Entre figuration et abstraction, un destin d’exception
Orbes, huile sur toile, 100,3 x 150 cm, 1951, coll. privée.
® M.-L. Moisset.
Chapoval fait partie de ces artistes qui ont vu leur parcours artistique contrarié par une vie tragiquement écourtée. Peintre à la vocation tardive, toute son œuvre s’est développée en un temps très court d’une dizaine d’années, et c’est près de huit cents toiles qu’il a peintes pendant cette période, dans une violence de création et une passion rares. La forte personnalité du peintre alliée à l’intelligence de son art et à la perception particulière qu’il a de la lumière et de l’espace l’ont amené à réaliser une œuvre caractérisée par une impérieuse volonté de privilégier l’instinct et la spontanéité sur la théorie. D’une façon générale, tout son art, si déterminé soit-il, si marqué, si résolument neuf, est l’héritier de tout ce qu’il y a d’essentiel dans le génie plastique de ses prédécesseurs : « Il y a chez tous les maîtres (dessins et peintures préhistoriques compris) des constantes qu’il me plaît d’étudier avec passion » (Journal, 20 février 1944). Indéniablement en avance sur son époque, il a réussi à créer un langage pictural unique, d’une grande diversité et d’une grande puissance créatrice, s’exprimant par une utilisation personnelle de la couleur, élément essentiel de ses compositions.
Toute sa vie, Chapoval s’est donné entièrement à son travail, avec intransigeance, ne cessant de manifester son sens de la vie et son inquiétude : « À dire vrai je ne suis rien d’autre qu’un être totalement dévoué à son art. […] Être toujours prêt à peindre, donc à vivre » (Journal, 9 mars 1944). Doué d’un tempérament de chercheur, Chapoval montre avec quelle justesse il a su tirer le meilleur du cubisme — s’il repensa ce dernier, ce fut de l’intérieur, avec subtilité — puis, s’orientant progressivement vers l’abstraction, arriver à une grande force lyrique. Déployant toutes ses ressources, tentant toutes les manières, son art évoluera rapidement à travers une suite fervente d’expériences où l’unité de style demeure, même lorsqu’il assimile une influence.
Le peintre occupe, dans l’art de l’après-guerre, une place unique, dépassant l’opposition « abstraction-figuration » qui caractérise à ce moment là le monde de l’art. Ayant alors conquis sa place au sein du mouvement abstrait lyrique, cet artiste, qui était considéré par les amateurs d’art comme par les critiques de son époque comme l’un des plus doués et des plus attachants de sa génération, devrait aujourd’hui figurer parmi les grandes personnalités de ce mouvement du XXe siècle. Mais sa disparition prématurée n’a pas permis à son œuvre de s’inscrire durablement dans l’histoire, laissant l’impression, fallacieuse, d’un travail inachevé qui, aujourd’hui encore, reste trop ignoré.
Paris, capitale des arts avant guerre
Le contexte historique et artistique de l’après-Seconde Guerre mondiale dans lequel évolue Chapoval demeure complexe. Paris, considéré comme capitale des arts, entend bien garder son titre. Certains critiques s’emparent d’un nouveau courant abstrait pour tenter de redonner son rang à la capitale. Cette période est également le témoin de débats virulents qui agitent le monde de l’art entre artistes non figuratifs — ne se référant à aucun aspect du monde visible — et tenants d’une tradition figurative.
L’art abstrait représente la deuxième grande césure après l’impressionnisme dans l’histoire de la peinture. Il est cependant difficile de le définir et de lui trouver une origine précise, ce mouvement rassemblant un ensemble de tendances regroupées dans l’art non figuratif, cette dernière appellation désignant un domaine de la création artistique où de nombreuses orientations se sont développées ou se sont combattues.
Si l’« invention » de l’abstraction est le résultat de la dislocation de la couleur et de la forme amorcée par les fauves et poursuivie par les cubistes — qui prend sa source dans les dernières œuvres de Cézanne et s’est développée de 1907 à 1914 autour de Braque et de Picasso —, il faut souligner que, au début du XXe siècle, les diverses tentatives sont souvent restées sans suite immédiate pour leurs auteurs, certains passant de la figuration à l’abstraction puis, pendant un certain temps, de l’abstraction à la figuration.
