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Secrets d’ivoire. L’art des Lega d’afrique centrale

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Jay T. Last. © University of Rochester.

À plus de 80 ans, l’enthousiasme de Jay T. Last pour l’art africain est toujours intact. À l’origine — avec sept autres scientifiques et ingénieurs — de la de mise au point du premier transistor plat au silicium qui révolutionna le monde de l’électronique, Last est considéré comme l’un des « pères » de la Silicon Valley. Il est également fameux pour avoir réuni l’une des plus importantes collections d’art lega. Une passion qui débuta en 1962, constituant ainsi un ensemble unique, aujourd’hui fleuron du Fowler Museum at the University of California (UCLA), Los Angeles, à qui il en fit don.

Pour la première fois dévoilée au public en 2001, avec l’exposition Art of the Lega : Meaning and Metaphor in Central Africa, organisée par l’UCLA et Elisabeth L. Cameron (auteur du catalogue qui reste aujourd’hui encore une référence) — l’un des deux commissaires de l’exposition du quai Branly, avec Gassia Armenian —, c’est au tour du public parisien de découvrir cette tradition artistique particulière, l’une des plus importantes d’Afrique centrale.

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Les Lega vivent dans les forêts humides du centre et du sud de la province du Kivu, en République démocratique du Congo (RDC). Ils forment une société segmentaire, organisée en clans et lignages patrilinéaires, fortement solidaires, dispersés en villages dirigés par un chef (nene).

En 1885, le territoire lega fut incorporé dans l’État Indépendant du Congo qui deviendra, en 1908, le Congo belge.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’ensemble de la société lega se structurait au travers d’une institution : l’association hiérarchisée et initiatique du bwami, qui assumait des fonctions morales, économiques, sociales, politiques, religieuses, culturelles et philosophiques, créant ainsi des liens de solidarité entre les individus et les groupes, mais aussi entre les vivants et les morts.

L’administration belge, cherchant à intégrer dans la société coloniale ce peuple qui résistait à son contrôle, considéra le bwami comme une menace à l’ordre public et, à partir de 1922, ce dernier fit l’objet de périodes de persécution au cours desquelles de nombreux initiés furent exilés et emprisonnés, jusqu’à sa dissolution officielle, en 1948.

Buste. Bois et kaolin. H. : 31,5 cm. © Fowler Museum at UCLA ; donation Jay T. Last.

Buste. Bois et kaolin. H. : 31,5 cm. © Fowler Museum at UCLA ; donation Jay T. Last.

 Cette association, sophistiquée et fortement hiérarchisée, qui avait pour principal objectif le perfectionnement moral de ses membres par une série d’initiations complexes, connaissait de nombreuses variantes régionales au sein de l’aire culturelle où il existait. Ses membres, qui affichaient leur appartenance à cette association à travers un certain nombre d’objets — masques, statuettes et cuillers — révélant leur degré de connaissance, détenaient un important pouvoir. Plus qu’une religion, le bwami était avant tout une école de philosophie et d’éthique qui jouait un rôle essentiel dans la vie des Lega.

Pour y avoir accès, un homme devait être passé par le rituel de la circoncision (bwali) mais, seule une élite parvenait aux positions les plus élevées.

Le passage d’un grade à un autre se faisait tout au long de la vie des hommes et des femmes et, à chaque étape, les membres du bwami recevaient des objets attestant du niveau atteint. Le but ne consistant pas à accumuler des biens matériels, à chaque passage au niveau supérieur, les membres recevaient de leurs prédécesseurs les insignes de leur nouveau statut et transmettaient à leur successeur les objets qu’ils avaient reçus au niveau précédent.

D’autre part, les Lega pratiquaient certains rituels liés à leur croyance en la magie, la sorcellerie et la divination et pratiquaient autrefois le poison d’ordalie.

Figurine anthropomorphe. Ivoire. H. : 14 cm.© Fowler Museum at UCLA ; Private Coll., Los Angeles.

Figurine anthropomorphe. Ivoire. H. : 14 cm.© Fowler Museum at UCLA ; Private Coll., Los Angeles.

Pratiquement, toute la production artistique lega — sculptures, assemblages, costumes, parures, danses, gestes, chants, musique, poésie et proverbes  — était élaborée par et pour le bwami. Les objets, essentiellement manipulés lors des initiations ou passages d’un grade à l’autre se transmettaient sur plusieurs générations, selon des codes bien précis, et étaient utilisés comme supports à un enseignement chanté et dansé : leçons de morale et d’éthique associées au langage (proverbes/aphorismes) et à l’expression corporelle (mime), ces objets composant des sortes de « phrases visuelles ». Dans les niveaux supérieurs, les sculptures étaient censées provoquer une révélation à travers leur seule contemplation. Classés en catégories précises, en fonction de leur forme, de leur matière ou d’autres critères, ils étaient investis de pouvoirs potentiels — bénéfiques ou maléfiques — qu’un initié détenait lorsqu’il brandissait certains d’entre eux. Emblèmes du rang et du grade de leur propriétaire, ils pouvaient également être, pour certains, des biens de valeur et de prestige. N’étant révélés qu’entre initiés et dans des espaces clos, leur dimension réduite souligne leur caractère secret et leur permettait d’être facilement portés ou dissimulés.

