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Josef Albers et le Mexique précolombien

Albers-Aztec

Déesse de l’eau tenant des épis de maïs, Aztèque, période postclassique tardive, Mexique, 1325-1521 ap. J.-C. Basalte. H. : 45 cm. © Yale Peabody Museum of Natural History, ANT.257072. Inv. ILE2012.1.26. • Josef Albers, « Cadence », 1940, huile sur masonite. Dim. : 72,3 x 71,6 cm. Gift of Anni Albers and the Josef Albers Foundation, Inc. © Yale University Art Gallery. © The Josef and Anni Albers Foundation/Artists Rights Society (ARS), New York, 2012. Inv. 1977.160.2.

Josef (1888-1976) et Anni (1899-1994) Albers figurent parmi les pionniers du modernisme au XXsiècle. Josef Albers étudie l’art du vitrail, du dessin et de la peinture à Essen et à Munich avant de rejoindre, en 1920, le Bauhaus — la fameuse école d’architecture et d’arts appliqués fondée par Walter Gropius, en 1919, à Weimar —, où il rencontrera sa future femme, Annelise Elsa Frieda Fleischmann, innovatrice dans l’art du textile.Nommé professeur, Albers est chargé du Vorkurs (cours préparatoire) et dirige l’atelier de peinture sur verre, de 1923 à 1933. En 1933, après la fermeture du Bauhaus par le régime nazi, les Albers déménagent en Caroline du Nord, invités par le tout nouveau Black Mountain College, où beaucoup de futurs artistes, écrivains et musiciens reçurent une formation décisive (Willem et Elaine de Kooning, Robert Rauschenberg, Merce Cunninghdeam, John Cage, Cy Twombly, Kenneth Noland, Franz Kline, Arthur Pennet bien d’autres…). Après les années au Black Mountain College, que le couple quitte en 1949, Josef Albers est nommé, en 1950, chef du département du “design” à l’Université de Yale, dans le Connecticut. Son œuvre et son enseignement, tout particulièrement consacré à la complexité formelle née de variations sérielles colorées à partir de surfaces géométriques simples, eurent une grande influence sur de nombreux artistes de l’abstraction géométrique et, plus tard, sur ceux du mouvement Op Art (ou art optique) tels que Sol LeWitt, Frank Stella ou encore Donald Judd. Albers est principalement connu pour son édifiant travail de recherche conceptuel qu’il développa dans une série d’œuvres à laquelle il consacra les vingt-cinq dernières années de sa vie : Homage to the Square.

Ces peintures (plus de deux mille) partagent un ensemble de paramètres : trois ou quatre carrés concentriques de différentes couleurs positionnés à des distances variables du bord inférieur d’un panneau en masonite (aggloméré). Pour Albers, le carré, austère et neutre, représentait le format idéal pour explorer les phénomènes d’interaction optique entre deux couleurs voisines (marron/bleu, bleu/vert et, dans une moindre mesure, marron/vert). Il s’agit d’une démarche constructiviste qui expérimente une approche intellectualisée de l’émotion sensible et spatiale. Les couleurs sont appliquées à plat et de manière égale en surfaces diminuant de façon calculée, illustration de sa théorie selon laquelle les modifications de position, de forme et de lumière produisent des changements de valeur. En 1963, Josef Albers publia son fameux ouvrage The Interaction of Colors (Yale University Press) dans lequel il expose et démontre sa théorie, allant à l’encontre de celle de son ancien collègue du Bauhaus, Vassily Kandinsky, qui accordait une valeur intrinsèque aux couleurs. Albers oppose à cette approche une étude des relations des couleurs entre elles, établissant que leur perception est en grande partie déterminée par les couleurs voisines. Aujourd’hui encore, ce livre reste une ressource essentielle dans ce domaine.

Bien avant de fuir l’Allemagne nazie, les Albers s’étaient découverts une profonde affinité avec la rigueur géométrique des civilisations précolombiennes en fréquentant, dès 1908, le Museum Folkwang d’Essen, puis le musée de Berlin, riche de cent vingt mille objets préhispaniques dont les premiers furent collectés par Alexander von Humboldt, de 1799 à 1804. Josef et Anni Albers visitèrent le Mexique pour la première fois durant l’hiver 1935-1936. L’ancienne Mésoamérique les captiva et marqua profondément leur esprit au point qu’elle allait nourrir leur imagination et eut une forte influence sur leurs créations (le couple y séjournera treize fois, jusqu’à la fin des années 1960). Se déplaçant en voiture, les Albers étaient souvent accompagnés d’amis et de membres de leur famille, y compris les parents d’Anni, Toni et Siegfried Fleischmann ; Theodore Dreier, professeur au Black Mountain College, et son épouse, Barbara ; l’artiste suisse Max Bill et le psychanalyste Fritz Moellenhoff et sa femme, Anno. Lors de ces parcours, ils visitèrent différents sites archéologiques, étudiant les structures des monuments et collectant sculptures et céramiques. Pour Josef et Anni, le vocabulaire abstrait et complexe des motifs géométriques ornant les façades de ces constructions incarnait les principes auxquels ils adhéraient dans leur travail et leur enseignement.

1976-7-994

Josef Albers (1888-1976), « Mitla », 1956. Photographies argentiques sur gélatine et cartes postales montées sur carton. Dim. : 20,3 x 30,5 cm. © The Josef and Anni Albers Foundation/Artists Rights Society (ARS), New York. Inv. X.2016.10887.

Josef prit des milliers de photos qu’il réunissait en photomontages. Explorant la relation de la lumière et de l’ombre, elles dévoilent l’univers méconnu qui nourrit la vision du peintre et témoignent de son approche novatrice dans le domaine de la photographie. Parmi les sites archéologiques les plus marquants explorés par les Albers, figure Mitla, situé dans la vallée de Tlacolula, dans l’État de Oxaca. Il s’agit d’un complexe religieux construit par les Zapotèques et, plus tard, occupé par les Mixtèques. Son nom vient du Nahuatl « Mictlán » — le monde souterrain de la mythologie aztèque —, ou « lieu des morts ». Composé d’une succession de patios, son originalité provient de l’ornementation qui recouvre l’ensemble des façades, en particulier l’étonnant thème géométrique xicalcoliuhqui (représentation schématique en forme de grecque de la coupe transversale d’un coquillage marin) évoqué par les rectangles emboîtés présents dans la peinture intitulée To Mitla (1940). Les Albers s’intéressèrent tout particulièrement au site de Monte Albán. Surplombant la vallée de Oaxaca, il est considéré comme le principal centre administratif et gouvernemental de la civilisation zapotèque. Ils s’y rendirent six fois, entre 1930 et 1950, montrant ainsi leur profond intérêt et leur admiration pour ses pyramides à gradins, ses escaliers monumentaux et son vaste terrain de jeu de balle. Les photographies prises par Albers, juxtaposées dans certains photomontages, témoignent de l’activité des archéologues et montrent l’avancement des fouilles menées par le mexicain Alfonso Caso. Sa lithographie To Monte Albán (1942) (série Graphic Tectonic), évoque des vues aériennes schématiques des pyramides.

