, la disposition des habitations et la hiérarchie sociale se répartissaient, à partir de la maison du lignage fondateur, en direction du nord-est et du sud-ouest. Avant l’adoption d’objets et de coutumes venus d’Europe par les élites politiques et économiques, la majorité des intérieurs malgaches étaient marqués par une certaine sobriété, comme l’évoquent les récits de voyageurs au XIXsiècle, surtout en s’éloignant de la capitale. Dans cette dernière, les constructions en bois étaient réservées à l’aristocratie, les autres bâtiments étant en pisé (terre crue). En 1868, un édit royal interdisant les constructions en « dur » fut abrogé, les maisons urbaines bourgeoises furent alors édifiées en briques et couvertes de tuiles. Les autres habitations étaient majoritairement construites en bois et à partir d’éléments végétaux, comme dans le sud et dans le centre-est, tels que les feuilles de l’arbre du voyageur recouvertes de torchis, du bambou ou du raphia. La variété fut introduite par des toits formant un auvent, des vérandas, l’utilisation de pilotis et le décor sculpté des portes et des volets. Une certaine unité résidait dans le plan des demeures : une seule pièce avec peu de meubles dans laquelle les habitants et les objets y avaient une place déterminée en fonction du poteau central soutenant la toiture et séparant symboliquement deux zones : le sacré au Nord et le profane au Sud. L’angle nord-est (celui de la direction des ancêtres) était un lieu de prière. L’emplacement réservé au chef de famille, à l’autorité, se situait vers le mur oriental, également lié à la richesse et à la croissance. Ce qui était à l’Ouest et au Sud concernait les usages domestiques, tout ce qui est vulgaire, négligeable, voire souillé et impur.

Bois de lit

Bois de lit, Madagascar, avant 1933. Bois. Dim. : 23 x 193,3 x 4,4 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Claude Germain. Inv. 75.14706.1.

De par sa dimension et parce qu’il indiquait aussi le statut social de son propriétaire, le lit, placé dans la partie orientale de la maison, était le meuble le plus important. Seul le côté externe de la partie horizontale, visible au niveau du sommier était sculpté ou simplement gravé d’une frise de personnages ou de petites scènes. Au XIXsiècle, la présence de soldats européens ayant profondément marqué les esprits, les images de défilés militaires deviennent des sources d’inspiration pour ces décorations. Habituellement, dès la tombée de la nuit, c’est le feu allumé pour la préparation du repas du soir qui éclairait la maison. Les témoignages de certains voyageurs européens ayant visité l’île aux XVIIet XVIIIsiècles apportent des précisions sur l’utilisation de supports matériels pour la lumière. En bois, en terre cuite, en fer forgé ou en pierre, les matériaux étaient variés et différaient là aussi en fonction des régions. Utilisées aussi bien pour éclairer que pour décorer l’intérieur des habitations, ces lampes traduisaient également le statut social des propriétaires. Toutes les lampes comportaient des cupules dans lesquelles étaient placée la graisse animale ou des résines qui nourrissaient la flamme. Plus le nombre de cupules était important, plus le statut social du propriétaire était élevé.

Depuis des générations, l’art de la sculpture s’est développé par l’entremise des forestiers, charpentiers et artisans qui ont déployé, autour du bois, un ensemble de connaissances et de savoir-faire. Cette tradition témoigne du rôle central de ce matériau dans tous les aspects de la vie et de la mort, dans les constructions comme dans les objets de la vie quotidienne. Dans la région du Sud (Mahafaly, Bara, Sakalava…) est attribuée une sculpture jugée « primitive » ; à l’inverse, les populations des Hautes-Terres (Merina, Betsileo, Tanala) produisent une sculpture de tradition plus ancienne et plus élaborée, dont l’expression la plus connue sont les bois de lit. Les portes et les volets en bois étaient les supports privilégiés du décor sculpté, en particulier dans l’architecture zafimaniry, dans le centre-est de l’île. Cette communauté est la dernière dépositaire d’une culture originale du travail du bois, autrefois très répandue dans toute l’île. Les Zafimaniry se sont établis, au XVIIIsiècle, dans une région boisée et reculée, dans le sud-est, pour échapper à la déforestation qui ravageait à l’époque la majeure partie du pays. Aujourd’hui, quelque vingt-cinq mille Zafimaniry vivent dans une centaine de villages et de hameaux dispersés dans les montagnes de la région. Ils utilisaient vingt espèces d’arbres endémiques, adaptées chacune à un type de construction ou à une fonction décorative spécifique. Les maisons et les tombeaux étaient assemblés exclusivement par tenon et mortaise. Les greniers traditionnels, perchés sur des piliers ronds, étaient une particularité du paysage de ces montagnes. Les motifs géométriques, extrêmement codifiés, trahissent non seulement les origines austronésiennes de la communauté, mais aussi les influences arabes qui imprègnent la culture malgache.