Masque. Bois, kaolin et fibres. H. : 27,3 cm. © Fowler Museum at UCLA ; Private Coll., Los Angeles.

Masque. Bois, kaolin et fibres. H. : 27,3 cm. © Fowler Museum at UCLA ; Private Coll., Los Angeles.

Il s’agit de masques, de statuettes anthropomorphes et zoomorphes — en ivoire ou en os, plus rarement en bois —, d’ornements, coiffures, cuillers, mais aussi d’éléments divers appartenant au règne végétal et animal (griffes, crânes, dents, écailles, peaux, plumes, fruits, résine, etc.) ou encore d’assemblages faits de ces divers éléments. Chacun de ces derniers, dès qu’il était consacré au bwami, portait le nom d’isengo (pl. masengo). À l’exception de certains ornements et insignes, tels que les coiffures masculines et féminines arborées publiquement par les initiés, ces objets ne pouvaient être vus ou manipulés que par les membres du bwami qui en découvraient, progressivement, les différentes catégories en montant en grade.

Les ivoires sont aisément reconnaissables : il s’agit en général de figurines stylisées, féminines, masculines ou asexuées, dépassant rarement trente centimètres. Les traits du visage ne sont pas détaillés, les parties du corps, très souvent ornées d’ocelles, sont réduites, tronquées ou absentes, parfois multipliées. Ce qui fascine également dans ces ivoires, c’est leur couleur, obtenue par onction d’huile de palme mélangée à de la poudre de bois d’acajou, qui donne au matériau des nuances variant du brun au rouge orangé.

Les masques en bois — qui n’étaient pas portés sur le visage, mais étaient présentés sur une sorte de barrière — étaient principalement détenus par les initiés du grade yananio, tandis que la plupart des objets en ivoire, masquettes et figurines, étaient surtout réservés aux kindi, à l’exception de quelques petits ivoires particuliers, dénommés kalimbangoma, et ceux de forme phallique, appelés katimbitimbi, que leurs épouses, du grade bunyamwa, possédaient, soulignant ainsi leur statut quasi-masculin.

Masque. Ivoire. H. : 20 cm. © Fowler Museum at UCLA ; Private Coll., Los Angeles.

Masque. Ivoire. H. : 20 cm. © Fowler Museum at UCLA ; Private Coll., Los Angeles.

Grands et petits masques, principalement symboles de statut, faisaient partie des insignes cachés appartenant à des individus ou à des groupes. Les distinctions n’étaient pas fondées sur la forme, mais sur des critères ayant trait à la matière (bois, ivoire ou os), la dimension, les fonctions et les modes de propriété. Les masquettes, le plus souvent en bois, généralement ovales, appartenaient aux membres du plus haut niveau du grade supérieur. Les perforations réparties tout au long des joues et du menton étaient destinées à retenir une fine et longue barbe en fibres, aujourd’hui souvent perdue. À l’instar des sculptures en bois, masques et masquettes étaient entièrement ou partiellement enduits d’une couche d’argile blanche.

Un autre objet emblématique du bwami, que l’on rencontre en grand nombre, est la cuiller. En ivoire ou en os, ces cuillers stylisées au poli très doux et au manche souvent ajouré, sont étonnantes par la richesse de leurs formes.  Attributs réservés aux deux grades supérieurs, certaines d’entre elles évoquent des êtres humains — le cuilleron constituant la tête — et des animaux.

Au cours de certains rites de passage, elles étaient utilisées par un assistant pour nourrir symboliquement des masques particuliers en bois. Elles étaient également utilisées au cours des rites de circoncision, l’une étant placée dans la bouche du futur circoncis.

Cuillère. Ivoire. H. : 17,9 cm. © Fowler Museum at UCLA ; donation  Jay T. Last.

Cuillère. Ivoire. H. : 17,9 cm. © Fowler Museum at UCLA ; donation Jay T. Last.

 Il semblerait, dans les temps anciens, qu’elles aient servit lors d’ordalie, épreuve consistant à administrer du poison dans la cuiller placée dans la bouche de l’accusé. Épreuve judiciaire que l’on reconstituait symboliquement en plaçant cet accessoire dans la bouche des personnes qui étaient soumises à l’épreuve du poison pour répondre à l’accusation de sorcellerie. Elles servaient aussi à nourrir symboliquement des danseurs lors du rite nkunda. Évoquant continuité et pérennité, cet objet rituel se transmettait d’un défunt du kindi à son successeur.

Comme on peut le voir à travers cette introduction, il est impossible, en quelques lignes, d’aborder la complexité de cette institution. Il en va de même pour toute tentative d’interprétation de ces sculptures qui demeurent encore, pour beaucoup, énigmatiques. Tentative qui se heurte à la mémoire perdu de ce peuple quant à l’origine et à la symbolique de ces sculptures, témoins d’un monde disparu.

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