
Buste reliquaire d’un évêque/ Figure de reliquaire mahongwé. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : Fabian Fröhlich.
Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode n’est pas une exposition ordinaire. Elle nous invite à bien autre chose qu’une promenade culturelle : nous confronter à des œuvres dépositaires de questions existentielles que l’homme s’est posé simultanément dans des cultures aussi différentes que l’Afrique et l’Occident chrétien. Cette audacieuse tentative de bouleverser la dichotomie « ethnologie versus histoire de l’art » est née de la collaboration de Jonathan Fine et de Paola Ivanov, conservateurs du département Afrique de l’Ethnologisches Museum, avec la complicité de Julien Chapuis, conservateur du département sculpture au musée Bode. Jusqu’à présent, les arts d’Afrique, d’Océanie, des Amériques et d’Asie étaient exposés en périphérie de la ville, à Dahlem. Avec le projet muséal baptisé « Forum Humboldt » — en hommage aux deux frères, Alexander (1769-1859), l’explorateur et Wilhelm (1767-1835), le linguiste —, dans le cadre de la reconstruction du château royal de Berlin, les collections de Dahlem sont promises à ce nouveau lieu culturel, au cœur de la capitale, en 2019. Symbole de l’apparat du pouvoir, résidence princière, royale puis impériale, ce monument a connu divers destins et va renaître de ses cendres pour devenir un lieu d’animation et d’échanges. Son origine remonte au prince électeur de Saxe, Frédéric II de Brandebourg, en 1443. Jusqu’en 1702, il subira de multiples transformations, jusqu’à l’arrivée de Frédéric Ier, roi autoproclamé de Prusse, qui décida la construction d’un nouvel édifice de style baroque.Les bombardements, au cours de la Seconde Guerre mondiale, endommageront fortement le bâtiment. Rasé par le gouvernement communiste, en 1950, il sera remplacé, en 1976, par le Palais de la République, détruit en 2006.

« Forum Humboldt », simulation du futur château. © Stiftung Berliner Schloss – Humboldtforum/SHF/ Franco Stella, architecte, avec FS HUF PG.
Ainsi, Berlin va retrouver son ancienne apparence en complétant son centre historique avec cet édifice qui sera adapté à son temps avec sa nouvelle façade contemporaine, du côté de la rivière Spree. Les collections africaines de l’Ethnologisches Museum — actuellement fermées en vue de leur futur déménagement — se sont ainsi expatriées dans un environnement complètement inconnu : le fameux Bode-Museum — du nom de son premier conservateur, Wilhelm von Bode qui fonda cette institution, en 1904, sous le nom de Kaiser-Friedrich-Museum —, le plus grand musée berlinois consacré à la sculpture du Moyen Âge à l’époque classique, avec un accent particulier sur l’Italie et la Renaissance et l’Allemagne Baroque. Nous savons combien les arts tribaux n’ont cessé d’accompagner, d’être en concordance ou de stimuler les artistes modernes. Pour les créateurs de cette génération, la découverte de l’art « nègre » arrivait à point dans leur désir de dépasser le réalisme et de styliser les formes.

Vierge de Miséricorde/Fétiche à clous mangaaka. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : Fabian Fröhlich.
Mais que se passe-t-il lorsque des chefs-d’œuvre africains dialoguent avec leurs homologues européens du Moyen Âge ou de la Renaissance. ? Qu’ont en commun une sculpture de Marie et un fétiche à clous du Congo ? Comme le titre l’indique, il ne s’agit pas de comparer et d’établir des hiérarchies de valeur mais, au-delà des apparences, de les rapprocher et d’engager un dialogue entre deux continents, l’Afrique et l’Europe, qui ont toujours été étroitement liés. Les commissaires nous incitent à exercer notre curiosité et notre imagination et à réfléchir sur le sens de ces disparités, sur la façon dont les Européens et les Africains se sont vus et représentés et combien des valeurs esthétiques peuvent être différentes malgré des pratiques artistiques similaires. Il s’agit de repousser les limites et de proposer ces œuvres dans une nouvelle perspective d’enrichissement mutuel, les classifications muséales n’étant rien d’autres que des constructions artificielles. Mais confronter n’est jamais simple ou neutre et toute comparaison est inévitablement tendancieuse, didactique, compétitive et/ou prescriptive.