Mortier zébu

Mortier en forme de zébu, Bara, Sud de Madagascar, début du XXe siècle. Sous la bosse amovible de ce zébu sculpté dans le bois, une petite coupe permet de piler les condiments ou le sel. Bois. Dim. : 27 x 17 cm. Paris, coll. privée. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Claude Germain.

Les plats, entreposés dans la partie sud-ouest de la maison, étaient utilisés au moment des repas. Les personnages importants mangeaient dans un plat séparé. En bois ou en pierre, les mortiers les plus grands étaient utilisés pour piler le riz ; les plus petits, souvent ornés d’un décor sculpté, ou adoptant des formes figuratives (maison, zébu) servaient à broyer les épices, le sel ou le café. En l’absence de mobilier, ces denrées précieuses, ainsi que les textiles et les menus objets étaient stockés dans des contenants qui, selon leurs dimensions, pouvaient être placés sous le lit ou sur une étagère, de même que les tabatières et les petites boîtes aux formes variées qui faisaient partie des objets personnels, conservées dans la partie nord de la maison, sur des étagères, ou suspendus au-dessus du lit. Un nombre infini de boîtes, de corbeilles, d’étuis, de coffres, de pots sculptés en bambou, en bois ou en fibres végétales tressées étaient ainsi présents dans la maison. Les contenants liés à la consommation des aliments étaient conservés avec les choses vulgaires et triviales, soit au sud-ouest de la maison. Néanmoins, des pots et cruches, des mortiers aux formes raffinées, colorées ou figuratives, marqués donc par un certain prestige, étaient placés en évidence afin d’être vus par les visiteurs lorsqu’ils franchissaient la porte. Les étuis en bambous ou en bois permettaient de conserver des documents roulés ou pliés ou servaient de mesure à riz.

À la fois objets personnels et objets de prestige lorsque le manche était sculpté, les cuillères étaient aussi impliquées dans les rites et les cérémonies où la nourriture était partagée collectivement. Elles étaient conservées avec soin dans des étuis en vannerie. Les cuillères dont le manche est orné d’une petite figure féminine sont les plus rares. Elles évoquent la fertilité, la prospérité et le lignage et étaient sans doute réalisées pour les chefs. Ajourées et ornées de motifs géométriques ou de formes évasées, certaines font apparaître des têtes de zébus très stylisées, ou des oiseaux qui se font face, tels les ibis malgaches (Threskiornis bernieri) qui rappellent la silhouette de certains poteaux funéraires sakalava.

Apanage des femmes, la vannerie est l’un des arts les plus réputés à Madagascar. Elles réalisent, depuis des siècles, des vêtements, d’abondantes coiffes — au XVIIIsiècle, il semble que de petits chapeaux étaient portés seulement par les personnes de la famille royale ou lors de cérémonies —, des nattes, des paniers et des étuis aux formes diverses. Suivant les régions, différentes manières de tisser, de tresser et de nombreux matériaux : jonc, coton, raphia, feuilles de palmes et paille de riz sont utilisés. Les vanneries, utilisées également dans l’architecture pour la réalisation de panneaux fermant l’espace de la maison sont robustes, d’une grande finesse et d’une souplesse extraordinaire.