Tenayuca se trouve dans la banlieue nord de Mexico. Cette ancienne capitale chichimèque remonte au début du XIIIe siècle puis, cité aztèque, elle fut abandonnée au XVIsiècle, au début de la conquête espagnole. Consacrée au dieu Quetzalcóatl, comme l’indique les têtes de serpent ornant sa pyramide à deux niveaux, son emplacement, près de Mexico, sur les rives de l’ancien lac Texcoco, en faisait une destination fréquente pour les Albers. Les séries de peintures et d’études intitulées Tenayuca (1936-1946) s’apparentent à des représentations schématiques du complexe pyramidal. Les formes en enroulements — motif appelé coatepantli (« mur de serpents » en Nahuatl) — rappellent les sculptures entourant la pyramide principale. Parmi les plus grandes villes de l’ancienne Mésoamérique figure Teotihuacán, dans la vallée de Mexico. Elle fut l’une des premières que les Albers visitèrent, lors de leur voyage initial. Les Pyramides du Soleil et de la Lune, l’Avenue des Morts et l’escalier monumental séduisirent l’artiste qui les photographia à diverses reprises. Les études réalisées par Albers durant cette période suggèrent un nouveau traitement des formes géométriques et des lignes qui s’apparentent à l’élément architectural typique de cette métropole, le talud-tablero. La silhouette si particulière des bâtiments de Teotihuacán est due à cet élément qui sert de base à la construction.

Study for Santuario

Josef Albers (1888-1976), « Study for Sanctuary », vers 1941-1942. Dim. : 43,2 x 55,9 cm. © The Josef and Anni Albers Foundation/Artists Rights Society (ARS), New York.

Évocateur des plans architecturaux, Study for Sanctuary (1941-1942), constitue une rupture avec les compositions qu’il a peintes au milieu des années 1930. Les Albers explorèrent le complexe de Chichén Itzá, dans la péninsule du Yucatán, dans les années 1940 et 1950. Fondé au Vsiècle, cet ensemble prospéra jusqu’au XVsiècle, devenant l’une des plus grandes cités maya-toltèque. Albers photographia abondamment Chichén Itzá, accordant une attention particulière aux quatre-vingt-onze larges marches escarpées s’étageant sur chacun des côtés de l’immense pyramide qui domine le site, connue sous le nom de Temple de Kukulcán, ou El Castillo. Comme de nombreux bâtiments mayas importants, le temple a été conçu en accord avec les cycles astronomiques. Aux équinoxes de printemps et d’automne, le soleil projette sur la rampe de l’escalier une ombre sinueuse qui descend au fil des heures jusqu’à se confondre avec la tête de serpent en pierre située au pied des marches. Albers réalisa ses photographies les plus saisissantes à Uxmal, dans la péninsule du Yucatán (en 1940 et en 1952), l’un des sites cérémoniels mayas les plus importants et les mieux conservés. L’agencement de la ville, qui abritait autrefois quelque vingt-cinq mille personnes était organisé en fonction des phénomènes astronomiques, comme le lever et le coucher de Vénus. La grandeur des monuments et la magnificence des styles architecturaux d’Uxmal révèlent l’importance de cette ville en tant que capitale du développement économique et sociopolitique de la civilisation maya préhispanique. La pyramide du Devin, ainsi nommée par les Espagnols, domine l’espace. Richement décorée de motifs symboliques et ornée de sculptures représentant Chaac, le dieu de la Pluie, elle incarne l’apogée de la fin de l’art et de l’architecture mayas.

Albers compose les peintures de cette période de polygones asymétriques et d’ouvertures centrales en lien avec les vides de l’architecture d’Uxmal. On retrouve l’influence des séries de carrés “enroulés” de la façade du palais du Gouverneur dans les huiles ultérieures. Albers s’intéressa également à l’architecture des maisons traditionnelles en adobe (terre crue additionnée de paille) et de leurs façades peintes de couleurs vives trouées par une fenêtre, remarquées à Oaxaca, au Mexique, et dans le sud-ouest des États-Unis. La série Variant/Adobe (1946-1966) — composée de plus de deux cent cinquante œuvres —, y fait référence. Dans ses croquis préparatoires — certains s’apparentent plus à des diagrammes mathématiques ou à des formules scientifiques qu’à des études traditionnelles de peintures —, apparaissent les calculs permettant de délimiter précisément les surfaces, ses analyses des couleurs et ses notes documentant le type et la quantité de peinture et de vernis employés. Dans ses premiers travaux, il notait ses formules directement sur les œuvres puis, souvent, au dos.

Au cours de leurs déplacements en Amérique latine, le couple amassa de nombreux artefacts, témoins de la passion des artistes pour l’art et la culture de ces régions. Près de mille quatre cents objets sont conservés au Yale Peabody Museum of Natural History (New Haven). Pour Anni et Josef, les objets mésoaméricains et andins étaient tout sauf « primitifs ». Ils les admiraient pour leur modernité et la capacité des artistes préhispaniques à incarner la forme humaine dans des matériaux élémentaires tels que l’argile et la pierre.

Les techniques qu’Anni utilisait dans ses tissages, trouvent leur origine dans les textiles andins qu’elle collectionnait — près de cent textiles composent la Harriet Engelhardt Memorial Collection (Yale University Art Gallery, New Haven). Le couple s’émerveilla du talent des anciens tisserands qui utilisaient de simples métiers à tisser dorsaux pour transformer le fil de coton ou de laine en riches motifs complexes. Anni Fleischmann a vingt-deux ans lorsqu’elle s’embarque dans l’aventure du Bauhaus. Elle s’intéresse à l’atelier du verre coloré, mais le poste est occupé par Josef Albers, son futur époux. Elle qui voulait être peintre, se met au tissage — section réservée aux femmes —, non sans réticence. Au Bauhaus, pionnière dans le renouvellement de cet art, elle incorpore le langage graphique moderne aux pratiques traditionnelles, et réalise ses premiers tissages aux compositions raffinées et complexes, exécutant des tentures murales dont le dynamisme et les sensations visuelles étonnent par leur attractivité. À Mexico, elle n’hésita pas à approfondir sa compréhension du tissage en assimilant de nouvelles techniques auprès d’artisans locaux.