Quand vous voyez les objets jumelés, comme le putto et la statuette béninoise qui saluent le visiteur, à l’entrée de la basilique, vous êtes encouragé à penser à eux en termes esthétiques et non pas ethnographiques. Détacher les sculptures de leur contexte et de leur temps, de leur signification et de leur usage, créé ainsi des œuvres autonomes. Ces rapprochements insolites confirment Malraux dans la nouvelle conception de l’art qu’il développe dans son essai Le Musée Imaginaire (Gallimard, Paris, 1965) : « Le fond de la pensée de Malraux sur l’art, et les inspirations qui l’animent, ouvrent le champ de l’art à tout apport nouveau, appellent même de telles confrontations, de tels rassemblements. Les portes de l’art, pour Malraux, sont grandes ouvertes pour y accueillir toute forme inédite d’œuvre, pourvu qu’elle parle et poursuive le dialogue éternel qui, selon lui, la fonde. » (Roger Caillois, préf. au cat. André Malraux, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, 1973). Le parcours de l’exposition est divisé en deux parties. La première, installée dans les galeries principales du musée, consiste à associer vingt-deux sculptures africaines à vingt-deux sculptures européennes. La seconde partie est située dans les salles d’expositions temporaires et présente cinquante-huit objets répartis en groupes thématiques.
« DESTINÉE »

Putto au tambourin, 1428-1429, par Donatello (1383 ou 1386-1466), Toscane, Italie. Bronze et traces de dorure. H. : 36,2 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Figure féminine qui représenterait la déesse Irhevbu ou la princesse Edeleyo, XVIIe ou XVIIIe siècle, royaume du Bénin, Nigéria. Alliage de cuivre. H. : 46,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Martin Franken.
Ces face-à-face subjectifs débutent avec deux sculptures en métal, le putto au tambourin (1428-1429) par le florentin Donatello (1383 ou 1386-1466) et la figure féminine qui représenterait Irhevbu ou la princesse Edeleyo (anonyme, Royaume du Bénin, XVIIe-XVIIIe siècle).Cette dernière, bien que stylistiquement inhabituelle, révèle une conception du corps, du visage, de la coiffure et des bijoux qui suit une stricte symétrie, atténuée par les bras tenus à différentes hauteurs. L’arc et la flèche figurant sur le socle sont les insignes d’Ake, chasseur et tireur d’élite, héros national hissé au rang de dieu et patron des tireurs à l’arc. La jeune fille nue représenterait dès lors Irhevbu, l’épouse bien-aimée de ce dieu qui, après sa mort, fut à son tour hissée au rang de déesse. Une autre interprétation possible est que cette figurine incarnerait Edeleyo, la fille aînée d’Ewuare (XVe siècle),qui aurait dû succéder à son frère, tué d’une flèche empoisonnée en plein front, mais qui mourut avant même d’avoir pu être intronisée. L’arc et la flèche ornant le piédestal de la statue rappellerait peut-être cet épisode.Témoignages de l’habileté de leurs créateurs — bien qu’un seul des deux artistes soit connu —, ni l’une ni l’autre n’ont été conçues comme des œuvres d’art solitaires. Le putto faisait partie d’un groupe de cinq décorant les fonts baptismaux du baptistère San Giovanni de la cathédrale de Sienne, alors que la déesse fut probablement créée pour orner l’autel commémoratif d’un oba (roi). Toutes deux ont été fondues dans des matériaux considérés à l’époque comme étant de grande valeur — bronze et alliage de cuivre — et ont servi à des fins religieuses et/ou rituelles. Les deux ont été acquises au début du XXe siècle et, malgré l’intérêt incontestable qu’elles représentaient aux yeux de leurs commanditaires respectifs, l’accueil qui leur fut réservé dans les collections allemandes fut bien différent. Tandis que la pièce de Donatello rejoignait d’autres fameux sculpteurs de la Renaissance tels que Pisano ou Luca della Robbia au Kaiser-Friedrich-Museum, la pièce du Bénin fut reléguée en tant que spécimen au musée ethnographique. À l’époque de l’impérialisme, l’Europe concevait « les autres » comme des vestiges du passé. Et, tandis que l’art occidental était interprété comme “évolutif”, l’art africain était considéré comme “statique” ou “traditionnel”.
