
« Korano Wammurmi », figure principale de l’autel de la baie de Mayalibit. Bois et tissu. H. : 71 cm. © National Museum van Wereldculturen. Inv. TM-573-38.
En 1929, Johan Christiaan van Eerde (1871-1936), alors directeur du Tropemuseum d’Amsterdam, acquit, au cours d’un voyage dans les Indes orientales Néerlandaises — nom que les Pays-Bas donnaient à l’ensemble des îles qu’ils contrôlaient en Asie du Sud-Est, de 1800 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale —, un groupe de quatre-vingt-neuf objets dont un ensemble unique de sculptures composant l’« autel de la baie de Mayalibit ». Les peuplades de cette région entretenaient des autels abritant des statuettes personnifiant des divinités, de lointains ancêtres ou des parents plus récemment disparus. Avant d’être incorporées aux Indes orientales néerlandaises, les îles constituant cet archipel faisaient partie de la sphère d’influence du sultanat de Tidore. Ainsi s’y rencontraient les cultures mélanésiennes et moluquoises, comme en attestent les traits asiatiques des visages de ces mon et de ces korwar.

L’autel de la baie de Mayalibit exposé au Tropenmuseum d’Amsterdam. © National Museum van Wereldculturen.
Cette « famille » de dix sculptures de dieux et d’ancêtres est originaire du village de Linsok, sur la côte est de la baie de Mayalibit, dans l’île de Waigeo — l’une des plus grandes îles formant l’archipel de Raja Ampat —, au nord de la péninsule de Doberai (dénommée Vogelkop : tête d’oiseau en néerlandais), partie de la province indonésienne de Papouasie occidentale (ou Irian Jaya), à l’extrémité de la Papouasie Nouvelle-Guinée. Devant la rareté des sources relatives à Raja Ampat, c’est à partir des écrits des voyageurs, des religieux et des administrateurs coloniaux et, en particulier de ceux du missionnaire et linguiste néerlandais Freerk C. Kamma (1906-1987), ethnographe majeur de Raja Ampat, stationné à Sorong, entre 1933 et 1942, que Raymond Corbey, philosophe et anthropologue, tente de reconstituer l’histoire de cet « autel ».

Korwar de l’autel de la baie de Mayalibit. Bois, crâne et tissu. H. : 43 cm. © National Museum van Wereldculturen. Inv. TM-573-43.

Korwar de l’autel de la baie de Mayalibit. Bois et tissu. H. 37 cm. © National Museum van Wereldculturen. Inv.TM-573-36.

« Naturels de l’île Waigiou », “Voyage autour du Monde… sur la corvette… La Coquille… 1822, 1823, 1824 et 1825… par Louis Isidore Duperrey (1786-1865)…”, Paris, 1826, pl. 28.
En plus d’être habillés de tissus de coton, deux des trois mon se caractérisent par le port d’un morion, le casque léger des fantassins des conquistadors espagnols (XVIe et XVIIe siècles). D’après l’auteur, le morion ne serait pas la trace d’un premier contact avec des Européens, mais rappellerait plutôt l’influence exercée par les îles Moluques où des danseurs portent aujourd’hui encore ces casques durant les cérémonies de transmission d’un héritage. Les bras tendus de ces trois personnages évoquent les offrandes faites au cours des cérémonies précédant les festins auxquelles toute la communauté pouvait participer et qui servaient à se concilier les bonnes grâces du créateur et à obtenir son aide pour la chasse, l’agriculture, la pêche ou le commerce. La figure la plus grande fut longtemps considérée comme Manseren Nànggi, le seigneur des cieux, ordonnant le destin du monde et des humains. D’après l’auteur, suivant en cela Kamma, il s’agirait plutôt de Korano Wammurmi, “l’esprit du vent d’est”, le médiateur principal entre les êtres humains et la divinité suprême, le seigneur des cieux.

Autel montrant un mon, photographié en juillet 1937 par le père Kamma, près d’un hameau, sur la côte nord-ouest de l’île de Waigeo. © Archives familliales.
Pendant les périodes de pénurie et d’insécurité (avant le départ des expéditions maritimes, par exemple), un prêtre accomplissait le rituel : debout et en transe (généralement sur une plateforme, à côté des sacrifices), il tendait les bras vers le ciel. Lorsque ses bras commençaient à trembler, cela signifiait que la divinité était descendue. Représenté dans la gestuelle du prêtre accomplissant le rituel fan nànggi (nourrir le ciel), appelant dans la transe la protection des divinités, il est escorté de son adjoint, de sa concubine, d’un fils adoptif et de deux femmes qui lui sont liées. Le fils adoptif (andromorphe) est représenté par un korwar commémoratif incorporant le crâne, dans le style de l’île de Biak, ce qui suggère qu’il serait originaire de cette région (îles Schouten). Six des sept korwar de l’autel de Mayalibit sont gynomorphes (homme possédant des traits féminins) — traits identifiables par le peigne sculpté à l’arrière de la tête — et mesurent entre dix et quarante centimètres. Ils sont en position assise, leurs mains sont également tournées vers le ciel, mais avec les bras simplement posés sur leurs genoux. Ces korwar étaient directement révérés par les proches du défunt et, généralement, sans faire appel à un chaman.