Anni dans son atelier

Helen M. Post (1907-1979), « Anni Albers dans son atelier, au Black Mountain College », 1937. © The Josef and Anni Albers Foundation/Artists Rights Society (ARS), New York.

En 1944, elle créera un rideau pour la maison des Rockefeller, à New York et sera la première artiste textile à avoir une exposition personnelle, au MoMA, en 1949. Dans les années 1950, elle travaillera avec la firme Knoll pour la réalisation de tissus au mètre et, à partir des années 1960, elle explorera des techniques d’impression telles que la sérigraphie, l’eau-forte, la lithographie et l’impression en offset.

• The Josef and Anni Albers Foundation, 88, Beacon Road, Bethany, Connecticut 06524. http://www.albersfoundation.org

• Josef Albers in Mexico, Guggenheim Museum, New York (2 novembre 2017-4 avril 2018) – Peggy Guggenheim Museum, Venise (9 mai-3 septembre 2018).

• Small-Great Objects: Anni and Josef Albers in The Americas, Yale University Art Gallery, New Haven (3 février-18 juin 2017).

A Beautiful Confluence. Anni and Josef Albers and the American World,Museo delle Culture (MUDEC), Milan (28 octobre 2015-21 février 2016).

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« CHEVEUX CHÉRIS. FRIVOLITÉS ET TROPHÉES »

MQB. Affiche de l'exposition anthropologique : "Chveux chéris. Du 18 septembre 2012 au 14 juillet 2013.

Sam Lévin, “L’actrice Suzanne Cloutier” / Tête réduite jivaro. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.

« Hirsute. L’image stéréotypée des premiers hommes est celle d’êtres échevelés mais on imagine, au moins depuis la “Dame de Brassempouy” (vers 21 000 ans avant J.-C.) et sans doute avant, que l’humain a coupé, arrangé, coiffé ses cheveux pour plaire et se plaire, prendre ses distances avec l’état de nature. Au contraire de la robe animale, la chevelure humaine, dans sa diversité de matières épaisses, lisses, crépues… doit être créée, construite, façonnée. C’est pourquoi elle est, à ce titre, support d’expression et de communicpation des individus et des sociétés, marqueur d’une multiplicité de socialités. Le cheveu, comme le poil, vient de l’intime obscur du corps. Dans de nombreuses langues, il n’y a d’ailleurs pas de distinction entre les deux. Les cheveux qui couronnent le visage sont cependant des soutiens expressifs beaucoup plus riches de formes et de sens à examiner. Au croisement de l’anthropologie, de l’histoire ancienne et contemporaine, de la mode et des catégories artistiques et des classifications, ce sujet universel traverse les cultures européennes et non européennes. En explorer les métamorphoses révèle des aspects inattendus et complexes de la légèreté et de la gravité des hommes »(Yves Le Fur, commissaire scientifique de l’exposition).

Métisse Tagalo-chinoise

Métisse Tagalo-chinoise (population des Sangleyes). Île de Luzon, Philippines. Photo anonyme, 1870-1885. Tirage sur papier albuminé, 13,5 x 10 cm. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.

Cheveux chéris. Frivolités et trophées ([présentée à Paris, en 2012] Abbaye de Daoulas, Finistère, du 15 juin 2018 au 06 janvier 2019), se propose d’en rappeler toute l’importance, et comment, à travers les singulières attentions portées à la coiffure, sont valorisés l’estime de soi et la dignité humaine.Pourtant, ne s’agit-il que de frivolités ? Ces soins, ces recherches et ces inconsistances ne sont-ils pas aussi la marque d’une vitalité propre à dépasser l’ordinaire banalité et à s’affranchir de la laideur ? L’exposition se déplace de l’univers scintillant des représentations occidentales vers celles d’autres cultures, exprimant l’impermanence de ces images, tendues vers nous comme des miroirs nous révélant nos arrangements avec nos apparences et nos destins.

Dans les mythes et légendes, comme dans de nombreuses métaphores poétiques, la longue chevelure féminine est souvent porteuse de menace ou de mort, qu’elle prenne la forme de serpents ou que son attrait masque le danger, comme les créatures malfaisantes telles que les Gorgones (Méduse), les Érinyes (déesses de la vengeance) ou les sirènes, décrites dans les Veet IXechants de L’Enfer de Dante et représentées par de nombreux peintres au XIXesiècle — Johann Füssli, Gustave Moreau, Arnold Böcklin, Lucien Lévy-Dhurmer, entre autres.

Marie-Madeleine Écouis

Marie-Madeleine, 1311-1313, Normandie ou Île-de-France. Collégiale Notre-Dame d’Écouis (Eure). Calcaire et traces de polychromie. H. : 147 cm. © RMN-Grand Palais (98-008323). Photo Jean-Gilles Berizzi.

Au Moyen Âge, l’un des ouvrages les plus lus et les plus diffusés, La légende dorée, nous raconte la vie des saints à travers le merveilleux. Marie de Magdala(en français : Marie-Madeleine) est ici drapée dans sa longue chevelure ondoyante qui retombe en cascade jusqu’à ses pieds. Seuls son visage, son cou et ses mains jointes sont visibles. Les cheveux, parure de la séductrice Marie de Magdala, vont se transformer, après sa conversion, en bure de pénitente. La “Légende dorée” mêle ces traditions et développe le récit de sa vie d’ermite dans le sud de la France. Elle est aussi souvent, comme dans cette sculpture, confondue avec Marie l’Égyptienne, pénitente retirée dans le désert, « au corps nu et noir brûlé par le soleil » dans sa représentation couverte de ses seuls cheveux (Jacques de Voragine [1228-1298], La Légende dorée, Gallimard, La Pléiade, Paris, 2004, p. 298). Ces longs cheveux dénoués peuvent s’interpréter comme un signe de repentance ou de soumission acceptée à la loi divine. Objets de métamorphoses pour l’individu comme pour le groupe, le cheveu est un matériau. Il prend une multitude de formes qui varient selon les cultures, les modes et les périodes. Symbole flottant, il marque à la fois la norme et sa contestation, le conformisme et l’anticonformisme, la séduction et la répulsion. Il classifie et différencie. La confrontation d’une grande diversité d’œuvres et d’objets nous révèle d’apparents paradoxes : les cheveux longs ou le crâne rasé peuvent indiquer le rebelle, le voyou, l’artiste, le roi, mais aussi l’ermite, la personne endeuillée, le clochard… Les sociétés occidentales connaissent sept grands types de couleurs de cheveux — noir, brun, auburn, châtain, roux, blond, gris et blanc —, tous associés à des stéréotypes. Les teintes claires comme les différentes blondeurs auraient eu la préférence des premiers hommes. Évoquant l’ange, la sainte ou la mère, la blondeur semble rassurer.