« HÉROÏSME »

« Christus im Elend », vers 1525, par Hans Leinberger (1480-1531), Landshut, Allemagne. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Fétiche à clous mangaaka, nkisi nkondi, région de la rivière Chiloango, Yombe, République démocratique du Congo ou Cabinda, Angola, XIXe siècle. Bois, fer, porcelaine et pigments. H. : 120 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz
Dans ces rapprochements inattendus figure l’association improbable de deux personnages mythiques : un « Christus im Elend » (“Christ de pitié”, vers 1525) par Hans Leinberger, un des sculpteurs les plus inventifs d’Allemagne du sud (1480-1531) et Chibinda Ilunga (anonyme, Chokwe, Angola, XIXe siècle). Ces deux personnages sont des “héros” dans leurs cultures respectives, mais pourraient difficilement être plus différents. Le sujet du Christ de pitié est connu dans le monde byzantin depuis le XIIe siècle. Lié au cycle de la Passion, il constitue une image de dévotion destinée à la méditation sur la mort du Christ. Dépouillé de ses vêtements, assis sur le rocher du Golgotha que couvre sa tunique, la tête baissée, il porte la couronne d’épines. Son visage est marqué par la souffrance. Il attend le supplice de la crucifixion. De ce Christ, créé dans une période où la vénération d’images était de plus en plus jugée comme de l’idolâtrie, émane une présence mystique. Il est représenté plein de vitalité mais, en même temps, ses épaules larges et musclées portent le fardeau de toute l’humanité dans l’accomplissement de son sacrifice pour le salut du monde. La notion chrétienne de l’héroïsme, liée à la capacité de souffrance et d’acceptation du martyre qui se manifeste dans ces représentations est bien différente de celle de Chibinda Ilunga. Chibinda Ilunga est la figure centrale d’un récit qui mêle légendes et généalogies dynastiques. Né de l’amour entre la reine Lunda Lweji et le chasseur Luba Chibinda, il est considéré comme le fondateur de la dynastie Lunda, en 1600. Comme le Christ, son corps “athlétique” marque bien la stature du héros. Les mains sont larges, démesurées, de même que les pieds, comme pour magnifier la force terrestre de ce personnage hors du commun qui, outre un fusil, un sac à cartouches et un couteau — signes de son statut de chasseur —, porte la coiffure mutwe wa kayanda, celle des souverains chokwe détenteurs des pouvoirs spirituels et politiques.
« FEMMES de POUVOIR »

Tête d’une reine-mère ioyba, royaume du Bénin, Nigéria, XVIe siècle. Alliage de cuivre. H. : 51 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Jürgen Liepe.

Portrait en buste d’une jeune femme représentant probablement Marietta Strozzi, vers 1462, par Desiderio da Settignano (1428-1464), Florence, Italie. Marbre. H. : 52,8 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.
Le “pouvoir féminin” est ici incarné par le délicat sourire d’un portrait en buste empreint de sérénité et d’une grande élégance — probablement celui de Marietta Strozzi, qui appartenait à la riche famille florentine éponyme, autrefois rivale des célèbres Médicis —, que Desiderio Da Settignano (1428-1464), le sculpteur le plus apparenté à Botticelli, immortalisa dans le marbre (vers 1462). Il fait face à celui en métal (anonyme, Bénin, XVIe siècle) d’une iyoba (reine-mère), communément associé à la première iyoba, Idia. Les styles et les conceptions de ces deux œuvres révèlent beaucoup quant au rôle de ces femmes dans leurs sociétés. Nombreuses sont les femmes célèbres qui ont façonné l’histoire de Florence. C’est à partir de 1450 que la représentation de l’individualité, en particulier celle de personnages contemporains illustres, en buste ou sur leur monument funéraire, constitua une innovation. Dans la vie privée comme dans la vie mondaine, souvent même en politique et quelquefois à la guerre, le rôle de la femme égala celui de l’homme. Les portraits de femmes étaient principalement commandés pour honorer les familles, célébrer des fiançailles ou un mariage mais aussi parfois pour illustrer les ambitions dynastiques des hommes. Traditionnellement, à l’époque de la Renaissance italienne, les femmes portaient toutes le même enroulement de la chevelure en chignon, coiffure typique de l’aristocratie. Il est frappant de constater que la représentation de cette jeune femme à l’expression songeuse semble surtout mettre en scène sa beauté et la montrer comme un objet désirable, notamment par le mouvement léger du visage. Quant à la tête commémorative uhumnwun elao de l’iyoba Idia, de l’oba (roi) Esigie, monarque puissant qui régna de 1504 à 1550 dans le Royaume du Bénin, elle se caractérise par son naturalisme et sa grande finesse de moulage. Cette reine-mère joua un rôle important dans la montée et le règne de son fils, et a été décrite comme une grande guerrière. Elle fut la première mère à voir son fils devenir oba — traditionnellement, les mères des princes héritiers étaient tuées avant que leurs fils montent sur le trône.Au début du XVIe siècle, elle sauva le royaume des envahisseurs en mettant en place une puissante armée et fut récompensée par son fils avec le titre d’iyoba.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Tête d’une reine-mère ioyba, royaume du Bénin, Nigéria, XVIe siècle. En arrière-plan : « L’annonciation à Marie », vers 1510, Lucca, Italie. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.