Entre 1910 et 1920, Larionov et Natalia Gontcharova créèrent à Moscou le rayonnisme, alors que Kandinsky, Mondrian et Malevitch furent parmi les premiers à s’exprimer en utilisant un langage abstrait. De 1920 à 1930, ces nouvelles formes d’abstraction donnèrent naissance à différents groupes d’artistes qui, s’appuyant sur les manifestes de leurs aînés, souhaitaient établir un nouveau système pictural. L’art non figuratif, de son côté, fut inventé dans les années 1940 par le peintre français Jean Bazaine. Ainsi, plusieurs générations se rapprochent avec bonheur, depuis les grands aînés qui naquirent avant 1900, jusqu’aux plus jeunes, nés après 1925.
Un réfugié russe à Paris
Alors que la Première Guerre mondiale et la Révolution russe de 1917 feront basculer l’Europe et la Russie dans un monde autre, la nouvelle conception de l’art des artistes d’avant-garde russes — qui rejettent les canons, les valeurs et les goûts reçus pendant des siècles — sera en grande partie bloquée dans un pays bouleversé par les difficultés de la vie puis par l’instauration de l’académisme soviétique. Une situation qui contraindra de nombreux artistes à l’exil afin de pouvoir exprimer librement leur art, en particulier vers la France et Paris où ce regroupement favorisa l’émergence d’une vie communautaire intense et où nombre de créateurs russes vont animer, avec beaucoup d’autres, la création parisienne de l’époque, tout en se confrontant à de nouveaux modèles esthétiques.
La France, pays de migration
Les relations entre la France et la Russie ont une très longue histoire. Avec Catherine II se développe un intérêt particulier envers la culture et la vie intellectuelle de la France, le français devenant d’ailleurs la langue de l’aristocratie. Une empreinte si forte que la France sera, jusqu’en 1931 — apogée numérique de la présence russe —, le plus grand pays d’immigration en Europe. Ainsi, dans les années 1920, elle accueille entre soixante-dix mille et quatre-vingt mille Russes ayant quitté leur pays en proie à la guerre civile et en voie de soviétisation. Le statut de réfugié, créé à la fin des années 1920, garantit alors à tout Russe capable de prouver son origine nationale auprès de l’OCRR (Office central des réfugiés russes) une certaine protection. Arrivée à Paris en 1924, la famille Chapoval fait donc partie de la plus grande colonie russe hors de Russie.
L’opinion française, le plus souvent, se représente l’installation des Russes à Paris comme celle d’émigrants composés d’artistes et d’intellectuels en butte au déclassement social. Représentation qu’il convient naturellement de relativiser. À côté du stéréotype du vieil officier russe blanc reconverti en chauffeur de taxi et du petit monde échevelé du Montparnasse des Années folles, on n’aura garde d’oublier les ouvriers russes de Billancourt.
C’est dans cette atmosphère que Chapoval passe toute son enfance à Paris.
L’apprentissage
À Paris, l’abstraction, entre les deux guerres, est reléguée au second plan par des groupes plus actifs. En attendant des jours meilleurs, elle ne peut qu’assurer sa survie grâce à un petit nombre de mouvements dont le principal sera, de 1931 à 1936, Abstraction-Création — relayant Cercle et Carré, groupe fondé par Joaquim Torrès-Garcia et Michel Seuphor en 1929 qui ne vécut que le temps d’une exposition et de deux numéros de revue. Abstraction-Création, association artistique internationale fondée à Paris le 15 février 1931, avait pour vocation de regrouper les peintres abstraits de toutes les tendances et, en fait, presque tout ce que l’art abstrait du début du XXe siècle compte comme peintres de valeur adhère à celle-ci. Elle organise de grandes expositions et propose des conférences, faisant de Paris un véritable pôle dans le domaine de l’abstraction.
Par conséquent, tout ne fut pas négatif au cours de cette période et il y eut de nombreuses manifestations intéressantes pendant l’occupation. L’Exposition internationale Arts et Techniques dans la vie moderne, qui se tient à Paris du 25 mai au 25 novembre 1937, est l’occasion des premiers grands bilans de l’art moderne. 1938 voit l’Exposition internationale du surréalisme à la Galerie des beaux-arts. En 1941 naît le mouvement des Jeunes peintres de tradition française qui s’exprima en une suite de manifestations individuelles — plus ou moins clandestines — animées par la conviction qu’un art d’avant-garde devait survivre.
Chapoval rencontre pour la première fois Picasso en 1938, côtoie les galeries d’art et commence à fréquenter la fameuse académie de la Grande Chaumière, à Montparnasse, en 1939.