Suzanne Cloutier

L’actrice canadienne Suzanne Cloutier (1923-2003), portrait, 1920-1929, par Sam Lévin (1904-1992). Stéréotype de la femme blonde. © Ministère de la Culture – Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN.

Couleur répandue parmi les peuples du Nord, le cheveu blond a été exalté par les aberrantes théories sur la race aryenne. Survalorisée par les médias, la blondeur féminine est parfois devenue une marque de superficialité. Des clichés qui restent pourtant profondément ancrés, puisqu’à l’opposé des blondes, les femmes brunes sont supposées être pragmatiques ou aventurières, et les rousses présumées être des personnages dramatiques, voire diaboliques. Dans les canons de la beauté, les courbes et les méandres des boucles de cheveux évoquent davantage la séduction que les coiffures raides. Longtemps, les cheveux dénoués n’ont été admis que dans la sphère du privé et de l’intime. Déplacés dans l’espace public, ils suggèrent une intimité offerte ou un affranchissement des règles. La coiffure stricte du chignon, de la tresse ou de la natte sous-entend une nature et le contrôle des instincts en conformité avec les règles de la bienséance sociale. Le charme joue aussi avec ces codes pour les subvertir.

Les nièces de Mazarin

Triple portrait de femmes, anciennement dit “Les Nièces de Mazarin”, anonyme, École française, XVIIe siècle. Portrait présumé des trois filles de Lorenzo Mancini qui avait épousé une des sœurs de Mazarin. Huile sur cuivre. © Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris / Roger Viollet. Inv. PDUT885.

Quasi universelle, la coquetterie prend des formes aussi nombreuses et variables qu’il y a de lieux et d’époques. La créativité qui l’anime s’exprime tantôt pour la mettre en valeur, tantôt comme marque d’opposition : cela va de l’exhibition de signes d’indiscipline et de formes de mauvais goût au recours à des couleurs voyantes, à des coiffures provoquantes, mais souvent d’une grande sophistication. La couleur, la longueur des cheveux et leur ajustement sont souvent considérés comme des « atouts » de séduction. On ignore tout des modes de coiffure durant la Préhistoire, mais on peut aisément supposer que le souci de l’apparence et du charme préoccupait aussi les premiers hommes.

Mèche Louvre

Mèches de cheveux, Grèce antique, période classique, 1ère moitié du Ve siècle av. J.-C. Bronze. Dim. : 65 x 87 cm. Musée du Louvre, Paris. Inv. BR50. © RMN. Photo Hervé Lewandowski.

On sait en revanche que, depuis l’Antiquité, les cheveux n’ont cessé d’être coiffés en fonction des modes, des convenances, des disciplines et des indisciplines. Boucles, mèches, longue chevelure dénouée, les cheveux sont associés, selon les artistes et leurs époques à des modes d’attirance, à des mythes et des symboles qui bornent les relations de la normalité à la licence, de la morale à l’impudique, du masculin et du féminin. Les désordres liés à la question du genre jouent ainsi avec toute une riche palette de conventions. Le changement de sexe — mime ou transgenre — se manifeste ostensiblement par la coiffure. Marque d’identité, elle permet de s’approprier l’un ou l’autre sexe de manière spectaculaire ou discrète et de jouer subtilement d’une multitude de conventions. Partout et de tout temps, elle permet de situer l’individu dans son groupe social. Un changement de coiffure marque le passage d’un âge à un autre, d’un statut à un autre. On couvre les cheveux d’un voile, on les apprête, on les coupe, on les rase pour donner à l’individu une nouvelle identité. Dans beaucoup de religions, le sacrifice volontaire de la chevelure est signe de souffrance, de deuil, de pénitence comme de consécration et de distinction. Lorsqu’elles prononçaient leurs vœux, les religieuses coupaient leurs cheveux. Dans les religions juive, chrétienne et musulmane, les cheveux des femmes sont cachés, par une perruque, un foulard — obligatoire pour aller à la messe — ou un voile. La coiffe, tout comme le voile, remplit deux fonctions essentielles : d’une part, elle protège des intempéries, d’autre part, elle dissimule les cheveux des femmes, ces « allumettes du diable » comme les nomme Per-Jakez Hélias ([1914-1995] Le Diable à quatre, Éd. De Fallois, Paris, 1993). En France, dès le XVIIIsiècle, elles permettaient de différencier les habitantes de diverses paroisses, magnifiant le visage féminin sans pour autant « dévoiler » la chevelure. À partir du XIVsiècle, les cheveux sont donnés en gage de tendresse. Support du sentiment, ils participent au culte de l’être cher. Parallèlement, se développe l’emploi du cheveu comme relique. Imputrescible, il perpétue le souvenir des morts. En 1793, au matin de son exécution, Louis XVI adresse à ses proches des cheveux de tous les membres de sa famille. Dialogue entre le vivant et l’au-delà, les ouvrages en cheveux connurent surtout leur heure de gloire au XIXsiècle. Avec le sentimentalisme renaissant, les dames à la mode aiment à se parer de bijoux — bracelets, colliers et médaillons— en cheveux finement travaillés et ornés de différents matériaux précieux. Ces réalisations délicates, souvenirs d’enfances disparues, honoraient aussi les mémoires des membres de la bourgeoisie et de l’aristocratie disparue depuis la Révolution. À cette époque, de nombreux peintres illustrèrent les amours de Samson et Dalila — l’orientaliste Aimé Morot, l’académique Alexandre Cabanel, le symboliste Gustave Moreau… Une histoire qui nous est connue grâce à̀ la Bible, plus précisément par le Livre des Juges. Samson — confié par sa mère aux Nazarites, religieux juifs qui faisaient vœu de ne jamais couper leur chevelure — se fait raser les siens pendant son sommeil, par vengeance féminine, et perd ainsi sa force. Toute une série d’œuvres furent créées après la représentation d’Hamlet, à l’Odéon, en 1827, avec Harriet Smithson (1800-1854) dans le rôle d’Ophélie — Eugène Delacroix, Auguste Préault, John Everett Millais et Odilon Redon…

Charles Cordier

Charles Cordier (1827-1905), buste en bronze d’une femme noire, 1851. Cette sculpture fut créée comme pendant à une œuvre antérieure intitulée “Said Abdullah des Mayac, Royaume du Darfour”. Le mannequin était une jeune femme africaine du nom de Seïd Enkess, une ancienne esclave. © Centre National des Arts Plastiques, en dépôt au Muséum national d’Histoire Naturelle, Paris. MNHN. Photo Daniel Ponsard.

