
Tête trophée féminine. Bois et pigments. H. : 9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.
Anne-Marie Gillion Crowet, collectionneuse insatiable aux goûts éclectiques nous fait partager ici sa passion pour une région restée longtemps interdite aux étrangers : le Nagaland. Après The Hidden World of the Naga. Living Traditions in Northeast India and Burma (Aglaja Stirn & Peter van Ham, Prestel Verlag, Munich, 2003) et Imag(in)ing the Nagas: A Pictorial Ethnography of Hans-Eberhard Kauffmann (1899-1986) and Christoph von Furer-Haimendorf (1909-1995)(Alban von Stockhausen, Arnoldsche, Stuttgart, 2014), ce livre, richement illustré, est un des plus beaux ouvrages consacrés aux Naga.L’auteur, Michel Draguet — historien de l’art, directeur général des Musées royaux des beaux-arts de Belgique et professeur à l’Université libre de Bruxelles — nous invite à rencontrer ces peuples fiersaux caractères physiques et culturels variés,principalement connus pour leur activité de chasseurs de têtes. S’appuyant sur le remarquable ensemble réuni par A.-M. Gillion Crowet et d’anciennes photos de terrain, l’auteur nous fait découvrir et comprendre la vie spirituelle et l’univers symbolique des Naga.

Effigie bicéphale, la poitrine ornée de têtes trophées, Konyak. Bois et perles noires en verre. H. : 12,6 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Ornement d’un panier cérémoniel représentant un guerrier arborant trois têtes coupées, preuve de son courage, Konyak. Bois. H. : 17 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.
Au début du XIXesiècle, la puissance coloniale anglaise en Inde décida de sécuriser sa frontière avec le Royaume hostile de Birmanie et de rechercher un passage par voie terrestre entre les zones de culture du thé dans l’Assam et le Manipur. Ils se retrouvèrent ainsi pour la première fois sur les hauts plateaux de la région indo-birmane, parmi l’une de ces tribus montagnardes. Au début du XXesiècle, le retrait des Britanniques créa un conflit sanglant entre l’armée indienne et ces tribus qui réclamaient collectivement l’indépendance, ce qui eut pour conséquence la fermeture de la région aux étrangers, entre 1947 et 2001.
S’ils possédaient de nombreux traits communs — la chasse aux têtes (Dayak de Bornéo), les rizières en terrasses, les monuments mégalithiques et les ornements en défenses de sanglier — avec les populations d’Asie insulaire, les Naga du nord-ouest de la Birmanie — dont la population se répartie en seize groupes ethniques majeurs et trente tribus —,ne partageaient pas d’origine commune, mais résulteraient de rencontres entre les populations autochtones et plusieurs groupes arrivés dans ces montagnes. Il existait une grande diversité politique, culturelle et linguistique — chaque village avait son propre dialecte — entre ces tribus constituées de chasseurs-cueilleurs-cultivateurs unis dans une même croyance quant au concept de « fertilité ». Ce concept demeure difficile à saisir. Il s’agissait d’une force ou d’une qualité qui pouvait être acquise pour être transformée en biens. La nature reproductive de la sexualité humaine et le caractère cyclique de l’agriculture étaient liés à ce concept. Celui qui la possédait jouissait d’un statut élevé et était capable de la répandre dans sa famille et dans son village avec l’organisation de fêtes du « Mérite » qui constituaient un moment essentiel durant lequel la dimension surnaturelle du principe de fertilité se voyait reconnu et légitimé par le groupe. Ainsi, la fertilité engendrait la fertilité. La maison de l’hôte était décorée de sculptures témoignant de cette abondance et de ses exploits, notamment avec des cornes stylisées en bois placées sur le toit. Des vêtements ornés de motifs ayant trait à la nature de la cérémonie étaient revêtus par le bienfaiteur de la communauté et sa famille. Organiser des fêtes du Mérite octroyait également le privilège d’acquérir d’autres insignes de nature ornementale tels que l’érection d’un mégalithe. Dans certaines communautés, ces monuments étaient remplacés par des totems commémoratifs fourchus en bois. Avec les fêtes du Mérite, la chasse aux têtes était la clé de voute de la culture naga.

Trophée de chasseurs de têtes, Konyak. Crâne humain, rotin et cornes de mithan. Dim. : 40 x 61 cm.

Pages 52-53 : Arbre à têtes au village Chang de Tuensang. Photo de W. G. Archer, 1947. – Crânes exposés dans un morung au village konyak de Chi. Photo de J. H. Hutton, 1923. © Pitt Rivers Museum, University of Oxford. Inv. 1998.506.1513. – Détail d’un grand trophée des chasseurs de têtes Konyak.
La chasse aux têtes déterminait les hiérarchies et les structures institutionnelles de chaque groupe et de chaque ethnie tandis que les fêtes du Mérite permettaient de redistribuer ce prestige au bénéfice des groupes au sein desquels elles s’organisaient. Couper des têtes était donc le second moyen commun pour accumuler de la fertilité et affirmer le statut de l’adulte en devenir ou celui du guerrier. Cette pratique jouait également un rôle important dans les pratiques et les systèmes de pensées qui accordaient une place éminente à la circulation des principes vitaux jugés nécessaires à toute chose. Les têtes acquises jouaient un rôle central dans un grand nombre de rituels. Rapporter une tête était un moment nécessaire de la vie d’un jeune guerrier au point que, parfois, il ne pouvait se marier sans avoir réussi cet exploit. Ainsi, pour les Rengma, disposer les crânes, après le rite, le long du chemin qui conduisait aux champs, assurait la régénération du sol. Sur les parcelles des collines défrichées, les Naga aménageaient des rizières, tandis que d’autres pratiquaient la culture sur brûlis. Ils pratiquaient le tatouage, le tissage, la teinture, la poterie, la ferronnerie et la sculpture sur bois. Les pêcheurs utilisaient des substances toxiques paralysantes. Selon les tribus, les formes d’organisation politique allaient de l’autocratie (chez les Konyak) à la démocratie pure (chez les Angami) en passant par la gérontocratie (chez les Ao). Le lignage était patrilinéaire et l’organisation sociale des Naga reposait sur les maisons communes morung. La représentation humaine occupait une place importante dans l’art, depuis l’ornementation architecturale jusqu’aux ornements et aux parures. Il faut souligner la présence figurée de certains animaux qui intervenaient matériellement dans la fabrication des décors et des parures. Tigres, calaos, mithans (bœuf asiatique), sangliers étaient représentés alors que leurs dents, plumes, cornes ou défenses étaient utilisées pour réaliser coiffes, parures ou objets symboliques. Les Konyak et apparentés sont sans doute ceux qui ont poussé le plus loin la production d’ornements et de sculptures en bois de petit format, presque toujours en rapport avec la chasse aux têtes.

Pages 230 et 231 : Pendentif représentant deux têtes trophées encadrées par des personnages accroupis, Konyak. Perles en pâte de verre rouge et bronze à la cire perdue. Dim. : 3,9 x 9,9 cm. – Pendentifs, Chang et Konyak. H. : 3,3 et 3,6 cm. – Pendentif représentant un personnage masculin. Bronze à la cire perdue. H. : 6,9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.
Les Naga ont été initiés aux techniques métallurgiques au début du XXesiècle. Avant cette période, le métal provenait de Birmanie ou d’Assam et faisait l’objet d’un commerce essentiel. Précieux, les objets en métal coulés à la cire perdue — têtes trophées, bracelets, torques, clochettes, armes, pendentifs en forme de conque dont l’extrémité épouse les contours de la queue du drongo (passereau) et figurines représentant un guerrier en pied — contribuaient au caractère ostentatoire de la richesse de leurs détenteurs et constituaient des biens privilégiés employés pour certains paiements à forte valeur sociale. Seuls les chasseurs de têtes et les hommes qui étaient en mesure d’organiser des fêtes du Mérite obtenaient le droit d’exhiber les ornements qui constituaient une partie essentielle des costumes portés au cours des événements sociaux et religieux.

To-Ang, le chef du village de Sheangha appuyé sur une lance, portant de nombreux bracelets en rotin et surmonté d’une coiffe composite ornée d’un crâne de singe, Konyak. Photo : Christoph von Fürer-Haimendorf, 1937. © Nicholas Haimendorf, SOAS, University of London.

Hommes et adolescents dansant à l’occasion d’une fête du printemps dans le village konyak de Wakching. 24 avril 1937. Photo : Hans-Eberhard Kauffmann. © Institut für Ethnologie of the Ludwig-Maximilian-Universität, Munich. HEK41-24, FA).
Représentations matérielles de la réalité immatérielle de la fertilité, l’usage de la grande majorité de ces parures était strictement codifié. Constituant un élément déterminant de l’individu vivant, les parures ne pouvaient être enlevées que d’un corps mort. Les matériaux utilisés et la manière dont ils étaient réunis permettaient de distinguer les tribus les unes des autres. Certains d’entre eux, reconnus pour leur pouvoir magique, incarnaient les prouesses guerrières. Très prisés, ils concouraient également à accroître le bien-être de la communauté. Les coquillages, les dents, les cornes, les poils animaux et les cheveux humains étaient exclusivement réservés aux parures masculines. Les tigres, considérés avec crainte, respect et superstition, étaient étroitement connectés à l’homme au point que, selon certaines croyances, des humains auraient des parentés avec ces félins. Tuer un tigre équivalait à tuer un homme et conférait à l’auteur de cette prouesse les mêmes privilèges. Ses dents portées en pendentif et ses griffes cousues sur les coiffes étaient des composantes fort spectaculaires de la parure du guerrier. Il était d’ailleurs interdit à la plupart des Naga de toucher ces dents, considérées comme sacrées. Les longues chevelures féminines étaient particulièrement appréciées car seul un guerrier d’une grande bravoure pouvait pénétrer assez profondément les lignes ennemies pour s’en emparer. Ce type d’ornement capillaire se trouvait également attaché à des panji(bâtons aiguisés en bambou) insérés dans les paniers cérémoniels.

Pages 122-123 : Panier de chasseur de têtes, Konyak. Rotin tressé, crâne de singe, clochette en bronze, et charmes (cornes d’antilope, poils de chèvre et crin) et sphères en rotin symbolisant les têtes coupées. – Jeunes Konyak de Chi armés de daos, portant un panier cérémoniel orné de crânes de singe. Photo de J. H. Hutton, 1913-1923.
Des poils de chèvre ou de chien teints en rouge (couleur évoquant le sang) marquaient aussi fréquemment le statut du coupeur de têtes. De la fourrure d’ours lippu figurait également dans l’ornementation ainsi que les plumes blanches à bandes noires du calao de Gingi constituaient un attribut marquant des habits cérémoniels des guerriers. Le calao était un animal au cœur de la conception que les Naga se faisait du monde. Ses longues plumes jouaient un rôle dans toutes les cérémonies. Parmi les insignes les plus prisés par les coupeurs de têtes se trouvaient les paires de défenses de sanglier. Les plus petites étaient portées comme ornements d’oreilles ou décoraient coiffes et paniers utilisés par les Konyak pour transporter au village les têtes coupées. Ces derniers utilisaient également des crânes de singes pour décorer leurs paniers. Chez les Naga, le crâne de singe intervenait traditionnellement dans le cade des rites associés aux têtes coupées. Outre les paniers rituels, on le retrouve comme parure sur les lances d’apparat et sur les casques de cérémonie. Cette omniprésence s’explique par les similitudes formelles qui unissent le singe à l’homme et par une origine commune relatée dans les contes et les légendes.

Collier à double tête trophée. Perles en pâte de verre rouge et jaune, bronze à la cire perdue. Dim. : 5,4 x 7,9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.
Les ornements les plus symboliques étaient les pendentifs en bois, et en laiton — parfois en ivoire ou en os — en forme de têtes humaines portés sur la poitrine. Conjugués avec des colliers en perles de verre et des coquillages, ils revêtaient une importance considérable, signifiant la qualité du chasseur de têtes. La figuration des dents constitue un élément caractéristique de leur figuration. Symbole de vitalité, elles représentaient un lien entre la vie et la mort et invitaient tout adversaire à la prudence. Le nombre de têtes que présente chaque parure équivaux aux têtes prises par le chasseur qui l’arborait et déterminait donc le prestige de son détenteur. La coiffe cérémonielle conique portée par les guerriers Chang et Khiamungan en rotin tressé teint en rouge avec des brins d’orchidées jaune vif représentait également un élément significatif. Des lamelles de cornes de bovidé (Bos frontalis) pointaient parfois au-dessus des oreilles et une rangée de griffes de tigre pouvait aussi embellir la bride jugulaire. Si couper des têtes et organiser des fêtes du Mérite étaient réservés aux hommes, les femmes n’étaient pas oubliées. Peu d’ornements étaient hérités mais leur contribution aux exploits de leur mari ou de leur père leur donnait le droit de porter certains d’entre eux. Les parures réalisées à partir d’ivoire, de coquilles de turbinelle (Turbinella pyrum), de métal et de cristal étaient des emblèmes de richesse. À la différence des parures, les perles étaient indispensables à tous les Naga. Les bijoux des femmes étaient tous composés de perles, leur unique forme de richesse matérielle puisqu’elles ne pouvaient pas hériter des terres. Les perles étaient la première parure des bébés qui signifiait leur appartenance à la communauté. De façon similaire, le fait d’enlever les perles du corps d’un défunt symbolisait la transition entre être et non-être.

Naga. La beauté de l’effroi/Naga. Awe-Inspiring Beauty Par Michel Draguet, publié en français (ISBN 9789462302020) et en anglais (ISBN 9789462302037) par le Fonds Mercator, Bruxelles, 2018. Format : 26,5 x 33, 5 cm. 424 pp., 372 ill. coul. (dont 175 P/P), et 154 N/B. Relié sous jaquette : 79,75 €.
À la frontière entre l’Inde et le Myanmar, le Nagaland — l’un des vingt-huit états de l’Union indienne —, longtemps interdit aux étrangers, semble n’avoir jamais existé. Sans communauté ethnique, linguistique et culturelle avec ses voisins, il réunit des groupes ethniques hétérogènes qui n’ont guère en commun que leur passé. Chacun de ces groupes ethniques y parle encore sa propre langue et, dans le souvenir lointain des têtes coupées, se redécouvre et réinvente aujourd’hui ses propres traditions.