Le premier Européen à atteindre l’archipel des îles Salomon — situé au sud-est de la Papouasie Nouvelle-Guinée —, fut l’explorateur espagnol Álvaro de Mendaña de Neyra, neveu du gouverneur du Pérou, alors âgé de vingt-cinq ans, en 1568. À partir de Santa Isabel, dénommée ainsi en l’honneur de la sainte patronne de l’expédition, il passa, avec son équipage, plusieurs mois à explorer les différentes îles, en proie à une vive animosité des indigènes, tentant sans grand succès d’y établir une colonie.

Texte du catalogue publié par la galerie Meyer (www.galerie-meyer-oceanic-art.com), à l’occasion de la Tefaf 2011, Maastricht. Photos M. Gurfinkel.
De retour au Pérou, en 1569, officiers et marins propagèrent la rumeur selon laquelle on y aurait découvert de l’or, forgeant ainsi la légende suivant laquelle cet archipel se trouverait être le légendaire pays d’Ophir, d’où le roi Salomon aurait tiré ses richesses, en particulier le précieux métal destiné à orner le temple de Jérusalem. Plus prosaïquement, ces hommes furent probablement captivés par le scintillement des pyrites de fer utilisées pour former le pommeau des courtes massues cérémonielles wari i hau. Ainsi, ces îles furent-elles, plus tard, dénommées îles « Salomon ».Oublié pendant deux siècles, il faudra attendre les visites successives du navigateur britannique Philip Carteret, en 1767, et de l’explorateur français Louis Antoine de Bougainville, en 1768, pour que cet archipel soit redécouvert.Les premiers missionnaires, précédés par les chasseurs de baleine, les marchands de bois de santal et les trafiquants d’esclaves, y débarquent dans les années 1850. Les contacts sont difficiles, la réputation de férocité et de cruauté des habitants n’étant pas usurpée.Du nord au sud, on distingue principalement les îles de Buka et de Bougainville (qui appartiennent à la Papouasie Nouvelle-Guinée), Choiseul, Vella Lavella, Nouvelle-Géorgie, Santa Isabel, Florides, Malaita, Guadalcanal (entrée dans l’histoire avec les sanglants combats de 1942), San Cristobal et Santa Cruz (unique région, en dehors de la Micronésie, où l’on pratique l’art du tissage et où s’échouèrent, à Vanikoro, en 1788, les deux navires de La Pérouse, La Boussole et l’Astrolabe).
L’art des îles Salomon se distingue des autres productions du Pacifique par son raffinement et son originalité, sa singularité s’expliquant par les étroites relations entretenues par les insulaires avec la mer, source d’inspiration majeure, la bonite (sorte de thon), le requin, l’oiseau frégate et divers animaux marins, associés à la figure humaine, formant l’essentiel du répertoire iconographique. L’aspect et la fonction sont très souvent liés, donnant naissance, même si chaque île a ses particularités, à un art homogène caractérisé par la sobriété et l’utilisation de la couleur noire qui recouvre statues, bols et ornements de pirogue, généralement rehaussés d’incrustations de plaquettes de nacre découpées.
D’un point de vue spirituel, le culte des esprits ancestraux prédomine, impliquant des rites funéraires élaborés, en particulier la préservation des crânes qui était réservée aux chefs et aux têtes d’ennemis. La vie quotidienne des indigènes était gouvernée par la croyance en l’existence d’esprits dénommés tindalo. Parmi les pièces exceptionnelles présentées ici figure un de ces singuliers tindalo. Provenant des îles Florides, il est formé d’une tête janus coiffée d’une calotte, l’un des deux visages étant rehaussé de scarifications concentriques. Ce tindalo était probablement destiné à incarner l’âme d’un personnage notable mort et à retenir son mana. Dédiés à la dévotion et régulièrement sollicités, ces objets étaient une sorte d’intermédiaire par lequel les vivants adressaient leurs requêtes où tentaient de s’approprier son énergie et son pouvoir. D’autres étaient associés à la guerre, à la pêche ou à l’agriculture.