Les reines-mères étaient considérées comme fondamentales pour la protection et le bien-être de l’oba et, par extension, du royaume, et étaient au moins égales ou même supérieures aux dignitaires masculins. Les oba portaient des masques pendentifs en ivoire ou en métal représentant une iyoba lors des cérémonies destinées à protéger le royaume des forces malveillantes. Ses traits sont modelés avec beaucoup de sensibilité et la bouche, finement ourlée, est entrouverte. D’innombrables perles tubes en corail s’enroulent autour de son cou et son élégante coiffure conique incurvée est recouverte d’un filet également en perles en corail. Les poissons en relief ornant la base pyramidale tronquée renvoient à la mer, source à l’époque de nouvelles richesses. Gracieuse et digne, elle regarde au loin et, à l’instar de Marietta Strozzi, son âge est difficile à estimer, intemporel. Qu’auraient pu se dire ces deux femmes si elles s’étaient rencontrées ? Probablement peu de choses, leurs rôles dans leurs cultures étant trop dissemblables. Bien qu’il y ait eu des femmes influentes dans l’Italie de la Renaissance, elles n’ont jamais eu accès au pouvoir masculin. Les choses étaient quelque peu différentes dans le Royaume du Bénin où la reine-mère occupait l’un des postes politiques les plus puissants. Le buste de l’iyoba Idia en témoigne de façon impressionnante. Contrairement à la noblesse florentine, il ne personnifie pas les ambitions des autres, mais les siennes.
« PURIFICATION »

Aquamanile en forme de lion, Basse-Saxe, Allemagne, vers 1500. Bronze. Dim. : 32,5 x 42,6 x 12,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Aquamanile en forme de léopard, royaume du Bénin, Nigéria, XVIIe siècle. Laiton. Dim. : 44 x 15 x 66,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Martin Franken.
Dans de nombreuses religions, l’ablution constitue un acte rituel de purification par l’eau. Cet usage existe depuis l’Antiquité et est attesté par l’existence de récipients en forme d’animaux ou ornés de représentations humaines. L’aquamanile médiéval occupe une place de choix parmi les objets en bronze réalisés au Moyen Âge. Cette sorte d’aiguière a surtout été produite dans le nord de l’Europe, bien qu’on en connaisse dans le monde islamique. Les aquamaniles européens représentent principalement des animaux mythologiques comme des lions, des dragons, des griffons et des sirènes ou des cavaliers et des personnages tirés de la tradition chrétienne ou de récits allégoriques qui devaient revêtir une fonction symbolique en lien avec le sujet représenté. La plupart des aquamaniles en bronze furent fondus selon la technique de la cire perdue, dans des ateliers en Lorraine, dans la vallée de la Meuse, en Basse-Saxe, dans le Nord de l’Allemagne, en Scandinavie, aux Pays-Bas et même en Angleterre. Au XIIe siècle, la Basse-Saxe connaît dans ce domaine un important développement sous l’impulsion du duc de Saxe, Henri le Lion (1129-1195). Ces récipients avec un bec verseur étaient utilisés pour le lavage des mains, dans un but profane ou liturgique. Cette pratique commune à la sphère religieuse et civile entrait toutefois dans un cadre davantage symbolique qu’hygiénique. Objet classique des cultures allemandes et françaises au Moyen Âge, l’aquamanile semble avoir disparu à la fin du XIVe siècle, près d’un siècle avant la découverte du Bénin. On ne sait pas si ce thème arriva à franchir le Sahara ou si les aquamaniles du Bénin s’inspirèrent de ceux du Proche-Orient. Plus probablement son usage fût importé par les voyageurs Portugais qui apportèrent en Afrique un ou plusieurs exemplaires de ce qui était déjà en Europe une antiquité. Les africains l’interprétèrent alors avec leur propre symbolique. Cet élégant aquamanile naturaliste datant du XVIIe siècle est en forme de léopard à l’expression pleine de vigueur, debout, à l’arrêt, la queue étendue. La tête est creusée d’un orifice servant au remplissage, surmonté d’un couvercle à charnière, les narines