Juin 1940, c’est l’émergence de l’occupation allemande et de son cortège d’exactions et l’apparition de l’édition parisienne de Signal qui allait contribuer à la diffusion de l’esthétique nazie. Durant toutes ces années, même si des expositions ont lieu et si le Salon d’automne a ouvert ses portes chaque année, de 1940 à 1944, les préoccupations artistiques sont reléguées malgré tout au second plan. Néanmoins, certains artistes s’engagent dans une voie nouvelle qui les détourne sensiblement du classicisme. Quelques tentatives d’évolution plastique se mettent en place, grâce à des peintres comme Le Moal, Bazaine, Manessier, Pignon, Tal Coat, Estève ou Lapicque qui s’éloignent de la représentation de la nature et donc, d’une certaine façon, de la figuration de grande tradition française. En 1941, Jean Bazaine et André Lejard organisent à la galerie Braun une exposition — qui réussit à passer à travers la censure officielle — intitulée Jeunes peintres de tradition française, révélant un nouvel art qui allait attirer toute une partie de la création plastique. Les thèmes évoluent, se schématisent et se font plus abstraits. Ces peintres modernes à tendance non figurative occupent le devant de la scène et seront bientôt désignés sous le vocable de Nouvelle école de Paris.
Baigné dans cette atmosphère effervescente, comment le jeune et fougueux Chapoval aurait-il pu résister à une aspiration remontant à son adolescence ? C’est en 1942 qu’il décide donc de se consacrer à la peinture, abandonnant médecine et littérature. Il dessine alors beaucoup, se rendant régulièrement à la Grande Chaumière, s’asseyant probablement dans la fameuse vaste salle de cette académie où peintres professionnels comme amateurs pouvaient s’exprimer en toute liberté. Il réalise ainsi des croquis pris sur le vif où le motif prend forme au travers d’une ligne souple et ferme. Des croquis qui attestent, s’il en était besoin, ses dons spontanés de dessinateur et qui montrent une faculté à saisir les raccourcis du réel dans une gamme raffinée de couleurs où se fait jour une disposition à l’imagination pure.
Les toutes premières toiles figuratives des années 1942-1944 sont empreintes d’un certain classicisme, mais dénotent déjà une fermeté de construction et une richesse de matière qui préfigurent son futur mode d’expression. Chapoval peint alors surtout des paysages, des natures mortes et des personnages qu’il observe dans la rue avec une thématique particulière liée au théâtre et aux marionnettes. Déjà ses œuvres sont l’expression d’une passion où l’écriture agile et nerveuse, le sens de la matière, la force de la couleur et de la composition dominent. Des qualités annonciatrices d’une peinture en devenir.
L’occupation allemande l’oblige à quitter Paris. Il se réfugie en zone libre, à Marseille, où il se lie d’amitié avec le peintre Roger Van Gindertaël qui, jusqu’à la fin, sera un conseiller attentif. Il suit des cours à l’École des beaux-arts de Marseille puis à celle de Toulouse où il s’installe pour un temps.

« Composition grise ». Signée et datée 1948-7 en bas à droite. Huile sur toile, 46 x 38 cm. © Archives Tajan, coll. privée.
Octobre 1944 voit son retour à Paris et à la Grande Chaumière. Il sait ce qu’il cherche, reste à découvrir les moyens qui lui permettront d’atteindre son but et, devant la pluralité des voies possibles, de choisir entre toutes celles qui l’y mèneront.
Le 4 octobre, Picasso adhère au Parti communiste français. Le 6 s’ouvre au Grand Palais le Salon d’automne — baptisé Salon de la libération. C’est la première grande manifestation d’art libre, après quatre ans d’occupation allemande. L’œuvre de Picasso occupe une salle entière avec soixante-dix-huit peintures et sculptures, provoquant de très violentes polémiques. Le 8, une foule de jeunes gens décrochent ses toiles. Dans un Paris tout juste libéré, cet acte d’intolérance provoque l’indignation.
Admirateur de La Fresnaye et de Juan Gris, Chapoval peint des paysages et des natures mortes dans un style cubisant où il réinvente avec subtilité la double leçon de ses deux devanciers. On y décèle — comme chez nombre de ses camarades — un retour vers la nature qui s’explique par la redécouverte de la campagne chez ces artistes obligés de quitter la ville pendant la guerre. Harmonie des tons éclatants, légèreté nerveuse du dessin, justesse de la lumière, solidité délicate de la forme qui ne fait qu’un avec le support résident dans l’acuité du trait et la nervosité du rythme. On devine la direction qu’il a choisi de prendre, à la poursuite d’un dépouillement et d’une harmonie de lignes et de plans servis par une palette sobre où s’exprime sa sensibilité.