À l’instar de nombreuses sociétés océaniennes, les rites d’initiation occupaient une place centrale, comme en témoigne ce spectaculaire bonnet d’initié, ou upi de la société ruk-ruk, originaire des île Bougainville et Buka. Porté par les jeunes hommes durant leur longue année de parcours initiatique les conduisant à l’âge adulte, il est constitué de feuilles teintées et cousues présentant un motif abstrait, semblable aux coiffes rituelles que l’on peut voir sur quelques photographie prises à la fin du XIXe siècle, telle celle par Richard Parkinson (Stöhr, W., Kunst und Kultur aus der Südsee, Cologne, 1987, fig. 218, p. 230).
Rites initiatiques, culte des ancêtres, récoltes ou pêches fournissaient l’occasion de grandes festivités où les chefs arboraient les objets symbolisant leur influence comme ce bâton sculpté de deux figures anthropomorphes. Le corps du bâton est recouvert d’un fin tressage en racine d’orchidée teintée rouge et jaune. Provenant de Bougainville, il a fait partie de l’ancienne collection Julius Konietzko, le fameux marchand et collectionneur de Hambourg. Au cours de ces festivités étaient exécutées des danses durant lesquelles les interprètes utilisaient des bâtons de danse comme celui-ci, de l’île de Santa Anna. La lame incurvée de ce remarquable exemplaire (rapporté par l’expédition de La Korrigane, 1936) évoque le corps d’un dauphin ou d’une bonite en mouvement tenant dans sa bouche le manche cylindrique à l’intersection duquel un second mammifère, esquissant un saut, est sculpté.
Au contraire des masques, forme d’expression inusuelle dans ces îles (à l’exception de Nisan et de Buka), les effigies anthropomorphes dominent l’art de l’ensemble de l’archipel. La statuette d’ancêtre publiée ici personnifie un esprit protecteur. Debout, peinte en noir, elle est coiffée d’une calotte, ses jambes puissantes sont semi fléchies, le visage se distingue par ses tatouages et la manière dont sont distribués les motifs — généralement formés de cercles et de motifs géométriques —, les oreilles sont disposées en saillie, les yeux sont incrustés de nacre tandis que le nombril est circonscrit par un fin anneau en coquillage. Les bracelets qu’elle porte aux poignets, aux bras et aux mollets sont figurés par des cercles gravés. Cet exemplaire remarquable a les mains jointes, tenant sous le menton une tête miniature — celle d’un ennemi ou, plus probablement, celle d’un ancêtre révéré.
En provenance de l’Asie du Sud-Est, la mastication du bétel est commune à toute la Mélanésie. Comparativement à d’autres régions comme les Trobriand ou l’Amirauté, peu d’exemplaires de spatules à chaux provenant des Salomon sont parvenus jusqu’à nous. La rareté de ces objets laisserait supposer que cet élégant bâtonnet à chaux, formé d’une figurine debout, était réservé à une élite plutôt qu’à un usage commun.
L’ornementation du corps humain par la pratique de la scarification, la teinture des cheveux et l’usage de nombreuses parures — peignes, ornements d’oreille et de nez, pendentifs, anneaux de bras, colliers, brassards et ceintures —, témoigne d’une recherche esthétique particulièrement développée. Si chaque région produit ses propres accessoires, ils témoignent toujours d’une grande recherche de préciosité, les matériaux les plus utilisés étant l’écaille de tortue, les coquillages et les dents d’animaux (dauphin, chien, cochon et chauve-souris) ainsi que certaines fibres, en particulier celles d’orchidées. Les grands anneaux, les plaques et les ornements personnels en coquillage jouaient un rôle significatif quant au statut et à l’autorité, maintenant les relations entre les individus, le monde terrestre et le monde des esprits. Produits en différents lieux, ces objets de prestige étaient acquis au travers de réseaux d’échanges — commerciaux ou rituels — qui pouvaient s’étendre sur plus d’une île.