La vie biologique des cheveux les conduit à leur perte. Entre individus et sociétés, nombre de situations impliquent la perte des cheveux, que cette perte soit acceptée ou contrainte. La perte acceptée passe par un ensemble complexe de complicités et de renoncements. Chevelures de religieuses entrées dans les ordres ou paquets de cheveux d’initiés papous sont des indices de séparation et de coupure, mais aussi des preuves de transition vers une renaissance. Symbole du temps qui passe et de la mort, les cheveux sont des supports de mémoire. En tant que reliques, ils conservent un peu de l’aura et de l’énergie de leur propriétaire. Il peut servir notamment à évoquer le souvenir d’une personne disparue.

Emma circa-1900

« Emma », relique, circa 1900. © Collection Jean-Jacques Lebel.

Ici, la mèche de cheveux d’une certaine Emma conservée comme relique (circa 1900). Achetée aux Puces de Saint-Ouen par André Breton et offerte à son jeune ami Jean-Jacques Lebel pour son vingtième anniversaire, ce fragment de chevelure est dit avoir appartenu à une certaine Emma qui, entrant au carmel, se fit raser les cheveux. Peut-être fut-elle donnée par cette jeune femme à sa famille, en souvenir de sa vie dans le monde ? La contrainte sociale s’en prend aux cheveux et, le plus souvent, à ceux des femmes, nattes coupées de femmes adultères, en passant par celles dérobées par les fétichistes. La vague de tonsures de femmes supposées avoir eu des relations avec l’ennemi a traversé les conflits en Europe, de 1933 à la fin de 1945. Ces « carnavals moches » selon l’expression d’Alain Brossat (Les tondues. Un carnaval moche, éd. Manya, Levallois-Perret, 1993), ont en effet été pratiqués en Espagne, en Allemagne et bien sûr, en France, immortalisés à Chartres par Robert Capa (1913-1954) avec sa fameuse photographie “La Tondue de Chartres, août 1944”.

Le soin des cheveux dans les cultures non européennes renvoie de la même manière aux questions du souci de soi et de la séduction, qu’il s’agisse d’extensions ou de parures mêlant des matériaux naturels et agençant avec raffinement les couleurs. Les cheveux inclus dans des objets de mémoire se chargent de significations pour évoquer le souvenir ou la puissance d’une personne, notamment dans les sociétés qui pratiquent la chasse aux têtes. Les cheveux-trophées deviennent des matières chargées des pouvoirs de leurs anciens possesseurs que l’on cherche à s’approprier et sont portés comme des ornements puissants. Trophées, scalps et autres sont censés faire circuler une énergie — la « mana »(pouvoir sacré des ancêtres)— associée le plus souvent à la fertilité des cultures, à la prospérité du groupe et aux rapports apaisés avec les ancêtres.

Tunique de chef

Tunique de chef, Dakota, Sioux, Amérique du Nord. XIXe-XXe siècle. Peau, piquants de porc-épic, cheveux humains et pigments. Dim. : 124 x 99 x 12 cm. Ex-coll. Musée de Marine du Louvre. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1909.19.24 Am D. Photo Patrick Gries, Valérie Torre.

Témoignages de victoires, les trophées jouent un rôle complexe dans les sociétés pratiquant la chasse aux têtes ou la collecte de scalps. Ils renvoient à des conceptions différentes des corps, des genres et de l’altérité. Ils ne connaissent ni les mêmes clivages ni les mêmes interdits. Le pouvoir de la tête-trophée peut profiter au groupe par un système d’échanges symboliques entre vaincu et vainqueur, entre enfant et ancêtre… Ces sociétés se singularisent par l’absence de divisions et de prohibitions qui régulent les nôtres. Le pouvoir de la tête en tant que trophée est reconnu comme bénéficiant au groupe ou à la communauté victorieuse. Les cheveux peuvent aussi signifier l’appartenance à une ethnie particulière. Objets modestes ou spectaculaires, l’enjeu se tend alors entre présence vivante et dépouille, disparition et survivance, frivolité et mort. Nombre de cultures extra-européennes ont utilisé les cheveux pour augmenter le volume et la longueur des coiffures.

Coiffe Gabon

Coiffe de chef, Fang, Gabon, avant 1899. Fibres végétales lianes tressées avec des cheveux), cheveux, moelle de bambou, boutons blancs et cuivre. Dim. : 25 x 18 x 17,5 cm. Mission Bretonnet. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. 71.1923.1.84. Photo Claude Germain.

À partir de ces matériaux aux multiples usages — noué, filé, tissé —, les associations avec divers matériaux — végétaux, animaux, humains… — vont de la simple coquetterie à de subtils messages symboliques. Les plumes et leurs couleurs, les touffes de cheveux ainsi que leur nombre et leur longueur, relaient des signaux interprétables par le groupe. Dans certains contextes rituels, les cheveux coupés ou récupérés peuvent acquérir des pouvoirs magiques. Le port d’une ceinture faite de cheveux ayant appartenu à des personnages importants et leur présence dans des charmes ou des armes sont des gages de force et d’efficacité. Les cheveux sont ainsi inclus dans un réseau de relations rituelles qui rapprochent les vivants et l’au-delà, où résident les ancêtres. De la naissance jusqu’après la mort, passeurs de l’intime vers le surnaturel, les cheveux nous conduisent aux lisières des mondes.

Nombreuses sont les civilisations où les cheveux coupés ou récupérés sont utilisés comme des matériaux aux vertus magiques, comme ce cimier de danse aux tresses en nattes dont l’extrémité frontale est prise dans un fil en cuivre enroulé comme un serpentin. Une rangée verticale de chéloïdes profondément incisées décore chaque tempe, une rangée horizontale beaucoup plus petite occupant l’espace entre les sourcils. Les yeux et les dents en métal ont été blanchis. Il en va de même avec ce masque lipicodont la coiffure frontale en cheveux collés est “champlevée” dans le bois. Les yeux mi-clos, les oreilles s’enroulant en spirale, la bouche ouverte laisse entrevoir des dents figurées par des tiges métalliques.

Masque kanak

Masque kanak, région de Balade (Pouébo), Nouvelle-Calédonie. Première moitié du XIXe siècle. Bois monoxyle, plumes (Gallinacées), fibres végétales (Smilax sp.), poils de roussette (Pteropus sp.), cheveux, enduit (poix), pigments et coquillage. H. : 170 cm. Ex-coll. Coll. M. Bischoffsheim. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac-Jacques Chirac, Paris. Inv. 71.1880.39.4.