« Jeux de lumière », 1948. Huile sur toile, 81 cm x 65 cm.
Signée en bas à droite, datée au dos : 28.7.1948. © Coll. MET.
Géométrie contre lyrisme
La fin de la guerre, en 1945, entraîne l’art abstrait dans un phénomène qui devient mondial. Alors que, pendant cinq ans, l’occupation allemande avait « muselé » la vie culturelle, Paris connaît une atmosphère intellectuelle et artistique débridée, assombrie cependant çà et là par les noirs souvenirs de l’Occupation et les traumatismes qui en résultent. Et, même si le centre artistique mondial se déplace sensiblement de Paris à New York — à partir de 1933, les Etats-Unis accueillent des artistes ayant fui l’Allemagne et, en 1936, s’était créée à New York l’Association des artistes abstraits américains —, la capitale française continue cependant d’attirer les artistes étrangers et demeure le lieu obligé de l’avant-garde en Europe.
Un nouveau Louvre, transformé par de sérieuses campagnes de travaux, rouvre peu à peu ses portes et, grâce à la compétence et à la ténacité des hommes chargés de la sauvegarde des biens culturels, les grands chefs-d’œuvre rejoignent le palais.
La vie artistique reprenant naturellement ses droits, tout semblait possible aux jeunes artistes qui avaient le sentiment que l’art, pour exister, devait emprunter de nouvelles voies. Après la disparition de Malevitch (1935), de Delaunay (1941), de Mondrian (1944) et de Kandinsky (1944), René Drouin organise dans sa galerie une grande exposition intitulée Art concret. Dans la foulée, bon nombre de nouvelles galeries ouvrent leurs portes, principalement dirigées par des femmes comme Denise René, Lydia Conti ou Colette Allendy qui, ayant foi dans la promotion d’un langage minoritaire, soutiennent ces jeunes peintres et sculpteurs, à l’instar de leur aînée, Jeanne Bucher.
La presse déchaînée et multiple consacre ses colonnes aux manifestations de l’art et, en particulier, de la peinture. Les enjeux artistiques font figure d’enjeux politiques et les journaux tels que Le Figaro, Combat ou L’Humanité n’hésitent pas à embaucher pour alimenter cette rubrique des plumes aussi averties qu’acérées. Léon Degand, Julien Alvard, Charles Estienne, Roger Van Gindertaël, Michel Ragon et Michel Tapié sont les principaux critiques et théoriciens qui soutiennent ce courant par une intense réflexion critique. Avec quelques écrivains comme Jean Grenier, Pierre Courthion, Camille Bourniquel et Pierre Descargues, ils défendent avec ardeur ces artistes, s’opposant souvent violemment aux contradicteurs, alors nombreux, issus de l’une ou de l’autre tendance. Effectivement, l’abstraction se divise en deux clans bien distincts : d’une part la géométrie et d’autre part le lyrisme. Les recherches de certains artistes comme Atlan, Bissière, Mathieu ou Wols (exposés, respectivement, à la galerie l’Arc-en-Ciel en 1944, par René Drouin en 1945, par Lydia Conti en 1947 et par René Drouin en 1947) opposent à la rigueur froide de la première, la chaleur et la générosité du geste et de la matière de la seconde, se réclamant plus des premières Compositions de Kandinsky où la spontanéité et l’inconscient déterminent l’œuvre, que de l’abstraction réfléchie d’un Mondrian ou d’un Malevitch. Ces peintres, qui n’ont jamais voulu fonder une quelconque école, parviennent chacun à trouver leur mode d’expression personnel.
Dans le même temps, des Salons permettant aux jeunes créateurs de s’exprimer, quels que soient leurs moyens, se créent pour les accueillir (Les Surindépendants [1934], puis Réalités nouvelles [1939 — se substituant à l’association Abstraction-Création — et qui reprend son activité en 1946], initialement vouée à la géométrie), Salon de Mai [1943] et La Jeune Sculpture [1949]).