La superbe et rare plaquette votive funéraire barava reproduite ici est sculptée avec virtuosité dans une coquille de bénitier géant. Elle représente deux personnages stylisés accroupis, dos à dos, surmontant un large anneau. Des nombreuses parures corporelles, on retiendra ce large brassard exécuté à partir de petits disques de coquillages de différentes couleurs formant des motifs géométriques. Ces bijoux, portés par les deux sexes, étaient réalisés par des femmes spécialisées dans la production de ces petits disques. Ils jouaient un rôle éminent en tant que monnaie d’échange et signe de richesse. Cette paire de superbes ornements d’oreille en forme de fleurs de l’île de Bougainville, constituée de dents de chauves-souris et de perles de traite en verre, est remarquable par sa finesse et sa complexité.
Si le succès militaire est souvent la clef du pouvoir, la guerre — généralement de courte durée — permettait également d’améliorer son statut social et d’augmenter son prestige. Les armes, symboles d’autorité et de domination, étaient alors parfois portées comme un élément du costume et apparaissaient aussi lors des fêtes et des cérémonies. Aux Salomon, les plus communes sont les arcs et les flèches, les lances et les casse-tête. Dans ce domaine, on peut admirer un arc et une série de flèches provenant de Bougainville et collectés avant 1891. En bois de palmier et roseau, ces flèches sont délicatement incisées tandis que l’arc est décoré de fibre d’orchidée.
Bien que les lances constituent des armes usuelles, celles dont la décoration était aussi élaborée que les deux notables modèles offerts ici, ayant fait partie, pour l’un, de l’ancienne collection Hooper et pour l’autre, d’un musée privé français, avaient aussi une fonction cérémonielle. Elles sont chacune ornées, à l’intersection de la pointe et de la hampe, de figurines anthropomorphes janus accroupies et rehaussées de motifs géométriques incrustés de fragments de coquille de nautile. Il en est de même pour ce casse-tête sculpté à l’une de ses extrémités de la gueule d’un crocodile — emblème de statut lié à la position de chef — tenant une tête humaine entre ses mâchoires. Plus qu’un monstre dévorant une infortunée créature, il s’agit probablement de la représentation d’une relation protectrice où l’être humain est appréhendé comme l’émanation d’un ancêtre.

Détail d’une pagaie cérémonielle ornée d’un esprit kokorra, Buka ou Bougainville. H. : 170 cm. © Galerie Meyer, Paris.
Pour se protéger de cet arsenal — qui n’est pas sans évoquer les nombreuses expéditions guerrières à la chasse aux têtes qui rythmaient la vie aux Salomon —, les combattants utilisaient deux catégories de boucliers, les uns faits en fibres enroulées, les autres en bois léger, de forme ovale, rétrécie vers le haut et se terminant en ogive. L’un des deux modèles montrés ici est un étonnant et rare type constitué de baguettes en jonc fixées parallèlement à l’aide d’une ligature pour confectionner le corps du bouclier. Cette ligature, avec son double « X » à l’extrémité supérieure, compose un décor abstrait. Le second, en bois léger, se distingue par un décor gravé en bas-relief de fins motifs géométriques suggérant l’oiseau frégate. Des représentations sculptées et peintes tendent à rendre visible une force spirituelle destinée à protéger les guerriers.
La possession d’une pirogue de guerre et de têtes prises au combat conférait un immense prestige aux chefs et leur valait une profusion d’ornements et d’anneaux de coquillages. Ces raids à pirogue consistaient à se procurer les trophées indispensables pour accompagner les rituels essentiels — mort d’un chef, construction d’une pirogue ou d’une maison commune. Prendre la vie d’un ennemi, c’était aussi s’emparer de sa puissance. Parmi toutes les premières chroniques se rapportant aux îles Salomon, l’épisode de la chasse aux têtes relaté par Festetics de Tolna (Chez les cannibales, Plon, Paris, 1903, pp. 347-359), qui prend part à l’une de ces expéditions, dans l’île de Choiseul, est sans doute le plus audacieux. Mais son « aventure », qu’il narre avec force détails, n’était-elle pas plutôt une fantaisie destinée à satisfaire la curiosité de ses lecteurs, cette pratique ayant été interdite par les administrateurs coloniaux vers la fin du XIXe siècle ?