faisant office de becs verseurs. Le corps de l’animal est recouvert d’un décor en relief simulant le pelage du félin. Ces objets formaient vraisemblablement des paires et étaient conservés sur les autels royaux ancestraux. Les grandes cérémonies du royaume avaient lieu toute l’année et il des ablutions rituelles étaient pratiquées à ces différentes occasions, en particulier lors de l’Ugie Erha Oba, organisée par l’oba (roi) en l’honneur de son père. La tradition voulait également que le notable qui rendait visite à l’oba se lave les mains dans un plat où l’on versait l’eau d’un aquamanile. L’iconographie béninoise foisonne de références au félin, animal emblématique de l’oba qui faisait l’objet de nombreuses métaphores royales. Il existait une guilde des chasseurs de léopards. Certains étaient sacrifiés, d’autres étaient apprivoisés et accompagnaient l’oba dans les processions comme symboles de son pouvoir sur le roi des forêts.
« QUI A BESOIN DE PROTECTION ? »

Fétiche à clous mangaaka, nkisi nkondi, région de la rivière Chiloango, Yombe, République démocratique du Congo ou Cabinda, Angola, XIXe siècle. Bois, fer, porcelaine et pigments. H. : 120 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz

Vierge de Miséricorde (vers 1480), par Ulm Michel Erhart (entre 1440 et 1445-après 1522), Ulm, Allemagne. Bois de tilleul polychrome. H. : 135 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung.
Qu’ont en commun une douce madone réconfortante (Allemagne, vers 1480) par Ulm Michel Erhart (entre 1440 et 1445 – après 1522) et un puissant mangaaka (anonyme, Yombe, Congo, XIXe siècle) ? Des œuvres opposées dans leur conception qui pourtant traitent des mêmes grandes préoccupations humaines. Protection défensive pour l’une, protection agressive pour l’autre, les deux devaient préserver leurs communautés des épreuves et des périls. Marie apparaît debout, en grande partie dissimulée par son large manteau bleu, protégeant dix petits personnages, représentés plus petits qu’elle. Ses longs cheveux tombent sur ses épaules et elle regarde au loin, esquissant un pas de sa jambe gauche. Dénommée également “Vierge de Miséricorde”, elle ouvre son manteau pour protéger les humbles et les faibles des atteintes du mal. L’endroit du manteau est même parfois piqueté de flèches symbolisant ce dernier. Dans l’art religieux, la Vierge Marie est presque toujours représentée avec un manteau bleu, un choix qui relève plus de la dévotion que de la théologie. Au Moyen Âge, en effet, le culte marial est en pleine expansion. On choisit à cette époque de revêtir la Madone d’une couleur aux pigments coûteux, le lapis-lazuli. Ce pigment bleu utilisé par les enlumineurs était si précieux qu’il coûtait aussi cher que l’or, sinon plus. C’est pourquoi le bleu fut longtemps réservé aux représentations du manteau de la Vierge. Plus tard encore, dans les premières décennies du XIIIesiècle, quelques grands personnages, à l’imitation de la Reine du ciel, se mirent à porter des vêtements bleus. Saint Louis (Louis IX) est le premier roi de France qui le fit régulièrement. Se tenant debout, ce mangaaka, qui devait autrefois protéger un village contre les forces néfastes, nous regarde avec ses immenses yeux en porcelaine blanche. La cavité circulaire figurant son ombilic contenait autrefois la charge magique, protégée par un miroir, indiquant qu’il était habité par l’esprit des ancêtres. On attribuait une énorme puissance à ces statues dont on s’efforcé de se concilier les forces surnaturelles tant sur le plan collectif qu’individuel. Elles servaient à la divination, à la protection ou à l’imprécation, en cas de maladie, lorsqu’il y avait un litige ou si l’on était victime d’un acte malveillant ou d’une malédiction. La personne qui en faisait la demande pouvait, par l’intermédiaire du guérisseur, charger la statue de découvrir l’auteur du méfait et le punir. Chaque clou le transperçant témoigne des vœux ainsi scellés et des invocations qui lui ont été demandées.