De son côté, Chapoval poursuit avec acharnement son travail. Avec l’indépendance d’esprit et de création qui le caractérise, il entre dans le combat cubiste, se nourrit de cet apprentissage en reconstruisant la cruche, le verre et la table en secteurs, en arcs et en triangles. Des formes qu’il décompose pour mieux les reconstituer, les unes à travers les autres, préparant son futur passage à l’abstraction.
Vers le mois de juin, sa peinture prend une direction nouvelle avec des compositions structurées et déterminées par des plans géométriques où l’ombre et la lumière jouent avec l’harmonie des couleurs : « Tout le mois de juin j’ai fourni un grand travail dans une voie qui m’eût bien étonné il y a seulement deux mois. Mais il devient nécessaire de s’exprimer de certaine manière : cela arrive ainsi sans que la volonté intervienne consciemment, l’essentiel est d’engager toujours sa sincérité et sa foi » (Journal, 8 juillet 1945).
Les années 1946-1947 sont consacrées à l’assimilation du cubisme, en particulier par l’intermédiaire de la nature morte. Pourtant, Chapoval ne rompt pas tout de suite avec le figuratif. Bien au contraire, il semble vouloir épuiser les différentes solutions figuratives présentes sur la scène artistique de l’époque, comme pour être sûr qu’elles ne lui conviennent pas.
Les lignes au tracé foncé abandonnent leur fonction de lignes de contour pour composer leur propre motif sur les formes de couleur. La ligne n’est plus là uniquement pour cerner une forme colorée mais devient un élément expressif qui joue son propre rôle. Chapoval libère traits, formes, volumes et couleurs avec pour objectif de rendre à ces éléments plastiques leur pouvoir animé tout en les affranchissant de leur servitude à l’égard du sujet, assurant ainsi leur autonomie.
Ce jeune artiste qui fait entrer dans ses compositions tant d’objets de la vie courante reste un peintre avant tout : rapports heureux des proportions, densité, jeu de l’ombre et de la lumière et exécution où rien ne pèse sont ses principales qualités.
1947. On ne s’est jamais tant inquiété de l’orientation et de l’avenir de la peinture. Les critiques d’art n’hésitent pas à sortir de leurs prérogatives, qui prônant le réalisme, qui l’abstraction, ne s’embarrassant pas d’endosser le rôle de conseiller et allant même jusqu’à organiser des expositions pour défendre leurs opinions, certains jeunes peintres se laissant facilement influencer par ces derniers.
En 1946, les Amis de l’art, sur l’initiative de la galerie Drouant-David — au 52, rue du Faubourg-Saint-Honoré —, fondent le prix Drouant-David de la jeune peinture, faisant revivre l’ancien prix Paul Guillaume, décerné chaque printemps à un artiste de moins de trente ans par un jury composé de peintres, de critiques et d’amateurs d’art. Pour cette année 1947, l’exposition de la galerie Drouant-David réunit plus de quatre-vingts envois. Le jury accorde le prix Drouant-David à Vincent Guignebert, Calmettes et Chapoval se partageant le second prix Carrefour de la jeune peinture.
Avec l’obtention de ce prix et la présentation de ses peintures récentes à la galerie Jeanne Bucher, 1947 représente une étape décisive dans la carrière de Chapoval. Cette même année, il fait la connaissance de l’un des plus grands collectionneurs du XXe siècle, Roger Dutilleul, qui devient un ami et avec qui il échangera une longue correspondance.
La recherche de l’artiste dépasse de très loin le problème du figuratif et du non-figuratif. Pénétrant un peu plus le cubisme, il dessine, peint et compose avec une rigueur, un sens du style et une justesse de touche rare, épurant sa peinture pour ne réduire les apparences qu’à leurs éléments premiers de formes et de couleurs. À travers une ordonnance rigoureuse du graphisme et des surfaces, il révèle un goût pour les structures claires, les plans largement déterminés aux rigoureux découpages et des harmonies sobres et adoucies utilisant surtout les gris, les bruns, les verts, quelques bleus, évitant tout contraste discordant. Peu à peu, les objets s’estompent. Les plans colorés se superposent. Le jeu des blancs et des noirs accuse la profondeur avec vigueur et un sens particulier de la matière et du sujet choisi ou inventé. Gindertaël, l’ami et le conseiller de toujours, préface le carton d’invitation de l’exposition de la galerie Jeanne Bucher avec ces mots : « Cette peinture est figurative, puisqu’on y “lit” des objets familiers : un verre, un pot, une coupe, des fruits, voire une figure humaine, un paysage ; mais aussi bien, en un instant, ils disparaissent (certains ne les verront même jamais) et se substitue à eux un pur jeu de formes nées d’une intention constructive, de la rencontre des plans lumineux, ou plutôt de la subjectivisation des données formelles : cet art est donc abstrait. »
Passionné de l’objet, Chapoval recompose celui-ci grâce au jeu d’une sensibilité et d’une acuité plastique remarquables où seules l’architecture de la toile et l’économie de la composition semblent compter pour lui : « L’essentiel est que le tableau vous regarde. Ce n’est pas à l’amateur de le regarder — surtout avec des idées ou une sensation préconçues —, il doit se contenter de le voir, c’est-à-dire de croiser son regard avec le sien, afin de soupçonner la pensée, ou mieux l’émotion profonde et intime de l’artiste. Deux êtres vivants qui communiquent tant que bien que mal ! » (lettre de Dutilleul à Chapoval, 8 juillet 1947).