Ces pirogues à la proue très relevée, enrichies d’incrustations en nacre et de pendeloques en coquillage, arboraient, au ras de l’étrave, le fameux toto isu (lagon de Marovo) ou nguzunguzu (lagon de Roviana), censé protéger les embarcations et leurs occupants des esprits marins malveillants et des tempêtes. Pour la première fois décrite par Bougainville, cette sculpture est probablement l’une des plus représentatives de l’archipel. Les trois superbes spécimens que l’on peut admirer ici dépeignent la manière particulière aux îles Salomon de représenter la face, exagérément grande et prognathe, personnification qui trouverait son origine dans un mythe en relation avec la création où interviendrait un chien mythologique dont le long museau se retrouverait stylisé dans le visage d’un ancêtre humain.
La première figure décrit un personnage assis masculin, les genoux remontés, les oreilles ornées de lourds pendants circulaires et les mains jointes tenant sous le menton une plus petite tête symbolisant celle d’une victime sacrifiée pour assurer le succès de l’expédition ou celle d’un ancêtre protecteur. La seconde consiste en une large tête, coiffée d’une calotte autrefois incrustée de graines, les lobes des oreilles allongés et élargis par le port d’un ornement. Les yeux et les visages (joues, mâchoires et sourcils) sont incrustés de coquille de nautile simulant les peintures de guerre. Elle fait partie des quatre ou cinq premiers exemplaires connus de ce type recueillis par des Européens ! La troisième, collectée dans la petite île de Simbo, à l’ouest de Roviana (Nouvelle-Géorgie), au XIXe siècle, est plus classique, synthétisant les caractéristiques des deux autres, avec ses incrustations de coquille de nautile et ses yeux rehaussés de perles de traite en verre bleu.
Pour manœuvrer et propulser ces pirogues, on utilisait des pagaies simples, caractérisées par leurs longues pales pointues. La pale de la première de ces deux exceptionnelles pagaies présente à son extrémité une olive permettant de la tenir plus facilement, sous laquelle est sculptée, en haut-relief, une tête janus aux traits typiquement prognathes. La longue pale pointue est embellie d’un décor unique peint en noir de motifs géométriques et d’un esprit de la mer anthropomorphe composé d’oiseaux et de requins. Ce dernier est récemment réapparu sous une épaisse couche de peinture européenne, peut-être caché par une insolite censure chrétienne. La seconde, collectée par Eduard Hersheim en 1874, est finement incisée en bas-relief du motif de kokorra ou beku. La figure est en position accroupie, avec les bras levés, sa longue tête est surmontée d’une coiffure en bulbe, semblable au bonnet d’initié upi, les mains apparaissant juste au-dessus des épaules, les pieds repliés sous le torse, la poitrine ornée d’un pendentif kapkap.
La pêche aux bonites, activité symboliquement associée aux esprits de la mer et aux ancêtres, était un trait culturel de première importance pour les peuples des îles Salomon. Les techniques, le matériel, les espèces capturées ainsi que les lieux de pêche étaient souvent entourés d’un contexte symbolique qui, au-delà des préoccupations liées à la subsistance, transformaient la pêche traditionnelle en une activité rituelle — symboliquement, une étroite relation existait entre la pêche à la bonite et la chasse aux têtes, les rituels régissant ces deux activités étant analogues. Façonnés à partir de fragiles fragments de coquillage, d’os, de bois, d’écaille de tortue, d’ivoire, de dents et autres matières, les formes de ces hameçons — certains pouvaient être exclusivement conçus à des fins rituelles — ajoutaient à leur fonction utilitaire une dimension esthétique, comme l’atteste ce remarquable spécimen. Sculpté dans un seul morceau d’os, il présente une protubérance proximale externe, l’extrémité du leurre et la pointe évoquant, vue de profil, la gueule d’un poisson .
L’art des îles Salomon est trop souvent sous-estimé, probablement parce que peu représenté dans les musées et par l’absence d’une tradition du masque. Pourtant, comme en témoignent les pièces rassemblées ici, cet art a engendré quantité de merveilles qui attestent de la virtuosité créatrice et de la maîtrise technique de ces populations.
Philippe Bourgoin