La statue mesurant près de treize mètres de haut, dressée en 1915 au centre de Berlin, près de la Siegessäule (Colonne de la victoire), représente probablement la plus fameuse manifestation visuelle du culte voué à Hindenburg. Pesant six tonnes, elle fut réalisée, sous la direction du peintre Georg Marschall (1871-1956), à partir de bois d’aulne et de clous, par plus de quatre-vingts sculpteurs, en seulement six semaines. Photographe inconnu.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Fétiche à clous mangaaka, Yombe, République démocratique du Congo ou Cabinda, Angola, XIXe siècle, devant le retable de la Vierge, Zamser, Tyrol, Autriche, vers 1485. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.
Cette pratique se retrouve dans les « arbres à clous » que l’on rencontre dans les Ardennes belges et quireprésentent une des dernières résurgences de rites antiques – peut-être druidiques. En Allemagne, les voyageurs, autrefois, pour marquer leur passage dans une localité, plantaient des clous dans un tronc d’arbre. Un des plus anciens est le Stock-im-Eisen qui a donné son nom à une place de Vienne où ce tronc, criblés de centaines de clous ex-voto — les premiers y ont été insérés avant 1440 —, est exposé. Parmi les statues à clous qui fleurissent en Allemagne et en Autriche, destinées à éveiller le patriotisme des Allemands pendant la Première Guerre mondiale, la plus imposante fut celle érigée à Berlin, à la gloire de Paul von Hindenburg (1847-1934, chef d’état-major et président de la République de Weimar). Une statue en bois de près de treize mètres de haut dans laquelle le public était encouragé à venir y planter des clous (en or, en argent ou en fer), vendus au profit de la Croix-Rouge et destinés aux veuves de guerre. Le 28 août 1915, l’impératrice Augusta-Victoria elle-même l’inaugura en y plantant un clou en or.
« UN PORTRAIT DOIT-IL ÊTRE RÉALISTE ? »

Portrait commémoratif du roi Fosia, XIXe siècle, par Ateu Atsa, Bangwa, Cameroun. Bois. H. : 87,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Claudia Obrocki.

La reine Jeanne de Navarre en donatrice, Paris, vers 1305. Calcaire. H. : 82 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.
Deux sculptures commémoratives royales aux physionomies radicalement antinomiques se font face : la reine Jeanne de Navarre en donatrice (anonyme, Paris, vers 1305) et le roi Fosia par Ateu Atsa (sculpteur attitré du fontem Assunganyi, Bangwa, Cameroun, XIXe siècle). Les XIIIeet XIVe siècles sont des moments clés de l’histoire de l’Europe occidentale. C’est alors que les grandes villes se structurent, que les capitales administratives se sédentarisent et que la bourgeoisie urbaine devient une force économique et politique majeure. L’apparition et le développement des universités fondent les pensées et aident au développement des sciences. L’essor des banques et des lettres de change permet au commerce international de se développer. Paris est, à la fin du XIIIe siècle, la plus grande ville d’Europe. Saint Louis (Louis IX, 1214-1270) y a axé l’administration du royaume de France qui, jusque-là, suivait le roi dans ses déplacements. Parallèlement, les arts connaissent d’importantes innovations technologiques et l’émergence de très grandes personnalités. Progressivement, les créateurs ne sont plus simplement considérés comme des artisans au service de l’Église mais comme des artistes œuvrant pour la société. Paris est alors le cœur de ce que l’on nomme aujourd’hui le gothique “rayonnant”. La période 1190-1240 est l’une des plus intenses dans le