Le passage à l’abstraction
À la recherche de plus de liberté, 1948 représente pour Chapoval le passage à l’abstraction. Solitaire et indépendant, il s’est toujours tenu volontairement à l’écart des écoles et des courants de son époque : « Il n’y a pas d’esprit d’aventure sur commande. J’ai une haine profonde de la théorie en art – de toute théorie. Toute systématisation me fait horreur » (Journal, 20 février 1944). Si son choix a été de n’appartenir à aucun groupe, pour autant, il n’est pas isolé intellectuellement. Il se dirige alors vers une peinture tout de suite non figurative, sans concession ni compromis, sans aucune allusion à la nature : « … de là à dire que ces peintures sont abstraites, il y a peu à faire. Mais ces questions de terminologie ne m’importent pas. Ce qui m’importe, c’est d’avoir une grande liberté d’esprit (avec évidemment toutes les sujétions qu’une telle attitude comporte) et de me soumettre de mon mieux à toutes les exigences plastiques d’une toile » (correspondance avec Dutilleul, 17 août 1948).
Son profond besoin de construction rigoureuse des volumes et des couleurs connaît alors une nouvelle orientation : « Je vous sens toujours plein d’ardeur au travail et toujours préoccupé de votre idéal. […] Cet idéal qui, me dites-vous, tend de plus en plus vers “une construction rigoureuse où formes, couleurs, volumes me satisfassent par leur jeu [correspondance de Chapoval à Dutilleul, 17 août 1948]” correspond tout à fait au mien et je suis très heureux de me trouver d’accord avec vous » (correspondance de Dutilleul à Chapoval, 21 août 1948).
1948 voit l’aboutissement de toutes ces années de préparation qui lui ont permis d’assimiler la leçon cubiste qui n’est pas de décomposer l’objet mais de retrouver son rythme créateur. Il ne retient plus, dans de grandes géométries simplifiées, scandées par de longues diagonales, qu’une matière modulée, clivée en plans verticaux ordonnés en sévères compositions abstraites grises et bleutées. Les jeux de lumière y viennent éclairer des camaïeux de tons sourds extrêmement subtils. L’œuvre est le fruit d’une expérimentation axée sur la matière, la ligne et la couleur. Néanmoins, si Chapoval considère la géométrie plus comme un accessoire que comme un objectif, elle lui sert, au travers des lois de la division verticale et horizontale de l’espace, à obtenir des effets de symétrie, de miroir, de kaléidoscope et, ainsi, à trouver l’équilibre de ses compositions où règne la fusion heureuse et intime des lignes et des couleurs.
1949 voit le triomphe de l’abstraction. L’association des Amis de l’art, créée par Gaston Diehl, le fondateur du Salon de Mai, avait publié l’année précédente une plaquette au titre évocateur de Pour ou contre l’abstrait, qui contribua largement à en diffuser la connaissance. Michel Seuphor organise en avril, à la galerie Maeght, l’exposition Premiers maîtres de l’art abstrait — qui donnera lieu à la publication, en 1950, de L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres. En juin est publié le premier numéro de Art d’aujourd’hui, revue consacrée à la défense et à la promotion de l’abstraction géométrique. Fondée par André Bloc, alors directeur de L’architecture d’aujourd’hui, à l’initiative du peintre Edgard Pillet, la revue a pour but de combler un vide éditorial face à la multiplication des expositions organisées par les galeries et à l’incompréhension que rencontre l’avant-garde abstraite. Peu après, Edgard Pillet et Jean Dewasne ouvrent, en octobre 1950, dans des locaux situés rue de la Grande-Chaumière, l’Atelier d’art abstrait (1950-1952) qui se proposait d’être à la fois un lieu d’enseignement et de réflexion sur l’art abstrait contemporain où les conférences publiques régulièrement organisées constituèrent sa principale activité. Une ouverture qui causera quelques remous dans le monde de l’avant-garde de l’époque, son existence revenant, pour certains — notamment les abstraits lyriques —, à « académiser » l’avant-garde abstraite avec, en particulier, la publication du pamphlet de Charles Estienne, L’art abstrait est-il un académisme ? De son côté, le Salon de Mai s’ouvre largement aux jeunes artistes abstraits.