Antoine Chazal (1793-1854), aquarelle d’après un dessin de Jules-Louis Lejeune (1804-1851), “Intérieur de la Pagode des habitants de l’Ile Waigiou”, gravée par Ambroise Tardieu (1788-1841) pour figurer pl. 27 dans le “Voyage autour du Monde… sur la corvette… La Coquille… 1822, 1823, 1824 et 1825… par Louis Isidore Duperrey…”, Paris, 1826. 130 x 200 mm sur une feuille de papier 250 x 380 mm. © Alexander Turnbull Library, Wellington, New Zealand. Ref. : C-082-059.
Les mon et les korwar, alors placés dans des « maisons des esprits », étaient facilement observables par les Européens de passage, comme en témoigne le dessin réalisé par Jules-Louis Lejeune (1804-1851) lors de l’expédition française conduite par Louis-Isidore Duperrey (1786-1865), à bord de la corvette La Coquille, en 1823, dans la baie de Fofak, au nord de Waigeo. Similaires à l’autel de Mayalibit, ces statuettes étaient déjà syncrétiques, comme en attestent le morion de l’une d’entre elles, et les traces d’islamisation visibles sur une autre. Une multitude de rites, telle la cérémonie spectaculaire wor, rassemblant des centaines de personnes chantant et dansant en cercle pendant des jours, étaient accomplis publiquement durant la réalisation de ces sculptures. Dans la vision du monde des habitants de ces îles, l’interaction entre les humains, la mer et le ciel était fortement pesée et évaluée. Dans ce domaine, selon le missionnaire Kamma, les esprits étaient omniprésents et exigeaient un apaisement continuel. Ce dernier enregistra soixante-six rituels communautaires destinés à accompagner les besoins de la vie, les activités significatives et les passages pertinents du temps. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les insulaires éprouvaient des difficultés à se séparer de leurs korwar et encore plus de leurs mon. Ce n’est qu’au tournant du XXe siècle, période marquée par des vagues de (re)conversions — au christianisme, à l’islam et aux cultes du cargo — qu’ils commencèrent à s’en séparer. Puis, dans les années 1920, les statuettes qui n’avaient pas été cédées spontanément par les indigènes furent confisquées ou détruites par le régime colonial néerlandais qui ordonna également la disparition des « maisons des esprits ». Néanmoins, ces rituels ne disparurent pas complètement. De nouveaux korwar et mon furent sculptés et cachés dans des cavernes où les chamans allaient secrètement honorer Manseren Nànggi, la divinité suprême. Après la Seconde Guerre mondiale, avec l’expansion des monothéismes, les traces de ce culte fétichiste se raréfièrent.

« Idoles trouvées sur l’île Rawak », Louis de Freycinet (1779-1842), “Voyage autour du monde exécuté sur les corvettes de S. M. l’Uranie et la Physicienne pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820”, Paris, 1825, pl. 47.

Sculpture korwar, Nabire (kabupaten), baie de Cendarawasih, Papouasie, fin du XIXe-début du XXe siècle. Bois, Yeux en perles de verre ou en pierre. H. : 29,2 cm. Ex-coll. Léon Gatayes. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Photo Patrick Gries. Inv. : 71.1930.54.100 D.
Ce n’est qu’en 1962, avec les tensions accompagnant la décolonisation, qu’un mon réapparu publiquement, au moment où il fut offert à un représentant des Nations Unies venu assurer le maintien de la paix. Pour l’auteur, sur les dix mon référencés dans le monde, plusieurs seraient en fait des reproductions successives d’une même statuette originelle. En effet, quand un mon était donné aux Européens, l’« âme-ombre » de l’ancêtre ne pouvait pas partir avec le fétiche et l’on devait alors sculpter un nouveau mon pour l’y reloger de manière à rester en bon terme avec les esprits ancestraux. Thomas Schultze-Westrum, dans son documentaire « Waigeo, Island of Sorcerers » (2003), consacré à la déforestation de l’île, montre un mon, délaissé dans une caverne, qui ne serait plus consulté qu’en de rares occasions. Comme autrefois, lors des périodes de doutes et de bouleversements, l’incertitude contemporaine quant à l’avenir de leur forêt justifierait de se tourner à nouveau vers ce culte. En établissant un inventaire des sculptures mon — créations originales et autochtones à Raja Ampat — et korwar, ce livre nous entraîne dans les pas des naturalistes, des explorateurs, des administrateurs coloniaux et des missionnaires, depuis le début du XIXe siècle. Abondamment illustré, l’ouvrages’intéresse aux « arts rituels », au contexte social et cosmologique de ces esprits et de ces rares figures d’ancêtres.

Dessin représentant « Korano Wammurmi », “l’esprit du vent d’est”, également associé avec le soleil et qui joue un rôle essentiel dans les autels des baies de Mayalibit et de Fofak. Collecté par Freerk C. Kamma (1906-1987) dans les années 1930. © Het Utrechts Archief.
Un chapitre est consacré aux dessins étonnants, conçus par des prêtres indigènes pour les servir dans leurs rituels et représentant leur monde spirituel, secrets et sacrés. Longtemps considérés comme perdus, ils ont été acquis par Kamma, dans les années 1930.
Raja Ampat Ritual Art. Spirit Priests and Ancestor Cults in New Guinea’s Far West. Publié en anglais par Raymond Corbey, C. Zwartenkot Art Books, Leiden, 2017. Format : 28 x 23 cm, 164 pp., 95 ill. coul., 10 duotone et 24 n/b, cartes. ISBN : 978-90-5450-018-6. Relié sous jaquette : 45 €.