domaine de la sculpture avec un renouvellement des thèmes iconographiques. Les ensembles mobiliers se développent : la sculpture funéraire, mais surtout les œuvres destinées aux palais. La sculpture doit participer à la dynamique de la façade des cathédrales, au détriment de sa propre finalité. Il en résulte des œuvres qui allient le sens du volume — par leur projection dans l’espace — et la sérénité. Ces statues, bien qu’empruntant leur forme d’ensemble à l’architecture, offrent aux regards des personnages démontrant un souci de réalisme entièrement nouveau que l’on retrouve dans des visages individualisés. La puissance du traitement des draperies permettant des effets de volume et d’animation joue un rôle essentiel dans l’ampleur des œuvres. Jeanne de Navarre (1273-1305), princesse de la maison de Champagne, fut reine de Navarre de 1274 à 1305 et reine de France de 1285 à 1305 après avoir épousé, en 1284, le prince Philippe qui deviendra, en 1285, Philippe IV (Philippe le Bel), roi de France. L’attitude de la bienfaitrice royale reprend la représentation typique de la Vierge à l’Enfant. Elle tient — de manière analogue à l’Enfant Jésus — le modèle d’une chapelle offerte. Le traitement remarquable de ce portrait est souligné par les plis vifs de la robe et du manteau. Ce cadrage si précieux augmente l’attention du spectateur vers la régularité et la beauté du visage méticuleusement ouvré. Reconnaissable à ses attributs, la figure provenant du Cameroun portraiture un souverain bangwa. Tout roi nouvellement élu devait, dans les deux ans suivant son intronisation charger un sculpteur de “faire son portrait”. Elle formait, avec une figure féminine de même format, un couple royal prestigieux. Sa position dynamique et forte souligne principalement son autorité et son identité. Il est coiffé du haut bonnet bilobé en fil de coton sur une armature rigide réservé aux dirigeants et paré du collier en dents de léopard et perles, insignes de son rang. Il tient dans sa main droite une corne à libations et prend appui de la main gauche sur une longue pipe. Les cornes et les gourdes perlées étaient destinées à contenir du vin de palme, un élément essentiel des réunions sociales et politiques ainsi qu’une composante majeure des libations sacrificielles. Le collier en griffes de léopard fait référence à l’alter ego royal : le léopard. L’un des animaux les plus sacrés parmi les chefferies, associant la férocité, la vitesse, la ruse et le pouvoir, des qualités importantes pour tout roi. En fait, on croyait même que le roi pouvait prendre la forme d’un léopard et que, par conséquent, l’animal avait la capacité de prendre une forme humaine. Le roi Fosia était réputé posséder des pouvoirs magiques lui permettant de repousser ses assaillants. Portraits de rois, de reines ou de membres importants de la communauté, ces sculptures sont parfois dénommées « lefem », du nom de la société masculine qui régulait le pouvoir royal et qui les conservait précieusement dans le trésor de la chefferie. Au cours des rituels d’intronisation et de commémoration des souverains, les figures étaient présentées dans des bosquets sacrés comme une incarnation du royaume des ancêtres et mémoire des lignées dynastiques.
« MÉMOIRE et RELIQUES »

Buste reliquaire d’un évêque, vers 1520, Bruxelles (?), Belgique. Chêne polychrome. H. : 80,2 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Figure de reliquaire mahongwé, bwiti, Kota ou Kélé, Gabon, XIXe siècle. Bois et cuivre. H. : 53 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Martin Franken.