Chapoval, égal à lui-même et fidèle à son désir de trouver un mode d’expression bien personnel, garde ses distances vis-à-vis de ces querelles. Toujours avide de découvrir des formes originales, il évolue vers un graphisme plus dur, mais n’en a pas moins gardé ses qualités de justesse et de sensibilité.
Poursuivant jusqu’à l’abstraction pure la décomposition des éléments et de la lumière en plans géométriques, 1949 voit l’affranchissement complet de la non-figuration.
Cherchant l’accord de la forme et du trait, Chapoval déploie toutes les manières dans une unité de style en utilisant de multiples thèmes où apparaissent un instinct de la couleur, de la matière, et une fougue d’inspiration s’appuyant sur une architecture solide animant les surfaces. Le trait s’épaissit et se plie à angle droit, la palette monte de ton avec des rouges flamboyants. Puis interviennent les graphismes. Il adopte une peinture de signes, haute en couleur, qui conserve néanmoins les précieux gris d’où la lumière surgit soudain. La conception géométrisante de l’espace pictural regroupe triangles, parallélépipèdes, formes anguleuses, lignes brisées, parallèles, quelques cercles ou courbes, souvent fortement accentués de noir, qui animent et ponctuent une surface dont toute perspective est exclue et où il est question d’espace et de vide, les formes obéissant aux injonctions des lignes de force ou aux rythmes. Le graphisme a pris de l’autorité, l’exécution est plus décidée, plus soutenue, le sujet étant défini selon le principe plastique des contrastes dynamiques. Tout est dynamisme et équilibre des plans colorés. Chapoval associe ici les gris et les rouges, là les verts et les bleus, ou encore les marrons et les noirs. Avec un certain goût de l’épure et un refus des effets sensuels de couleur et de matière, ses tableaux sont plus des variations sur des thèmes que la transposition d’objets ou de choses puisées dans la nature.
Cette dernière série est suivie, fin 1949 début 1950, d’une courte période où se manifeste l’ascendant — mais plus qu’il ne le subit, il le réinvente — du grand lyrique russe que fut Kandinsky sur son jeune compatriote. Trahissant une recherche fébrile, Chapoval résout, dans ces quelques toiles où apparaît tout un monde de lances et de crochets, l’essai d’expressions parfois contradictoires et pourtant toujours authentiques en de multiples directions, successives ou simultanées. Ainsi, tour à tour dominent les rythmes angulaires ou les libres courbes, la surcharge ou le dépouillement, la couleur ou les valeurs.

La Trope, 1949-1950, hst titrée et datée au dos, 75 x 112 cm.
© Perrin-Royère-Lajeunesse, Versailles, 15-04-2012.
1950 constitue une étape décisive dans sa volonté de rupture et de conquête solitaire. Depuis deux ans, ses compositions se présentent comme des architectures d’ombres et de lumières où les formes géométriques se combinent selon une orchestration dynamique. Elles ont néanmoins des formes précises, de belles couleurs, une composition intelligente. Avec toujours le même besoin de renouvellement, des éléments lyriques viennent se mêler au ballet des formes graphiques, se diversifient, s’assouplissent, deviennent plus flous et envahissent la toile. Puis l’angle est délaissé et s’infléchit en accents courbes sur fonds vifs, signes progressivement détachés sur lesquels s’articule la toile — des toiles qui révèlent une manière plus libre et plus souple.
Chapoval se traduit violemment et sans ambages. Tel un compositeur, ses toiles sont comme un bel accord qui saute au visage. Il nous fait découvrir dans ses œuvres, en même temps que la volonté d’une ordonnance rigoureuse, le débridé d’une imagination rebelle où il n’y a rien de préconçu. Nous sommes en présence d’une peinture généreuse, abondante et sans limite où règne liberté d’invention et d’expression.