Les bijoux en argent portés par les hommes comme par les femmes sont mentionnés par les navigateurs portugais qui abordèrent l’île pour la première fois en 1500. Bracelets, perles de métal, ornements d’oreilles présentent des motifs marqués par l’influence stylistique des arts précieux de la péninsule arabique, de l’Inde et de l’Indonésie. Avant le XVIsiècle, l’argent était apporté par les Arabo-Swahilis, acteurs majeurs des échanges dans l’océan Indien. Entre le XVIet le XXsiècles, le métal précieux provient d’Amérique, avec les pièces de monnaies espagnoles et portugaises puis, d’Europe, avec les thalers à l’effigie de Marie-Thérèse d’Autriche.

En toute occasion, profane ou sacrée, la musique, les chants et les danses étaient présents. L’accordéon et le violon sont européens, les flûtes et les luths sont arrivés avec les voyageurs arabes et les tambours renvoient au continent africain. Comme pour tous les arts à Madagascar, ces éléments extérieurs ont été adoptés, adaptés et sans cesse réinventés pour aboutir à des créations originales. Instrument de culte utilisé lors des cérémonies religieuses et des séances de guérison par spiritisme, puis instrument de la Cour, la vahila est, au même titre que la langue et le lamba, un des éléments unificateurs de l’île. À l’origine, cet instrument était constitué d’un large bambou dont l’écorce était incisée en bandes verticales et étroites formant des lamelles. Ces lamelles étaient soulevées par de petits chevalets en bois ou en courge formant ainsi des sortes de cordes que les musiciens pinçaient, remplacées, plus tard, par des cordes tendues. La valiha aurait été introduite sur le territoire au premier millénaire après J.-C. par des populations originaires du Sud-Est asiatique. Appelée aussi marovany dans le sud du territoire, volo dans les hauts plateaux ou encore vata à l’est, on retrouve cet instrument traditionnel dans presque toutes les régions de Madagascar. Mikitika (toucher-pincer), mandrangotsy (griffer), mitipaky (donner des coups), mamango (frapper), sont autant de techniques pour jouer et faire vibrer sa palette sonore. Objet fragile et technique, il est le résultat d’un savoir-faire minutieux.

La domestication du zébu, animal emblématique venu du continent africain, vers le Xsiècle, a modifié à la fois l’environnement — avec l’aménagement de zones de pâturages — et l’histoire du pays, la possession d’un cheptel étant un élément de richesse et de pouvoir. Symbole de prestige, l’animal, célébré lors des cérémonies et des cultes, bénéficie également d’un statut sacré. Placé par exemple sur la pointe d’une lance, il fait d’un objet à la forme offensive, une canne honorifique. S’il était symbole d’une réussite sociale et d’un soutien des ancêtres, le plus important était de redistribuer cette richesse sous forme de prêt (pour le piétinage des rizières), de dons (lors des funérailles ou des exhumations) ou d’offrandes, lors des cérémonies lignagères et/ou claniques à caractère ostentatoire. Le zébu de Madagascar (Bos indicus), est un bovidé domestique qui accompagnait toutes les étapes de la vie des habitants. Les sacrifices d’animaux, le mufle orienté vers le nord-est, étaient indispensables lors des cérémonies qui ponctuaient la vie d’un individu ou de celle de la communauté. Naissances, fiançailles, mariages et funérailles étaient autant d’occasion de sacrifier, d’échanger ou de consommer des bovins. Les couteaux en métal, dont le manche est surmonté de petites figurines, étaient employés pour égorger les animaux. Certains morceaux de la carcasse, réservés aux ancêtres dans des plats rituels, étaient jetés sur un brasier. La fumée qui s’en dégageait était censée attirer les ancêtres et c’est alors que les prières et les invocations leurs étaient adressées par le chef de famille.

Plat

Plat, Madagascar, avant 1990. Bois monoxyle. Dim. : 19,5 x 37,2 x 26 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Claude Germain. Inv. 71.1990.57.74.

Ces plats rituels comportent quatre pieds et des anses de préhension. Cela permettait d’orienter le récipient en fonction des points cardinaux, aucun des objets utilisés lors des rites et des cérémonies n’étant placé de façon aléatoire.Les zébus jouaient également un rôle crucial dans diverses cérémonies ainsi que lors des cultes de possession connus sous le nom detrombaou de bilo. Le terme « tromba », d’origine sakalava désignait une possession bénéfique où le dialogue avec les ancêtres se faisait à travers les sacrifices mais aussi par les rêves et la transe permettant d’implorer les conseils d’un esprit pour régler un problème. Le « bilo», terme d’origine betsileo était une sorte de rituel d’exorcisme.Une mauvaise santé physique ou psychique persistante indiquait qu’une personne était la proie d’un esprit malveillant. Le malade était fêté comme s’il était déjà un ancêtre et une statuette était sculptée, une partie de l’écorce restant en place. Cette figure servait de réceptacle au mal et était jetée à l’eau.

Au plus près des frontières avec les espaces invisibles, les astrologues et les devins officiaient pour guider et protéger les membres de la communauté. C’est l’ombiasy, cumulant la fonction de devin et de guérisseur, qui diagnostiquait le problème et qui élaborait le remède à placer dans le réceptacle — une corne, une boîte, une bouteille ou un petit récipient orné d’un visage sculptéou déterminait les éléments à assembler en collier. Charmes et amulettes odyet moharapréservaient l’individu, apportaient guérison ou succès à leurs détenteurs, tandis que les talismans sampyassistaient un groupe. Les ody n’étaient pas tous destinés à être portés. Certains pouvaient être pendus au panneau en roseau constituant le mur de la maison pour favoriser, par exemple, l’accroissement des troupeaux. Les éléments composant la charge magique de ces charmes provenaient du monde végétal (racines, graines, tronçons de bois, écorce), du monde minéral (terre, cornaline, agate et calcédoine) et du règne animal (corne, peau, poils, griffes, dents, coquillages, miel, graisse de zébu, plumes). À ces matériaux s’ajoutaient des pièces manufacturées (tiges de fer, ciseaux, clous, perles de verre, argent) et des figurines qui font directement allusion à des relations familiales ou amoureuses.

Les perles détenaient un double rôle, à la fois ornemental et protecteur. Considérées comme des biens précieux, elles étaient appelées harea (fortune) et dotées de hasina (vertu ou sacralité). La présence de ciseau ou de lames de couteau était liée à une demande de séparation, à l’idée de se débarrasser de quelqu’un ou de quelque chose. Les ody mohara sont constitués d’éléments très divers mais ils se caractérisent par un contenant en véritable corne de bovidé ou en bois sculpté en forme de corne gainée d’un perlage de verre à motifs de triangles et de losanges. Ceux comportant une petite figurine anthropomorphe étaient sans doute les plus puissants. La petite sculpture émergeait de l’amalgame qui assurait l’efficacité de l’objet de façon à être toujours visible. Ceux comportant des figurines féminines, dénommés ody fitia, étaient en général considérés comme des charmes d’amour tandis que les couples enlacés ne laissent aucun doute sur la nature des demandes formulées auprès de l’ombiasy. Le crocodile, animal redoutable, est souvent représenté ou est un des éléments entrant dans la composition de talismans protecteurs. Les ody composés d’une mâchoire de saurien recouverte d’un perlage avaient pour objectif de neutraliser le danger lors du passage d’une rivière ou d’un lac.

Amulette dents crocodile

Amulette, ornement de circoncision (note de G. Grandidier), Mérina, Madagascar, avant 1974. Dents de crocodiles, bambou, tissu et perles de verre. Dim. : 12,5 x 32 x 5,5 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Claude Germain. Inv. 71.1974.63.26.

Les figurations de crocodile sont aussi liées au pouvoir et à la richesse que peuvent apporter les objets puissants. Certains de ces réceptacles étaient destinés aux reliques royales. Les cheveux, les ongles, les poils de barbes des souverains et des personnages importants étaient conservés dans ce type très particulier de reliquaire. Les dents de crocodiles qui y étaient fixées symbolisaient l’appartenance au rang royal de son propriétaire. Les dents étaient parfois remplacées par des imitations en argent ou en or. Ils étaient portés à la ceinture lors de la circoncision des jeunes nobles. L’initiation des jeunes garçons, et la circoncision qui l’accompagnait, en particulier, chez les Merina, comme parmi d’autres populations malgaches, était le moyen par lequel les hommes “mettaient leurs fils au monde”. Il s’agissait d’un rite de passage incontournable, le moment où, quittant le statut d’enfant lié au monde féminin, les garçons allaient rejoindre le lignage de leur père.Cet exemplaire est composé de dix très grosses dents de crocodile rangées côte à côte dont les sommets sont liés ensemble par une sorte de mastic qui obture six des tubes de bambou qui les prolongent. La face extérieure de la ceinture, en tissu marron, est recouverte d’une bande décorative faite de centaines de petites perles de verre rose, bleu, jaune, marron, bleu-clair, vert et noir.

À l’instar de la vannerie, le tissage est l’un des arts les plus réputés à Madagascar. Les textiles appelés lamba renseignent sur le statut social, illustrent les passages successifs de l’existence et témoignent de la relation que les vivants entretiennent avec les ancêtres. Symbole fort de la culture traditionnelle malgache, cette étoffe est la pièce principale et emblématique du costume traditionnel malgache. Ces grandes étoles rectangulaires qui habillent le corps des vivants comme celui des morts font encore de nos jours l’unité vestimentaire du peuple malgache. Le commun des mortels se contentaient d’un lamba en coton, tandis que les nobles et les plus riches portaient des lambas en soie. Généralement de couleur blanche chez la femme, il est porté sur les épaules et, plus sombre chez l’homme, il est noué autour de la taille. Les plus beaux servent à ensevelir le corps des défunts. Chez les merina (habitants des hauts-plateaux), la tradition veut que la mère lègue son lamba à sa fille, la veille de ses noces. Filés puis tissés à la main, parfois perlés, les matériaux peuvent être très divers : coton, fibres végétales (jonc, raphia, bananier), en soie “domestique” — ou « landikely » des hauts plateaux du Bombyx du mûrier (Bombyx mori) ou ensoie “sauvage” ou « landibe » du Borocera (Boroceramadagascariensis) ou encore celle de la néphile dorée (Nephila inaurata) une espèce d’araignée que l’on trouve dans les Hautes Terres. Les motifs des ikats sakalava sont multiples : anthropomorphes, zoomorphes, géométriques ou cosmologiques. Teints ou ikatés, ils se répartissent, selon les moments de l’histoire, les régions de l’île mais également en fonction des matières utilisées, jusqu’au sens des fibres, des assemblages, des techniques de tissage, des teintures naturelles (noires, rouges, indigo, jaunes et vertes), chaque étoffe possédant un sens et constituant un langage. C’est ainsi que les vêtements de la vie se distinguent de ceux des morts — les rayures se portant horizontalement chez les vivants et verticalement chez les morts —, que le lamba est porté autour des épaules des vivants, dans le sens de la trame, alors que le linceul s’enroule, répondant aux deux axes importants à Madagascar, l’horizontal — celui du pouvoir et de la force, donc de la vie — et le vertical — celui de la spiritualité.

Statuette udi ampela

Statuette féminine udi ampela, Antanosy, Madagascar, avant 1891. Bois, perles de verre, collier en perles de verre et boucles d’oreilles en fer. H. : 30 cm. Mission Louis Catat. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Claude Germain. Inv. 71.1891.45.25.

L’art funéraire marque le passage du défunt à son statut d’ancêtre. Les pratiques et le culte qui y étaient attachés avaient — et ont encore — une grande importance dans la culture traditionnelle malgache.Les morts — dont les âmes, bien qu’invisibles, font partie du monde réel et visitent les vivants — ne sont pas écartés de la société et la terre dans laquelle ils sont inhumés est considérée comme sacrée. Les tombeaux, signes ostentatoires de prestige et de richesse pour le défunt et sa famille, souvent monumentaux, jouent un rôle fondamental dans l’hommage qui leur est rendu etsont préparés selon des rites très précis. Pour les Mahafaly, le tombeau représentait le nouveau lieu de vie du défunt, un lieu plus important que lors de son vivant. La disposition des tombeaux suivait les règles du rang social de la famille. L’emplacement des résidences des défunts n’était pas choisi en raison de sa proximité avec le village, mais de l’endroit où la communauté s’était constituée, les tombes s’organisant par quartier et suivant une hiérarchie similaire à celle des villages. Le plus ancien ancêtre était enseveli au sud, et regardait vers le nord ses descendants. Les femmes et les célibataires étaient placés à l’ouest du patriarche. En quelque sorte, les tombeaux représentaient les archives généalogiques de la communauté. L’emplacement où se situaient ces tombeaux était interdit d’accès sans suivre des rituels stricts particuliers à chaque ethnie, à l’exception de la cérémonie d’enterrement et pour chercher les troupeaux égarés. Au temps des royaumes, ces tombeaux étaient réservés aux souverains, à leur famille et à la noblesse. Les bouleversements introduits au XIXsiècle par la présence européenne, avec la déstabilisation des anciens systèmes, permirent à de plus en plus de familles roturières d’en bâtir, gages d’une forte identité sociale.En fonction des régions et des ethnies, les tombeaux adoptèrent des formes variées : larges dalles en pierre, accumulation de blocs, monolithes, édicules, enclos fermés par des palissades, érection de poteaux en bois… ces éléments délimitant le lieu où vivent les morts. Aujourd’hui, les tombes sont construites en béton, petits bâtiments aux murs couverts de peintures figuratives aux couleurs vivesreflétant la vie du disparu. Selon les moyens de la famille, les défunts étaient extraits de leurs sépultures, plus ou moins souvent, pour changer le linge dans lequel ils étaient enveloppés. L’occasion d’une fête rituelle joyeuse durant laquelle les restes de l’ancêtre étaient portés en dansant sept fois autour de sa tombe, avant d’y être redéposés. Forts de cet hommage renouvelé, ils protégeaient leur descendance et lui assuraient fertilité.

La sculpture funéraire est le reflet de la société : aux figures traditionnelles liées à la fécondité, comme les représentations féminines nues, se mêlent des éléments modernes, telle que la représentation de personnages habillés en colon. Certaines ethnies, en particulier, les Mahafaly et les Sakalava, ont développé un art très raffiné, avec des superpositions de formes géométriques et de scènes figuratives. Les poteaux funéraires aloalo, chez les Mahafaly, sont composés de motifs figuratifs et d’une succession de croissants opposés évoquant peut-être des oiseux affrontés stylisés, des cercles ou des anneaux, des losanges et des polygones. Les tombeaux sakalava étaient constitués d’une enceinte rectangulaire dont les angles comportaient des sculptures anthropomorphes et zoomorphes reliées par des traverses en bois dont la face supérieure était sculptée de frises d’animaux et de symboles de richesse. Figures féminines et masculines étaient placées face à face, mais chacune au bout d’une diagonale qui traversait la structure. Les figures féminines étaient systématiquement érigées dans les angles sud-ouest ou nord-ouest, les figures masculines au sud-est et au nord-est. Si les personnages représentés expriment la réussite sociale des disparus, ils ne sont pas leurs portraits. Les figures féminines et masculines, parfois enlacées, évoquent la fécondité, la richesse ou le lignage. Une femme et son enfant figurent la régénération et l’annonce d’une nouvelle vie. Les représentations d’oiseaux sont nombreuses. Ibis, canards à bosse, spatules et autres échassiers sont connus comme étant très prolifiques et sont donc un symbole de fécondité. Ils sont également associés à la ligne de partage avec le monde de l’au-delà. Au sommet des poteaux, ils évoquent l’âme des ancêtres. Le zébu, animal emblématique, évoque la richesse, la prospérité et le pouvoir que constituent la possession de bétail et les sacrifices des bovins immolés en l’honneur des ancêtres pour assurer la protection de leurs âmes et des descendants du défunt. Certains poteaux funéraires de section carrée, décorés de zébus et de motifs géométriques en relief étaient surmontés d’un plateau où étaient exposés les bucranes des zébus immolés. Parmi les figures qui ornent les tombeaux, certaines représentent des guerriers qui font partie d’un ensemble en rapport avec la vie du défunt. Toutefois, plusieurs grandes statues ont été conçues davantage comme de puissants gardiens de sépultures. Ces œuvres funéraires monumentales, majestueux hommages aux ancêtres, illustrent une singulière vision de la mort, perçue comme un autre voyage.