En rapprochant le buste reliquaire d’un saint évêque (anonyme, Bruxelles [?], Belgique, vers 1520) d’un reliquaire mahongwé (anonyme, Gabon, XIXe siècle), l’exposition cherche à saisir, entre deux civilisations lointaines, les similitudes et les différences de comportement de l’homme face au trépas. Les rites funéraires se retrouvent en effet dans toutes les civilisations, divers, mais avec des intentions similaires. Si la mort est en Europe comme en Afrique perçue comme une transition, dans l’art européen, elle est présentée comme un dernier adieu et a pour objectif de remplir un devoir de mémoire alors qu’en Afrique, les défunts restant présents, il s’agit de maintenir un lien entre les vivants et l’au-delà. Différence également entre la relative sobriété des reliquaires en Afrique et la somptuosité, voir le baroquisme de ceux en Europe. Tenues à distance en tant qu’objets sacrés, les reliques sont toujours des signes de richesse et de puissance. Aussi, doivent-elles être montrées ou découvertes au moment de cérémonies importantes dans la vie des communautés. Dans les deux cas, l’auditoire était placé en face d’œuvres d’inspiration religieuse visant à maintenir la présence des ancêtres et magnifiant des ossements humains vénérés. Quel est le statut de ces objets de culte créés pour conjurer et apprivoiser la mort, s’approprier l’énergie et le pouvoir de l’autre, garder la mémoire des défunts et évoquer le mystère de l’existence, devenus objets culturels ? Que dire du sacré ? Peut-on enfermer dans des musées ce que des hommes ont révéré ? Et ne remplace-t-on pas une sacralisation par une autre ? Il s’agit ici de jeter un pont entre différentes croyances et de souligner la manière dont elles ont su utiliser les pouvoirs de l’art pour repousser les frontières de la disparition et de l’effacement. Dans le Moyen Âge Européen, les représentations de la mort dans l’art prennent la forme d’une mort idéalisée. Le culte des reliques prend une grande importance, tout particulièrement dans l’Europe catholique. Bénissant de sa main droite gantée, ce saint évêqueest coiffé de sa mitre épiscopale à deux fanons, symbole de son autorité magistrale et de sa fonction d’enseignement. Il porte une chasuble recouverte d’une chape dorée retenue sur la poitrine par un fermoir formant cavité à reliques exposant un morceau de côte protégé par une vitre en cristal de roche, entourée d’une guirlande de cabochons. Sa tête, étonnamment réaliste, renferme un fragment de crâne.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Buste reliquaire d’un évêque, vers 1520, Bruxelles (?), Belgique. – Reliquaire mahongwé, bwiti, Kota ou Kélé, Gabon, XIXe siècle. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.
En Afrique, les Mahongwé, comme tous les groupes composant le peuple Kota, avaient pour habitude de conserver les ossements des ancêtres du lignage auxquels était rendu un culte connu sous le nom de bwété (ou bwiti). Ils étaient également consultés en cas de problème et au cours de rituels initiatiques afin de repousser les forces invisibles néfastes susceptibles d’amoindrir le pouvoir surnaturel protecteur des ancêtres. L’ensemble des reliques — calottes crâniennes et autres ossements — était conservé dans un panier en écorce ou en osier sur lequel l’effigie, intermédiaire entre les vivants et les morts,était dressée. Constituée d’une âme en bois plaquée de lamelles et de plaques de cuivre ou de laiton dont l’agencement figure une représentation humaine, la partie inférieure prend la forme d’une poignée orientée perpendiculairement au plan du visage.C’est ainsi que, malgré l’emploi de techniques et de matériaux variés, les différents types de dispositifs entourant les reliques créent des résonances entre les cultures et expriment les pouvoirs invisibles et intangibles des saints et des ancêtres en termes visuels.
Beyond Compare: Art from Africa in the Bode-Museum/Unvergleichlich: Kunst aus Afrika im Bode-Museum. Avec cette exposition, le musée Bode est transformé en « espace passerelle » où dialoguent les cultures et les civilisations. Près de quatre-vingt œuvres d’art africain y rencontrent des sculptures européennes et révèlent des disparités et des parallèles surprenants.Catalogue édité par Julien Chapuis, Jonathan Fine et Paola Ivanov, avec les contributions d’Antje Akkermann, d’Andrew Sears et de Christine Seidel. Publié en anglais (ISBN : 9783862281725) et en allemand (ISBN : 9783862281718) par le Staatliche Museen zu Berlin, Éd. Braus, Berlin, 2018. Format : 24 x 27 cm, 224 pp., 209 ill. coul. (dont 72 pl.), 23 n/b et 2 cartes. Broché : 24,95 €.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Figure d’ancêtre par le Maître de Buli, Luba, République démocratique du Congo, XIXe siècle. Bois. H. : 84 cm. – Saint-Jean-Le-Grand, vers 1500, Chiemgau, Allemagne. Pin arola. H. : 97 cm. – Buste reliquaire d’un saint. Bourgogne (?), France. Première moitié du XVe siècle. Cuivre doré et émaillé. H. : 35 cm. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.