Le masque kanak est l’élément principal d’un costume qui cache le corps de celui qui le porte, ne laissant visibles que les bras et la partie inférieure des jambes. Il est surmonté d’un dôme confectionné par les deuilleurs pour exposer leur chevelure coupée au moment de la levée de deuil et agrémenté d’une barbe faite de tresses de cheveux humains mêlés de fibres végétales. Personnage tout à la fois terrifiant ou comique, selon les circonstances, les lieux et les époques, il apparaissait lors des fêtes, à l’occasion de danses ou de pantomimes, souvent armé d’une lance et d’une massue. Dans le Nord, une mythologie et un symbolisme l’associait au pays des morts et à la chefferie, il était l’image des chefs défunts revenus chez les vivants. Au Centre-Nord, rattaché à des divinités, toujours en relation avec le pays des morts, il « personnifiait le mystère de la vie ». Plus au Sud, il pouvait renvoyer à la guerre ou n’être plus qu’un simple déguisement de fête à la fonction ludique, dépouillée de toute implication religieuse et sociale. Après la mort, venait la désignation des « deuilleurs » dont la mission consistait à procéder aux rites mortuaires et à garder la dépouille pour qu’on ne puisse pas l’utiliser à des fins de sorcellerie et cela jusqu’à la restitution des ossements à sa parenté.Leur fonction était soumise à des critères bien définis : ils devaient être circoncis, leur corps peint en noir et respecter des interdits stricts, en particulier, ne pas couper leur chevelure avant la cérémonie clôturant le deuil. Aucune relation avec la collectivité n’était possible jusqu’à la fin du processus de décomposition du corps. Alors, les ossements étaient déposés sur l’autel des ancêtres, mettant ainsi fin à leur charge.Il était alors temps de procéder à « la levée de deuil », un cérémonial signifiant à la communauté que « tout était terminé », le défunt ayant maintenant pris place auprès des ancêtres.

Ornement de hanche masculin

Ornement de hanche masculin surmonté de deux têtes trophées, Koniak, État du Nagaland, Inde, deuxième moitié du XXe siècle. Âme en bois, poils de chèvre, cornes chevillées, défenses de cochon, rotin, fer, fibres, cheveux humains, et pigments. H. : 79,2 cm. Donation Monique et Jean-Paul Barbier-Mueller. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac-Jacques Chirac. Inv. 70.2001.27.51. Photo Claude Germain.

Chez les Naga, cet ornement de hanche constituait un élément important de la tenue cérémonielle du guerrier. Lors des danses — activité essentielle dans la culture naga —, la chevelure du trophée accompagnait les mouvements par lesquels le corps du guerrier se métamorphosait en énergie pure. Le trophée réunit la chevelure de la victime sacrifiée et la représentation de son corps dans un objet d’art qui associe le réel à l’imaginaire. Les défenses de sanglier viennent renforcer la symbolique pour signifier courage et force, puissance et intelligence. En arborant ces symboles, le chasseur soulignait son pouvoir et sa capacité à dominer les forces de la nature. Accrochés à la ceinture, ces ornements renvoient à la pratique des tête coupées et, plus particulièrement, aux conditions de leur transport : pendues par les cheveux à la ceinture du guerrier avant d’être placées dans des paniers qui seront eux-mêmes suspendus à la ceinture. Certains détails soulignent la relation entre la parure et la fonction que magnifie l’ornement : des petites têtes en bois pendent des mèches de poils de chèvre rouges, noirs et blancs qui évoquent le sang qui coule au terme du sacrifice qui fonde la vie du groupe.

Stade ultime de la conservation des cheveux, ces têtes-trophées, dénommées tsantsa, sont connues depuis un millénaire, et réalisées dans le cadre de chasses aux têtes. Lors de leur découverte, au XVIIesiècle, elles terrifièrent les Occidentaux — jivaro signifiant « barbare ou sauvage » pour les conquistadors.Après la décapitation, la peau du crâne était détachée et plongée dans une décoction bouillante contenant certaines baies pour la raffermir. Le crâne était jeté à la rivière, comme présent à sa divinité. En prenant grand soin de ne pas abîmer la chevelure — que les hommes ne coupaient jamais —, la peau était réduite à la taille du poing. Ensuite, des pierres chaudes et du sable étaient insérés dans la tête pour lui redonner une forme et la tsantsa était chauffée au-dessus d’un feu, pour la faire durcir et noircir. Ces opérations duraient environ une semaine. Les yeux et la bouche étaient cousus afin de conserver « l’esprit » à l’intérieur. Il s’agissait de capturer l’esprit vengeur de l’ennemi (le muisak), emprisonné dans la tête, afin qu’il serve le « réducteur ». Une fois façonnée, la tête était consacrée grâce à un rituel dédié à la mort et à la renaissance, à la fécondité et à l’harmonie sociale. Exposée lors de cérémonies religieuses et de banquets, la tête réduite permettait aussi de garder à distance les ennemis potentiels.

Tête-trophée

Tête-trophée parinaa, Munduruku, Rio Tapajos, Brésil, avant 1872. Tête humaine masculine, coton, plumes, poix, boules de résine et dents d’agouti. Dim. : 27 x 30 x 24 cm. Don de M. Baraquin. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac, photo Patrick Gries. Inv. 71.1950.87.1.

Isolées dans la jungle de la haute Amazonie, ces tribus légendaires furent protégées durant des siècles de l’incursion des Blancs par leur inquiétante réputation de chasseurs de têtes. Si la guerre donnait du prestige, renforçait la solidarité, raffermissait l’identité ethnique et permettait le renouvellement rituel des âmes, la chasse aux têtes y était extrêmement codifiée et ritualisée. En Amazonie, sans appropriation d’une partie de l’autre, les sociétés se pensaient comme étant incomplètes. Les Mundurucu coupaient non seulement la tête de leurs ennemis mais aussi celle de leurs compagnons morts au combat. Les têtes des ennemis étant considérées comme des trophées et celles des compagnons comme des reliques — on trouve également quelques rares têtes momifiées dans les îles Marquises et, en particulier, en Nouvelle-Zélande où l’on conservait des têtes momifiées et tatouées.Les têtes trophées étaient utilisées dans des rituels et conféraient des privilèges à son propriétaire. Il recevait, entre autres choses, le versement d’une pension pendant les quatre années consécutives à l’acquisition du trophée.Les Mundurucu dépouillaient la tête de la chair, des muscles et des dents et vidaient la boîte crânienne. Ils ne réduisaient pas la tête et ils ne la dépouillaient pas totalement comme les Parintintin. La tête était soigneusement lavée, puis soumise à cuisson lente jusqu’à transformation en crâne sec, enduite avec de l’huile végétale et puis, bourrée. Les cordelettes s’échappant de la bouche correspondaient au nombre de têtes coupées par le guerrier défunt.