La production de l’année 1951 est l’époque ultime de ses compositions flamboyantes et lyriques à travers lesquelles transparaît ce goût de la découverte qui le hantait. La pâte devient plus savoureuse, l’utilisation de la couleur plus violente, l’expression encore plus libre où s’exprime sa préférence pour les modulations infinies de la matière colorée. À la recherche intuitive des mouvements et des valeurs, sa touche devient plus gestuelle. Chapoval s’efforce de rejoindre et de synthétiser la matière par son animation et la modulation de la couleur en créant un espace pictural complexe, révélant des tendances qui prennent ampleur, mais sans alourdir l’ensemble.
La luminosité et la vivacité des tons reposent sur une superposition de couleurs agissant les unes par rapport aux autres. Passé maître dans l’utilisation des gammes chromatiques et des colorations aux accords parfaits, la surface colorée conserve toujours une organisation sensible où se structure une composition cadencée témoignant du goût du peintre pour les tempos musicaux. Dans cette orientation non figurative, Chapoval, en parfait ordonnateur, apparaît comme en pleine possession de cet art du geste et du mouvement.
À la quête de l’absolu, il nous conduit à l’essentiel de la peinture, c’est-à-dire à l’ordonnance des couleurs sur la toile comme créations indépendantes, une ordonnance propre au dialogue et à la stimulation de notre sensibilité qui nous apparaît profondément nécessaire et non livrée au hasard de la seule inspiration du peintre.
La couleur, dont la valeur est attribuée à la répétition des tons et à leur dynamisme, est toujours choisie soigneusement, créant des formes et des volumes autonomes possédant leur propre signification. Les toiles tantôt jouent sur des noirs et des gris délicatement veloutés, tantôt laissent éclater les couleurs les plus vives en des taches bien accordées. Ces dernières compositions aux accents particulièrement vibrants révèlent une vitalité expressive sans cesse renouvelée. Elles témoignent également de la sincérité d’un artiste qui s’exprime avec passion en des formes picturalement abouties et chargées à la fois d’une poésie subjective, évocation de son monde intérieur, comme si le destin lui avait imposé, tout au long de sa courte vie, une trajectoire pour faire naître un nouveau rapport esthétique avec le réel.
1945-1956, Paris capitale de l’art abstrait
L’importance historique et esthétique de ce formidable élan pictural qu’est l’abstraction et qui fit de Paris la capitale incontestée de l’avant-garde entre 1945 et la fin des années 1950 n’est plus à démontrer. Chapoval a été l’un de ces pionniers enthousiastes et novateurs dont les audaces se répandront dans toute l’Europe, puis dans le monde, avant que New York n’impose ses propres artistes.
À New York, entre 1942 et 1957, l’expressionnisme abstrait devient le premier mouvement d’art abstrait authentiquement américain tandis que l’Action Painting ou peinture gestuelle exprime l’indépendance artistique de certains peintres américains face à leurs homologues européens.
Les principales galeries parisiennes ont toutes désormais, parmi leurs « peintres », un contingent plus ou moins important d’abstraits. Les expositions se multiplient et plusieurs livres qui ont pour objet cet art sortent coup sur coup : L’Aventure de l’art abstrait de Michel Ragon (Laffont, 1956), Art abstrait de Marcel Brion (Albin Michel, 1956), le Dictionnaire de la peinture abstraite de Michel Seuphor (Hazan, 1957).
C’est le recul du temps, même s’il convient de relativiser son effet, qui permet de mieux percevoir la dimension historique d’une époque et de ses protagonistes. Chapoval ayant réussi à donner à ses recherches la traduction qui s’impose, ses œuvres, dans une certaine mesure plus originales que celles de beaucoup de ses contemporains et surtout de ses suiveurs, ont le mérite de nous offrir leur fraîcheur. Dans la multiplication des itinéraires individuels, les options artistiques de Chapoval le placeront parmi les valeurs dominantes de son temps et c’est bien vivant qu’il traversera les années 1950 avec une première rétrospective au Salon Octobre de 1952 (qui sera pendant deux ans l’un des bastions de l’art abstrait lyrique), hommage suivi de celui de Henri Bénézit en 1957, puis du Salon des Réalités nouvelles en 1959, avant les rétrospectives officielles de 1964 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et de 1991 au Musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq.