
Sam Lévin, “L’actrice Suzanne Cloutier” / Tête réduite jivaro. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
« Hirsute. L’image stéréotypée des premiers hommes est celle d’êtres échevelés mais on imagine, au moins depuis la “Dame de Brassempouy” (vers 21 000 ans avant J.-C.) et sans doute avant, que l’humain a coupé, arrangé, coiffé ses cheveux pour plaire et se plaire, prendre ses distances avec l’état de nature. Au contraire de la robe animale, la chevelure humaine, dans sa diversité de matières épaisses, lisses, crépues… doit être créée, construite, façonnée. C’est pourquoi elle est, à ce titre, support d’expression et de communicpation des individus et des sociétés, marqueur d’une multiplicité de socialités. Le cheveu, comme le poil, vient de l’intime obscur du corps. Dans de nombreuses langues, il n’y a d’ailleurs pas de distinction entre les deux. Les cheveux qui couronnent le visage sont cependant des soutiens expressifs beaucoup plus riches de formes et de sens à examiner. Au croisement de l’anthropologie, de l’histoire ancienne et contemporaine, de la mode et des catégories artistiques et des classifications, ce sujet universel traverse les cultures européennes et non européennes. En explorer les métamorphoses révèle des aspects inattendus et complexes de la légèreté et de la gravité des hommes »(Yves Le Fur, commissaire scientifique de l’exposition).

Métisse Tagalo-chinoise (population des Sangleyes). Île de Luzon, Philippines. Photo anonyme, 1870-1885. Tirage sur papier albuminé, 13,5 x 10 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Cheveux chéris. Frivolités et trophées ([présentée à Paris, en 2012] Abbaye de Daoulas, Finistère, du 15 juin 2018 au 06 janvier 2019), se propose d’en rappeler toute l’importance, et comment, à travers les singulières attentions portées à la coiffure, sont valorisés l’estime de soi et la dignité humaine.Pourtant, ne s’agit-il que de frivolités ? Ces soins, ces recherches et ces inconsistances ne sont-ils pas aussi la marque d’une vitalité propre à dépasser l’ordinaire banalité et à s’affranchir de la laideur ? L’exposition se déplace de l’univers scintillant des représentations occidentales vers celles d’autres cultures, exprimant l’impermanence de ces images, tendues vers nous comme des miroirs nous révélant nos arrangements avec nos apparences et nos destins.
Dans les mythes et légendes, comme dans de nombreuses métaphores poétiques, la longue chevelure féminine est souvent porteuse de menace ou de mort, qu’elle prenne la forme de serpents ou que son attrait masque le danger, comme les créatures malfaisantes telles que les Gorgones (Méduse), les Érinyes (déesses de la vengeance) ou les sirènes, décrites dans les Veet IXechants de L’Enfer de Dante et représentées par de nombreux peintres au XIXesiècle — Johann Füssli, Gustave Moreau, Arnold Böcklin, Lucien Lévy-Dhurmer, entre autres.

Marie-Madeleine, 1311-1313, Normandie ou Île-de-France. Collégiale Notre-Dame d’Écouis (Eure). Calcaire et traces de polychromie. H. : 147 cm. © RMN-Grand Palais (98-008323). Photo Jean-Gilles Berizzi.
Au Moyen Âge, l’un des ouvrages les plus lus et les plus diffusés, La légende dorée, nous raconte la vie des saints à travers le merveilleux. Marie de Magdala(en français : Marie-Madeleine) est ici drapée dans sa longue chevelure ondoyante qui retombe en cascade jusqu’à ses pieds. Seuls son visage, son cou et ses mains jointes sont visibles. Les cheveux, parure de la séductrice Marie de Magdala, vont se transformer, après sa conversion, en bure de pénitente. La “Légende dorée” mêle ces traditions et développe le récit de sa vie d’ermite dans le sud de la France. Elle est aussi souvent, comme dans cette sculpture, confondue avec Marie l’Égyptienne, pénitente retirée dans le désert, « au corps nu et noir brûlé par le soleil » dans sa représentation couverte de ses seuls cheveux (Jacques de Voragine [1228-1298], La Légende dorée, Gallimard, La Pléiade, Paris, 2004, p. 298). Ces longs cheveux dénoués peuvent s’interpréter comme un signe de repentance ou de soumission acceptée à la loi divine. Objets de métamorphoses pour l’individu comme pour le groupe, le cheveu est un matériau. Il prend une multitude de formes qui varient selon les cultures, les modes et les périodes. Symbole flottant, il marque à la fois la norme et sa contestation, le conformisme et l’anticonformisme, la séduction et la répulsion. Il classifie et différencie. La confrontation d’une grande diversité d’œuvres et d’objets nous révèle d’apparents paradoxes : les cheveux longs ou le crâne rasé peuvent indiquer le rebelle, le voyou, l’artiste, le roi, mais aussi l’ermite, la personne endeuillée, le clochard… Les sociétés occidentales connaissent sept grands types de couleurs de cheveux — noir, brun, auburn, châtain, roux, blond, gris et blanc —, tous associés à des stéréotypes. Les teintes claires comme les différentes blondeurs auraient eu la préférence des premiers hommes. Évoquant l’ange, la sainte ou la mère, la blondeur semble rassurer.

L’actrice canadienne Suzanne Cloutier (1923-2003), portrait, 1920-1929, par Sam Lévin (1904-1992). Stéréotype de la femme blonde. © Ministère de la Culture – Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN.
Couleur répandue parmi les peuples du Nord, le cheveu blond a été exalté par les aberrantes théories sur la race aryenne. Survalorisée par les médias, la blondeur féminine est parfois devenue une marque de superficialité. Des clichés qui restent pourtant profondément ancrés, puisqu’à l’opposé des blondes, les femmes brunes sont supposées être pragmatiques ou aventurières, et les rousses présumées être des personnages dramatiques, voire diaboliques. Dans les canons de la beauté, les courbes et les méandres des boucles de cheveux évoquent davantage la séduction que les coiffures raides. Longtemps, les cheveux dénoués n’ont été admis que dans la sphère du privé et de l’intime. Déplacés dans l’espace public, ils suggèrent une intimité offerte ou un affranchissement des règles. La coiffure stricte du chignon, de la tresse ou de la natte sous-entend une nature et le contrôle des instincts en conformité avec les règles de la bienséance sociale. Le charme joue aussi avec ces codes pour les subvertir.

Triple portrait de femmes, anciennement dit “Les Nièces de Mazarin”, anonyme, École française, XVIIe siècle. Portrait présumé des trois filles de Lorenzo Mancini qui avait épousé une des sœurs de Mazarin. Huile sur cuivre. © Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris / Roger Viollet. Inv. PDUT885.
Quasi universelle, la coquetterie prend des formes aussi nombreuses et variables qu’il y a de lieux et d’époques. La créativité qui l’anime s’exprime tantôt pour la mettre en valeur, tantôt comme marque d’opposition : cela va de l’exhibition de signes d’indiscipline et de formes de mauvais goût au recours à des couleurs voyantes, à des coiffures provoquantes, mais souvent d’une grande sophistication. La couleur, la longueur des cheveux et leur ajustement sont souvent considérés comme des « atouts » de séduction. On ignore tout des modes de coiffure durant la Préhistoire, mais on peut aisément supposer que le souci de l’apparence et du charme préoccupait aussi les premiers hommes.

Mèches de cheveux, Grèce antique, période classique, 1ère moitié du Ve siècle av. J.-C. Bronze. Dim. : 65 x 87 cm. Musée du Louvre, Paris. Inv. BR50. © RMN. Photo Hervé Lewandowski.
On sait en revanche que, depuis l’Antiquité, les cheveux n’ont cessé d’être coiffés en fonction des modes, des convenances, des disciplines et des indisciplines. Boucles, mèches, longue chevelure dénouée, les cheveux sont associés, selon les artistes et leurs époques à des modes d’attirance, à des mythes et des symboles qui bornent les relations de la normalité à la licence, de la morale à l’impudique, du masculin et du féminin. Les désordres liés à la question du genre jouent ainsi avec toute une riche palette de conventions. Le changement de sexe — mime ou transgenre — se manifeste ostensiblement par la coiffure. Marque d’identité, elle permet de s’approprier l’un ou l’autre sexe de manière spectaculaire ou discrète et de jouer subtilement d’une multitude de conventions. Partout et de tout temps, elle permet de situer l’individu dans son groupe social. Un changement de coiffure marque le passage d’un âge à un autre, d’un statut à un autre. On couvre les cheveux d’un voile, on les apprête, on les coupe, on les rase pour donner à l’individu une nouvelle identité. Dans beaucoup de religions, le sacrifice volontaire de la chevelure est signe de souffrance, de deuil, de pénitence comme de consécration et de distinction. Lorsqu’elles prononçaient leurs vœux, les religieuses coupaient leurs cheveux. Dans les religions juive, chrétienne et musulmane, les cheveux des femmes sont cachés, par une perruque, un foulard — obligatoire pour aller à la messe — ou un voile. La coiffe, tout comme le voile, remplit deux fonctions essentielles : d’une part, elle protège des intempéries, d’autre part, elle dissimule les cheveux des femmes, ces « allumettes du diable » comme les nomme Per-Jakez Hélias ([1914-1995] Le Diable à quatre, Éd. De Fallois, Paris, 1993). En France, dès le XVIIIe siècle, elles permettaient de différencier les habitantes de diverses paroisses, magnifiant le visage féminin sans pour autant « dévoiler » la chevelure. À partir du XIVe siècle, les cheveux sont donnés en gage de tendresse. Support du sentiment, ils participent au culte de l’être cher. Parallèlement, se développe l’emploi du cheveu comme relique. Imputrescible, il perpétue le souvenir des morts. En 1793, au matin de son exécution, Louis XVI adresse à ses proches des cheveux de tous les membres de sa famille. Dialogue entre le vivant et l’au-delà, les ouvrages en cheveux connurent surtout leur heure de gloire au XIXe siècle. Avec le sentimentalisme renaissant, les dames à la mode aiment à se parer de bijoux — bracelets, colliers et médaillons— en cheveux finement travaillés et ornés de différents matériaux précieux. Ces réalisations délicates, souvenirs d’enfances disparues, honoraient aussi les mémoires des membres de la bourgeoisie et de l’aristocratie disparue depuis la Révolution. À cette époque, de nombreux peintres illustrèrent les amours de Samson et Dalila — l’orientaliste Aimé Morot, l’académique Alexandre Cabanel, le symboliste Gustave Moreau… Une histoire qui nous est connue grâce à̀ la Bible, plus précisément par le Livre des Juges. Samson — confié par sa mère aux Nazarites, religieux juifs qui faisaient vœu de ne jamais couper leur chevelure — se fait raser les siens pendant son sommeil, par vengeance féminine, et perd ainsi sa force. Toute une série d’œuvres furent créées après la représentation d’Hamlet, à l’Odéon, en 1827, avec Harriet Smithson (1800-1854) dans le rôle d’Ophélie — Eugène Delacroix, Auguste Préault, John Everett Millais et Odilon Redon…

Charles Cordier (1827-1905), buste en bronze d’une femme noire, 1851. Cette sculpture fut créée comme pendant à une œuvre antérieure intitulée “Said Abdullah des Mayac, Royaume du Darfour”. Le mannequin était une jeune femme africaine du nom de Seïd Enkess, une ancienne esclave. © Centre National des Arts Plastiques, en dépôt au Muséum national d’Histoire Naturelle, Paris. MNHN. Photo Daniel Ponsard.
La vie biologique des cheveux les conduit à leur perte. Entre individus et sociétés, nombre de situations impliquent la perte des cheveux, que cette perte soit acceptée ou contrainte. La perte acceptée passe par un ensemble complexe de complicités et de renoncements. Chevelures de religieuses entrées dans les ordres ou paquets de cheveux d’initiés papous sont des indices de séparation et de coupure, mais aussi des preuves de transition vers une renaissance. Symbole du temps qui passe et de la mort, les cheveux sont des supports de mémoire. En tant que reliques, ils conservent un peu de l’aura et de l’énergie de leur propriétaire. Il peut servir notamment à évoquer le souvenir d’une personne disparue.

« Emma », relique, circa 1900. © Collection Jean-Jacques Lebel.
Ici, la mèche de cheveux d’une certaine Emma conservée comme relique (circa 1900). Achetée aux Puces de Saint-Ouen par André Breton et offerte à son jeune ami Jean-Jacques Lebel pour son vingtième anniversaire, ce fragment de chevelure est dit avoir appartenu à une certaine Emma qui, entrant au carmel, se fit raser les cheveux. Peut-être fut-elle donnée par cette jeune femme à sa famille, en souvenir de sa vie dans le monde ? La contrainte sociale s’en prend aux cheveux et, le plus souvent, à ceux des femmes, nattes coupées de femmes adultères, en passant par celles dérobées par les fétichistes. La vague de tonsures de femmes supposées avoir eu des relations avec l’ennemi a traversé les conflits en Europe, de 1933 à la fin de 1945. Ces « carnavals moches » selon l’expression d’Alain Brossat (Les tondues. Un carnaval moche, éd. Manya, Levallois-Perret, 1993), ont en effet été pratiqués en Espagne, en Allemagne et bien sûr, en France, immortalisés à Chartres par Robert Capa (1913-1954) avec sa fameuse photographie “La Tondue de Chartres, août 1944”.

Le soin des cheveux dans les cultures non européennes renvoie de la même manière aux questions du souci de soi et de la séduction, qu’il s’agisse d’extensions ou de parures mêlant des matériaux naturels et agençant avec raffinement les couleurs. Les cheveux inclus dans des objets de mémoire se chargent de significations pour évoquer le souvenir ou la puissance d’une personne, notamment dans les sociétés qui pratiquent la chasse aux têtes. Les cheveux-trophées deviennent des matières chargées des pouvoirs de leurs anciens possesseurs que l’on cherche à s’approprier et sont portés comme des ornements puissants. Trophées, scalps et autres sont censés faire circuler une énergie — la « mana »(pouvoir sacré des ancêtres)— associée le plus souvent à la fertilité des cultures, à la prospérité du groupe et aux rapports apaisés avec les ancêtres.

Tunique de chef, Dakota, Sioux, Amérique du Nord. XIXe-XXe siècle. Peau, piquants de porc-épic, cheveux humains et pigments. Dim. : 124 x 99 x 12 cm. Ex-coll. Musée de Marine du Louvre. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1909.19.24 Am D. Photo Patrick Gries, Valérie Torre.
Témoignages de victoires, les trophées jouent un rôle complexe dans les sociétés pratiquant la chasse aux têtes ou la collecte de scalps. Ils renvoient à des conceptions différentes des corps, des genres et de l’altérité. Ils ne connaissent ni les mêmes clivages ni les mêmes interdits. Le pouvoir de la tête-trophée peut profiter au groupe par un système d’échanges symboliques entre vaincu et vainqueur, entre enfant et ancêtre… Ces sociétés se singularisent par l’absence de divisions et de prohibitions qui régulent les nôtres. Le pouvoir de la tête en tant que trophée est reconnu comme bénéficiant au groupe ou à la communauté victorieuse. Les cheveux peuvent aussi signifier l’appartenance à une ethnie particulière. Objets modestes ou spectaculaires, l’enjeu se tend alors entre présence vivante et dépouille, disparition et survivance, frivolité et mort. Nombre de cultures extra-européennes ont utilisé les cheveux pour augmenter le volume et la longueur des coiffures.

Coiffe de chef, Fang, Gabon, avant 1899. Fibres végétales lianes tressées avec des cheveux), cheveux, moelle de bambou, boutons blancs et cuivre. Dim. : 25 x 18 x 17,5 cm. Mission Bretonnet. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1923.1.84. Photo Claude Germain.
À partir de ces matériaux aux multiples usages — noué, filé, tissé —, les associations avec divers matériaux — végétaux, animaux, humains… — vont de la simple coquetterie à de subtils messages symboliques. Les plumes et leurs couleurs, les touffes de cheveux ainsi que leur nombre et leur longueur, relaient des signaux interprétables par le groupe. Dans certains contextes rituels, les cheveux coupés ou récupérés peuvent acquérir des pouvoirs magiques. Le port d’une ceinture faite de cheveux ayant appartenu à des personnages importants et leur présence dans des charmes ou des armes sont des gages de force et d’efficacité. Les cheveux sont ainsi inclus dans un réseau de relations rituelles qui rapprochent les vivants et l’au-delà, où résident les ancêtres. De la naissance jusqu’après la mort, passeurs de l’intime vers le surnaturel, les cheveux nous conduisent aux lisières des mondes.
Nombreuses sont les civilisations où les cheveux coupés ou récupérés sont utilisés comme des matériaux aux vertus magiques, comme ce cimier de danse aux tresses en nattes dont l’extrémité frontale est prise dans un fil en cuivre enroulé comme un serpentin. Une rangée verticale de chéloïdes profondément incisées décore chaque tempe, une rangée horizontale beaucoup plus petite occupant l’espace entre les sourcils. Les yeux et les dents en métal ont été blanchis. Il en va de même avec ce masque lipicodont la coiffure frontale en cheveux collés est “champlevée” dans le bois. Les yeux mi-clos, les oreilles s’enroulant en spirale, la bouche ouverte laisse entrevoir des dents figurées par des tiges métalliques.

Masque kanak, région de Balade (Pouébo), Nouvelle-Calédonie. Première moitié du XIXe siècle. Bois monoxyle, plumes (Gallinacées), fibres végétales (Smilax sp.), poils de roussette (Pteropus sp.), cheveux, enduit (poix), pigments et coquillage. H. : 170 cm. Ex-coll. Coll. M. Bischoffsheim. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac-Jacques Chirac, Paris. Inv. 71.1880.39.4.
Le masque kanak est l’élément principal d’un costume qui cache le corps de celui qui le porte, ne laissant visibles que les bras et la partie inférieure des jambes. Il est surmonté d’un dôme confectionné par les deuilleurs pour exposer leur chevelure coupée au moment de la levée de deuil et agrémenté d’une barbe faite de tresses de cheveux humains mêlés de fibres végétales. Personnage tout à la fois terrifiant ou comique, selon les circonstances, les lieux et les époques, il apparaissait lors des fêtes, à l’occasion de danses ou de pantomimes, souvent armé d’une lance et d’une massue. Dans le Nord, une mythologie et un symbolisme l’associait au pays des morts et à la chefferie, il était l’image des chefs défunts revenus chez les vivants. Au Centre-Nord, rattaché à des divinités, toujours en relation avec le pays des morts, il « personnifiait le mystère de la vie ». Plus au Sud, il pouvait renvoyer à la guerre ou n’être plus qu’un simple déguisement de fête à la fonction ludique, dépouillée de toute implication religieuse et sociale. Après la mort, venait la désignation des « deuilleurs » dont la mission consistait à procéder aux rites mortuaires et à garder la dépouille pour qu’on ne puisse pas l’utiliser à des fins de sorcellerie et cela jusqu’à la restitution des ossements à sa parenté.Leur fonction était soumise à des critères bien définis : ils devaient être circoncis, leur corps peint en noir et respecter des interdits stricts, en particulier, ne pas couper leur chevelure avant la cérémonie clôturant le deuil. Aucune relation avec la collectivité n’était possible jusqu’à la fin du processus de décomposition du corps. Alors, les ossements étaient déposés sur l’autel des ancêtres, mettant ainsi fin à leur charge.Il était alors temps de procéder à « la levée de deuil », un cérémonial signifiant à la communauté que « tout était terminé », le défunt ayant maintenant pris place auprès des ancêtres.

Ornement de hanche masculin surmonté de deux têtes trophées, Koniak, État du Nagaland, Inde, deuxième moitié du XXe siècle. Âme en bois, poils de chèvre, cornes chevillées, défenses de cochon, rotin, fer, fibres, cheveux humains, et pigments. H. : 79,2 cm. Donation Monique et Jean-Paul Barbier-Mueller. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac-Jacques Chirac. Inv. 70.2001.27.51. Photo Claude Germain.
Chez les Naga, cet ornement de hanche constituait un élément important de la tenue cérémonielle du guerrier. Lors des danses — activité essentielle dans la culture naga —, la chevelure du trophée accompagnait les mouvements par lesquels le corps du guerrier se métamorphosait en énergie pure. Le trophée réunit la chevelure de la victime sacrifiée et la représentation de son corps dans un objet d’art qui associe le réel à l’imaginaire. Les défenses de sanglier viennent renforcer la symbolique pour signifier courage et force, puissance et intelligence. En arborant ces symboles, le chasseur soulignait son pouvoir et sa capacité à dominer les forces de la nature. Accrochés à la ceinture, ces ornements renvoient à la pratique des tête coupées et, plus particulièrement, aux conditions de leur transport : pendues par les cheveux à la ceinture du guerrier avant d’être placées dans des paniers qui seront eux-mêmes suspendus à la ceinture. Certains détails soulignent la relation entre la parure et la fonction que magnifie l’ornement : des petites têtes en bois pendent des mèches de poils de chèvre rouges, noirs et blancs qui évoquent le sang qui coule au terme du sacrifice qui fonde la vie du groupe.
Stade ultime de la conservation des cheveux, ces têtes-trophées, dénommées tsantsa, sont connues depuis un millénaire, et réalisées dans le cadre de chasses aux têtes. Lors de leur découverte, au XVIIesiècle, elles terrifièrent les Occidentaux — jivaro signifiant « barbare ou sauvage » pour les conquistadors.Après la décapitation, la peau du crâne était détachée et plongée dans une décoction bouillante contenant certaines baies pour la raffermir. Le crâne était jeté à la rivière, comme présent à sa divinité. En prenant grand soin de ne pas abîmer la chevelure — que les hommes ne coupaient jamais —, la peau était réduite à la taille du poing. Ensuite, des pierres chaudes et du sable étaient insérés dans la tête pour lui redonner une forme et la tsantsa était chauffée au-dessus d’un feu, pour la faire durcir et noircir. Ces opérations duraient environ une semaine. Les yeux et la bouche étaient cousus afin de conserver « l’esprit » à l’intérieur. Il s’agissait de capturer l’esprit vengeur de l’ennemi (le muisak), emprisonné dans la tête, afin qu’il serve le « réducteur ». Une fois façonnée, la tête était consacrée grâce à un rituel dédié à la mort et à la renaissance, à la fécondité et à l’harmonie sociale. Exposée lors de cérémonies religieuses et de banquets, la tête réduite permettait aussi de garder à distance les ennemis potentiels.

Tête-trophée parinaa, Munduruku, Rio Tapajos, Brésil, avant 1872. Tête humaine masculine, coton, plumes, poix, boules de résine et dents d’agouti. Dim. : 27 x 30 x 24 cm. Don de M. Baraquin. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac, photo Patrick Gries. Inv. 71.1950.87.1.
Isolées dans la jungle de la haute Amazonie, ces tribus légendaires furent protégées durant des siècles de l’incursion des Blancs par leur inquiétante réputation de chasseurs de têtes. Si la guerre donnait du prestige, renforçait la solidarité, raffermissait l’identité ethnique et permettait le renouvellement rituel des âmes, la chasse aux têtes y était extrêmement codifiée et ritualisée. En Amazonie, sans appropriation d’une partie de l’autre, les sociétés se pensaient comme étant incomplètes. Les Mundurucu coupaient non seulement la tête de leurs ennemis mais aussi celle de leurs compagnons morts au combat. Les têtes des ennemis étant considérées comme des trophées et celles des compagnons comme des reliques — on trouve également quelques rares têtes momifiées dans les îles Marquises et, en particulier, en Nouvelle-Zélande où l’on conservait des têtes momifiées et tatouées.Les têtes trophées étaient utilisées dans des rituels et conféraient des privilèges à son propriétaire. Il recevait, entre autres choses, le versement d’une pension pendant les quatre années consécutives à l’acquisition du trophée.Les Mundurucu dépouillaient la tête de la chair, des muscles et des dents et vidaient la boîte crânienne. Ils ne réduisaient pas la tête et ils ne la dépouillaient pas totalement comme les Parintintin. La tête était soigneusement lavée, puis soumise à cuisson lente jusqu’à transformation en crâne sec, enduite avec de l’huile végétale et puis, bourrée. Les cordelettes s’échappant de la bouche correspondaient au nombre de têtes coupées par le guerrier défunt.
Dans les îles Marquises, le corps lui-même était un des matériaux de l’expression artistique : la peau comme support pour le tatouage, les os, les cheveux et les poils blancs de barbe de vieillard pour la réalisation d’ornements destinés aux personnages de haut rang. La tête elle-même, comme dans toute la Polynésie, était la partie la plus sacrée de l’individu. Préparés par un artisan spécialisé, les cheveux protégeaient celui qui les possédait.Bruns foncés ou noir, ceux appartenant à des proches ou à des ennemis étaient enroulés autour de bâtonnets, chauffés dans des fours enterrés pour les friser. On les fixait ensuite à des casse-têtes, à des conques d’appel ou à des bâtons de commandement ou cérémoniels, comme des glands ou des pompons décoratifs. Les ornements en cheveux étaient d’une très grande valeur. Des touffes de cheveux montées très serrées sur des tresses en fibres de bourre de coco entouraient les épaules, la taille, les poignets, les jambes et les chevilles des grands chefs et des guerriers.

Crâne surmodelé, Iatmul, proviendrait du village de Tambanum, région du fleuve Sépik, Papouasie Nouvelle-Guinée, avant 1934. Crâne humain, coquillages, fibres, mastic et argile, pigments, mâchoire inférieure en bois, coquillages et cheveux humains. Dim. : 15 x 15 x 27,5 cm. Ex-coll. La Korrigane. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. MH 61.103.318. Photo Patrick Gries.
Pour les Iatmul de Papouasie Nouvelle-Guinée, la tête contenait toute la substance de l’être. Aussi conservaient-ils les crânes de leurs ancêtres qui, une fois nettoyés et surmodelés, étaient peints. Le surmodelage des crânes, avéré au Moyen-Orient depuis le VIIemillénaire (Jéricho) et en Sibérie (région de Krasnojarsk) au 1er siècle av. J.-C., connut, en Océanie, son apogée. Seules quelques sociétés du bassin du fleuve Sépik pratiquaient le surmodelage des têtes humaines d’hommes et de femmes — pratique que l’on retrouve également au Vanuatu et, dans une moindre mesure, dans les îles Salomon et en Nouvelle-Irlande. Quelques mois après l’inhumation du défunt, son crâne était détaché du corps et placé à bouillir dans de l’eau avec une décoction de plantes puis séché au soleil. Le maxillaire inférieur était lié à l’aide d’un rotin ou simplement remplacé par une prothèse en bois lorsqu’il était détaché et porté comme une amulette. L’homme à qui revenait cette tâche emportait le crâne dans sa maison et le plaçait près de sa couche lorsqu’il allait dormir. La nuit, l’esprit du défunt venait hanter ses rêves. Au réveil, il pouvait alors reproduire les traits de ce dernier. Le sculpteur tenait également compte des mesures relevées préalablement à l’aide de petits morceaux de tiges de roseau. Une perruque constituée des cheveux des consanguins, rasés pour la période de deuil, y était implantée. Ici, la majorité des lignes formant des vagues partent du bout du nez et se terminent à leur extrémité en une volute dont le centre est un ocelle. Les volutes de la partie haute, au-dessus des yeux, et celles de la partie basse, sur le maxillaire inférieur, sont inversées. Elles correspondent aux deux moitiés du cosmos iatmul, évoquant, d’un côté, le ciel et les ancêtres paternels et, de l’autre, la terre et les ancêtres maternels.