L’art et l’histoire de l’art de Madagascar ont été profondément marqués par la présence coloniale, notamment française, pendant plus d’un demi-siècle. La peinture, qui peine à̀ s’affranchir de son origine européenne, est introduite dans le royaume d’Imerina, par Radama 1er, en 1826, lorsqu’il fait réaliser son portrait par le peintre français André Coppalle (1797-1845). Il s’agit alors d’adopter un mode de représentation équivalent à̀ celui des homologues européens. La peinture est, dès l’origine, utilisée comme un outil de pouvoir au service de la mise en scène de la monarchie. Les peintres malgaches supplantent d’ailleurs, dès les années 1850, les peintres étrangers. En 1913, une école de peinture ouvre dans la capitale et, en 1922, commence celle des Beaux-Arts, sur le modèle français. La peinture des Beaux-Arts est marquée par l’individualisation des modèles et un certain réalisme et le paysage, calqué sur les canons esthétiques européens, devient un genre à part entière. Quelques années plus tard, les Ateliers d’Arts Appliqués Malgaches (A.A.A.M.), fondés par Pierre Heidmann (1892-1983), artiste-décorateur français,en 1928, incitent les peintres, ainsi que les sculpteurs, à se détacher des imitations européennes, en privilégiant les sujets locaux, traités de façon plus stylisée ou décorative. Cette modernisation alimente un marché de l’art qui connaitra un grand engouement auprès des Européens comme des Malgaches et, dans le même temps, sa dépréciation, car cet art sera rapidement qualifié d’artisanat. La photographie, en dépit de la méfiance de la reine Ranavalona Ière envers les Européens et cette nouvelle technique artistique, fait son entrée à Madagascar en 1856, importée par le biais du révérend William Ellis (1794-1872) de la London Missionary Society, une société missionnaire britannique vouée à̀ l’évangélisation en terres lointaines. Après des débuts difficiles, la photographie trouve rapidement sa fonction dans la haute société. D’abord crainte, elle est rapidement assimilée, puis convoitée. Le fils de la reine Ranavalona Ière, qui régna brièvement de 1861 à 1863, sous le nom de Radamma II, nomma d’ailleurs un photographe officiel de la cour. Les clichés de la fin du siècle sont, dans leur grande majorité, réalisés par des missionnaires et des photographes œuvrant pour des missions scientifiques ou militaires tels qu’Alfred Grandidier (1836-1921) qui est envoyé, en 1869, par le Museum d’Histoire Naturelle ou le Docteur Louis Catat (1859-1933) chargé d’une mission scientifique par le ministère de l’instruction publique, en 1889. Les photographies de cette époque comptent parmi les témoignages les plus importants de la période coloniale. Parallèlement, apparaissent des studios de professionnels dont le nombre ne cesse peu à peu de s’accroître. À partir des années 1920, les premiers photographes malgaches s’établissent et répondent aux commandes de clients aisés de portraits réalisés en studio ou en extérieur. La photographie devient une pratique sélective, accessible seulement aux membres de la maison royale, aux dignitaires et aux gens aisés de la période coloniale, qui en font un véritable outil de distinction sociale.

Par le dynamisme des expressions contemporaines et la force des œuvres antérieures, les arts de Madagascar n’appartiennent pas au passé. À la croisée des mondes, se déployant sans contraintes de style ou de motifs, ils ne peuvent être comparés à ce qui se fait ailleurs et révèlent ainsi toute leur singularité.

Madagascar. Arts de la grande île. Musée du quai Branly (18 septembre 2018-1er janvier 2019). Commissaire : Aurélien Gaborit, historien de l’art, responsable des collections Afrique et du Pavillon des Sessions (musée du Louvre).