



20 x 26 cm, © Muséum d’histoire naturelle de Toulouse. Inv. ETH OC 981 1 1.
À l’âge de seize ans, Louis-Marie-Julien Viaud, dit Pierre Loti (1850-1923), alors qu’il passait une enfance austère, affirma sa volonté de devenir officier de marine et, en 1866, c’est à Paris qu’il prépara l’École navale, au Lycée Napoléon (Henri IV à partir de 1873). Reçu au concours l’année suivante, il partit sillonner les mers du globe. Succombant à son tour à la « sensualité » des îles, il allait réaliser ce que Gustave n’avait pu faire, jouant les reporters ethnologues, dessinant des idoles, des tatouages, des portraits, des scènes de genre et des paysages : « Je comprenais pour la première fois de ma vie tout le chemin déjà parcouru dans ma tête par ce projet, à peine conscient de m’en aller aussi, de m’en aller même plus loin que mon frère, et plus partout, par le monde entier (Le Roman d’un enfant, 1890, chapitre LXXV) ». Il était tout juste âgé de vingt-et-un ans lorsque, le 15 mars 1871, il s’embarqua, en tant qu’aspirant de marine, à bord du Vaudreuil, un aviso à hélice. Le 11 octobre, il arriva à Valparaiso d’où il repartit, le 19 décembre, cette fois à bord de La Flore, une frégate appartenant à la division navale du Pacifique, commandée par le contre-amiral François-Théodore de Lapelin (1812-1888). L’objectif de cette campagne était de visiter diverses îles, dont les Marquises, Tahiti et, en premier lieu, Rapa Nui, d’y effectuer des relevés hydrographiques mais aussi d’en rapporter un moai. À son arrivée en France, en 1872, la tête monumentale en tuf volcanique collectée par Lapelin fut installée au Jardin des Plantes, face à̀ l’une des entrées du Muséum d’Histoire Naturelle. Elle fut, par la suite, transférée dans le hall de l’entrée du Musée de l’Homme, ouvert en 1938, avant de trouver sa place définitive, au Musée du quai Branly. Un prélèvement probablement tout autant motivé par la science que par le désir de rivaliser avec le contre-amiral Richard Ashmore Powell (1816-1892) qui, en 1868, commandant la frégate britannique Topaze, obtint deux statues aujourd’hui conservées par le British Museum. Le 3 janvier 1872, l’expédition française arriva à proximité de cette île perdue dans l’immensité du Grand Océan. La Flore y fit escale, du 3 au 7 janvier, dans la baie de Hanga Roa. Découvrant une ancienne civilisation moribonde et une population au bord de l’extinction, Julien prit conscience de l’effet dévastateur que l’Occident pouvait avoir sur d’autres cultures. Ainsi, cette première escale le marqua profondément. Pendant les quatre jours de cette étape, encouragé par ses officiers supérieurs, il arpenta l’île en tous sens, consignant tout ce qu’il voyait, s’intéressant aux habitants, à leur quotidien, à leur histoire, à leurs coutumes et à leurs croyances disparues, ce qui lui permit de recueillir des objets. Situation particulièrement rare pour un aspirant, il disposait de sa propre chambre dans l’entrepont de la frégate, qu’il put ainsi aménager avec ses collectes. Par l’intermédiaire de sa sœur, Marie Bon (1831-1908), artiste peintre, à qui il envoyait ses dessins et ses notes, la fameuse revue L’illustration publia, sous le titre « L’île de Pâques, Journal d’un sous-officier de l’État-Major de La Flore », un grand article dans ses numéros des 17, 24 et 31 août 1872, repris dans son ouvrage Reflets sur la sombre route (1899). Des articles remarqués, considérés aujourd’hui comme de précieux témoignages ethnographiques sur les derniers moments de la culture rapa nui. L’autre contribution de Viaud à la notoriété de cette culture concerne les vestiges de son ancienne écriture, les rongorongo, ces tablettes en bois gravées de glyphes. Julien réalisa trois estampages de la tablette dénommée mamari (aujourd’hui conservée au musée de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie de Picpus à Rome, Inv. P003). Il releva également soigneusement quelques lignes de ces caractères étranges, assorties d’interprétations fournies par Mgr Florentin-Étienne dit Tépano Jaussen (1815-1891), premier vicaire apostolique de Tahiti qui se passionnait pour ces tablettes. Du 19 au 24 janvier, ce fut une escale aux îles Marquises. Après la rudesse de l’île de Pâques, Viaud rencontra, dans cet archipel, la magnificence de paysages luxuriants. Le navire jeta l’ancre dans l’île de Nuku Hiva et quitta le mouillage cinq jours plus tard. Il rencontra la reine Vaekehu (vers 1825-1901) dont il réalisa le portrait et s’appliqua à relever les motifs des tatouages qui ornaient ses mains et ses pieds. Il réussit également à acquérir quelques objets. Le 29 janvier 1872, La Flore jeta l’ancre au large de Papeete et reprit la mer le 23 mars, avant de faire une nouvelle escale dans l’île fin juin début juillet de la même année. Viaud fut enchanté par ce pays où, dix ans auparavant, vécut son frère Gustave. Dans les pas de ce dernier, et bien que sa quête fut décevante, elle devint la matière première de l’un de ses romans les plus fameux : Le Mariage de Loti (1880).À Papeete, Julien fréquenta à son tour la cour de la reine Pōmaré IV, dont il dessina le portrait. C’est là que les suivantes de la reine le baptisèrent « Loti » (fleur tropicale rose proche du laurier), nom qu’il adoptera comme pseudonyme littéraire. En 1881, Loti fut promu lieutenant de vaisseau et publia son premier roman officiellement signé « Pierre Loti » : Le Roman d’un spahi. Découvrant ensuite la Bretagne, il s’en inspira pour écrire ses ouvrages les plus célèbres : Mon Frère Yves (1883) et Pêcheurs d’Islande (1886). En 1886, de retour en France, Loti se maria avec Blanche Franc de Ferrière (1859-1940). En 1890, il publia Le Roman d’un Enfant, roman dans lequel il se rappelle une enfance solitaire et triste. Ses ouvrages lui valurent une immense popularité et d’être élu, en 1891, à l’Académie française, contre Émile Zola (1840-1902), en remplacement d’Octave Feuillet (1821-1890), devenant ainsi le « plus jeune immortel de France ». Régulièrement embarqué dans le cadre de ses fonctions — souvent en Extrême-Orient —, l’écrivain se passionna pour les mœurs, les paysages et les habitants de chaque nouveau territoire visité (la Turquie, la Terre sainte, l’Égypte, la découverte d’Angkor…), profitant de ses permissions pour transformer sa maison rochefortaise avec des décors extraordinaires rapportés des quatre coins du globe mais également de toutes les époques. Durant la Première Guerre mondiale, il fut affecté comme agent de liaison auprès du général Joseph Gallieni (1849-1916). Durant quatre ans, il publia des reportages de guerre ainsi que plusieurs récits qui visaient à soutenir la cause des Alliés : La Hyène enragée (1916) et L’Horreur allemande (1918). Il reçut la grand-croix de la Légion d’honneur en 1922 et mourut l’année suivante, dans sa propriété d’Hendaye où il s’était définitivement retiré. Ses collections océaniennes, pour l’essentiel, furent dispersées le 29 janvier 1929, à Drouot, par son fils Samuel (1889-1969).
L’univers de Loti nous entraîne dans un voyage inattendu où ses souvenirs et ses obsessions se mêlent pour transformer la banalité du quotidien et susciter le merveilleux. Mais comment qualifier cet extravagant personnage qui passait son temps à se déguiser et qui vivait dans un Palais des mille et une nuits ? À défaut de pouvoir conjurer sa peur de la mort et du quotidien, il tenta de l’exorciser en faisant de sa vie une interminable représentation théâtrale dont il fut le principal personnage.

Et Julien Viaud devint Pierre Loti. Le voyage de La Flore dans le Pacifique, 1872.
Du 10 juin au 30 septembre 2023.
Musée Hèbre, 63-65 avenue Charles de Gaulle, 17300 Rochefort.
Catalogue : « Et Julien Viaud devint Pierre Loti. Le voyage de La Flore dans le Pacifique, 1872 », sous la direction de Claude Stéphani, 111 ill., 140 pp., 22 x 24,5 cm. Éditions de l’Étrave, Igé, 2023, 25 €.
Pierre Loti – Gustave Viaud, deux frères unis par la mer.
Du 12 juillet au 31 décembre 2023.
Musée national de la Marine, Hôtel de Cheusses/Arsenal, 1 place de la Galissonnière, 17300 Rochefort.Ancienne école de médecine navale, 25, rue amiral Meyer, 17300 Rochefort.