Dans les îles Marquises, le corps lui-même était un des matériaux de l’expression artistique : la peau comme support pour le tatouage, les os, les cheveux et les poils blancs de barbe de vieillard pour la réalisation d’ornements destinés aux personnages de haut rang. La tête elle-même, comme dans toute la Polynésie, était la partie la plus sacrée de l’individu. Préparés par un artisan spécialisé, les cheveux protégeaient celui qui les possédait.Bruns foncés ou noir, ceux appartenant à des proches ou à des ennemis étaient enroulés autour de bâtonnets, chauffés dans des fours enterrés pour les friser. On les fixait ensuite à des casse-têtes, à des conques d’appel ou à des bâtons de commandement ou cérémoniels, comme des glands ou des pompons décoratifs. Les ornements en cheveux étaient d’une très grande valeur. Des touffes de cheveux montées très serrées sur des tresses en fibres de bourre de coco entouraient les épaules, la taille, les poignets, les jambes et les chevilles des grands chefs et des guerriers.

Crâne surmodelé

Crâne surmodelé, Iatmul, proviendrait du village de Tambanum, région du fleuve Sépik, Papouasie Nouvelle-Guinée, avant 1934. Crâne humain, coquillages, fibres, mastic et argile, pigments, mâchoire inférieure en bois, coquillages et cheveux humains. Dim. : 15 x 15 x 27,5 cm. Ex-coll. La Korrigane. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. MH 61.103.318. Photo Patrick Gries.

Pour les Iatmul de Papouasie Nouvelle-Guinée, la tête contenait toute la substance de l’être. Aussi conservaient-ils les crânes de leurs ancêtres qui, une fois nettoyés et surmodelés, étaient peints. Le surmodelage des crânes, avéré au Moyen-Orient depuis le VIIemillénaire (Jéricho) et en Sibérie (région de Krasnojarsk) au 1er siècle av. J.-C., connut, en Océanie, son apogée. Seules quelques sociétés du bassin du fleuve Sépik pratiquaient le surmodelage des têtes humaines d’hommes et de femmes — pratique que l’on retrouve également au Vanuatu et, dans une moindre mesure, dans les îles Salomon et en Nouvelle-Irlande. Quelques mois après l’inhumation du défunt, son crâne était détaché du corps et placé à bouillir dans de l’eau avec une décoction de plantes puis séché au soleil. Le maxillaire inférieur était lié à l’aide d’un rotin ou simplement remplacé par une prothèse en bois lorsqu’il était détaché et porté comme une amulette. L’homme à qui revenait cette tâche emportait le crâne dans sa maison et le plaçait près de sa couche lorsqu’il allait dormir. La nuit, l’esprit du défunt venait hanter ses rêves. Au réveil, il pouvait alors reproduire les traits de ce dernier. Le sculpteur tenait également compte des mesures relevées préalablement à l’aide de petits morceaux de tiges de roseau. Une perruque constituée des cheveux des consanguins, rasés pour la période de deuil, y était implantée. Ici, la majorité des lignes formant des vagues partent du bout du nez et se terminent à leur extrémité en une volute dont le centre est un ocelle. Les volutes de la partie haute, au-dessus des yeux, et celles de la partie basse, sur le maxillaire inférieur, sont inversées. Elles correspondent aux deux moitiés du cosmos iatmul, évoquant, d’un côté, le ciel et les ancêtres paternels et, de l’autre, la terre et les ancêtres maternels.

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« dada Africa – Sources et influences extra-occidentales »

Taeuber-Arp Motifs-abstraits

Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) « Motifs abstraits (masques) », 1917. Gouache sur papier. Dim. : 34 x 24 cm. © Berlin Stiftung Arp e.V., Berlin / Remagen-Rolandswerth. Photo Wolfgang Morell.

Héritée de querelles séculaires, la « Grande Guerre » 1914-1918 voit couler le sang des hommes et la remise en cause de leurs sociétés et de leurs idéaux. Devant son absurdité, un groupe d’artistes, voyant l’énergie de leur jeunesse sacrifiée par ce conflit qui n’en finit pas, veut faire table rase et recréer le monde, animé par une philosophie dépassant toutes les limites. La révolte artistique dada qui naît à Zurich exprime ainsi un rejet des valeurs traditionnelles qui ont mené au désastre de cette période. Dans ce cadre, un nouveau regard est porté sur d’autres systèmes de pensée et de création incitant de nombreux artistes d’avant-garde à s’approprier des types de productions artistiques provenant d’autres cultures. Dénonçant les conventions de l’« Art » basé sur le « bon goût » et sur le « beau », ces artistes revendiquent leur indépendance et vont se rassembler au Cabaret Voltaire. Dans ce contexte chaotique, ils jouent avec les convenances, l’humour et la créativité, osant l’extravagance et la dérision, dans le but de dédramatiser. Ce courant artistique se caractérise par un esprit irrévérencieux et léger, sa capacité à pouvoir créer de toutes les façons possibles et sa recherche de liberté sous toutes ses formes. Le communiqué de presse annonçant la naissance de ce lieu, daté du 2 février 1916, invitait : « Les jeunes artistes de Zurich, de toute tendance, […] à nous rejoindre avec des suggestions et des propositions » (H. Ball, La fuite hors du temps, éd. Du Rocher, 1993). Cet appel, largement entendu, permit très vite à une jeunesse cosmopolite de se retrouver.

Kunstlerkneipe-Voltaire

Marcel Słodki (1892-1943), affiche pour l’ouverture du « Künstlerkneipe Voltaire » (Cabaret Voltaire), Zurich, le 5 février 1916 et le cabaret, Spiegelgasse 1. Dim. : 110,5 x 63,3 cm. © Kunsthaus Zürich, Cabinet des estampes et des dessins, Gr. Inv.1992/39.

Le 5 février, le poète allemand Hugo Ball et sa compagne, Emmy Hennings, danseuse et poétesse, l’inaugurent, dans la Spiegelgasse 1. Le Cabaret Voltaire avait pour mission de divertir ses adeptes en présentant des programmes musicaux et poétiques exécutés par les artistes présents parmi le public. De nombreux créateurs les accompagnèrent ou les rejoignirent comme l’écrivain-poète allemand Richard Huelsenbeck, le peintre-poète originaire de Strasbourg Hans Arp, la danseuse-peintre suisse Sophie Taeuber, l’écrivain-poète roumain Tristan Tzara, le peintre-architecte-sculpteur-graphiste roumain Marcel Janco, le peintre-sculpteur-cinéaste allemand Hans Richter ou l’écrivain Walter Serner, originaire de Bohême. Le mouvement dada naquît dans ce creuset et devrait son nom à un mot trouvé au hasard dans le Petit Larousse : « À Zurich, désintéressés des abattoirs de la guerre mondiale, nous nous adonnions aux beaux-arts. Tandis que grondait dans le lointain le tonnerre des batteries, nous collions, nous récitions, nous versifiions, nous chantions de toute notre âme. Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps. Nous aspirions à un ordre nouveau qui put rétablir l’équilibre entre le ciel et l’enfer. Cet art devint rapidement un sujet de réprobation générale. Rien d’étonnant à ce que les « bandits » n’aient pu nous comprendre. Leurs puériles manies d’autoritarisme veulent que l’art lui-même serve à l’abrutissement des hommes » (H. Arp, « Dadaland », in Unsern täglichen Traum, 51, Arche Verlag, Zurich, 1955).

La découverte et la fréquentation d’œuvres issues de cultures considérées comme « barbares » ou « archaïques » par l’Occident constituent, dès la fin du XIXsiècle, une voie nouvelle et une alternative aux conventions académiques pour de nombreux artistes et intellectuels en Europe. Paul Gauguin fait figure de précurseur dans le domaine des arts plastiques en développant une œuvre protéiforme au contact de la Polynésie. Tandis que, dès la première décennie du XXesiècle, Matisse, Derain, Vlaminck, Picasso et Braque convoquent les arts africains et océaniens comme source d’influence ou comme stimulant de leur création, les Allemands du groupe Die Brücke— Kirchner, Heckel, Bleyl, Schmidt-Rottluf, Nolde ou encore Pechstein — teintent leurs compositions de références extra-occidentales. Ces artistes fréquentent le musée du Trocadéro à Paris, ou les musées ethnographiques de Dresde, Berlin ou Leipzig. Certains d’entre eux collectionnent également ces objets. Cet engouement ne se limite pas au champ plastique mais prend également de multiples formes poétiques comme chez Apollinaire, ou encore théâtrales et littéraires avec Raymond Roussel (Impressions d’Afrique, éd. Alphonse Lemerre, Paris, 1910) et chez bien d’autres encore : « Pour [Dada], l’art était une des formes, commune à tous les hommes, de cette activité poétique dont la racine profonde se confond avec la structure primitive de la vie affective. Dada a essayé de mettre en pratique cette théorie reliant l’art nègre, africain et océanien à la vie mentale et à son expression immédiate au niveau de l’homme contemporain, en organisant des soirées nègres de danse et de musique improvisées. Il s’agissait pour lui de retrouver, dans les profondeurs de la conscience, les sources exaltantes de la fonction poétique » (T. Tzara, Œuvres complètes, éd. Flammarion, Paris, 1975, t. 1, p. 401).

Le mouvement dada et les liens qu’il tisse avec les arts extra-occidentaux s’inscrivent ainsi dans un vaste mouvement européen en y apportant toutefois une lecture nouvelle à travers des moyens plastiques et scéniques originaux, une tonalité radicale, selon laquelle l’art est davantage une attitude. Leur action se rapprochait d’un « art global » mêlant musique, théâtre, danse et arts plastiques — poésie, peinture, collages, assemblages, textiles —, mais où l’improvisation et la spontanéité occupaient une place importante.

De quoi enfanta cette liberté frénétique que Dada plaçait au firmament ? Principalement, du hasard et de l’absurde : « Danse cubiste costumes de Janco, chacun sa grosse caisse sur la tête, bruits, musique nègre/trabagea bonoooooooo oooooo/5 expériences littéraires : Tzara en frac explique devant le rideau, sec et sobre pour les animaux, la nouvelle esthétique : poème, gymnastique, concert de voyelles, poème bruitiste, poème statique arrangement chimique des notions… nouvelle interprétation, la folie subjective des artères, la danse du cœur sur les incendies et l’acrobatie des spectateurs. De nouveaux cris, la grosse caisse, piano et canons impuissants, on se déchire les costumes de carton […] ». Ainsi, Tzara (ibid.) décrivait-il la soirée du 14 juillet 1916, à Zurich, témoignant de la joyeuse et furieuse cacophonie qui régnait lors de ces événements. Au Cabaret Voltaire puis, dans d’autres lieux zurichois, les dadaïstes investissent toutes les formes d’art et organisent de nombreuses soirées transdisciplinaires où les artistes se plaisent à exécuter des « happenings » avant la lettre devant le public, explorant la part de hasard qu’amène l’art de la performance. Ces représentations empruntaient souvent leurs formes au théâtre populaire, au cabaret, au music-hall et aux arts du cirque, s’attaquant à la notion même de l’art et remettant en cause les canons artistiques ayant cours jusqu’alors. Bruitages, rythmique des percussions, chahut et interpellation du public étaient omniprésents. Dans ce cadre, les références extra-occidentales étaient fréquemment convoquées : « poèmes nègres », danses et costumes inspirés d’autres cultures…

Masque Marcel Janco

Marcel Janco (1895-1984), « Masque », 1919. Assemblage, papiers collés, fibres de bois, retouches pastel et gouache. H. : 45 cm. © Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. Inv. AM 1221 OA. Don de l’artiste, 1967.

Marcel Janco connaissait Tzara depuis le lycée où tous deux collaboraient à une revue littéraire. Ils se retrouvèrent, en 1915, à Zurich, où Janco s’était réfugié, un an plus tôt, avec son frère Georges, pour entreprendre des études d’architecture. Il sera le décorateur des spectacles qui se jouent au cabaret, fabriquant pour ces événements des masques et des costumes. Les masques, confectionnés à partir de bouts de cartons, de journaux, de fil de fer et de ficelles, furent portés par les lecteurs de manifestes et de poèmes simultanés, comme par les danseurs du chorégraphe Rudolf von Laban, dont l’école était située en face du cabaret. Ces œuvres grotesques, aux traits exagérés, ouvraient le chemin au théâtre d’inspiration dada, et étaient particulièrement prisées par Ball pour l’effet choc qu’elles produisaient. La réputation de ces masques traversera l’océan, allant jusqu’à inspirer le peintre et créateur de marionnettes mexicain Germán Cueto, quelques décennies plus tard. Fidèle ami de Tzara jusqu’à la fin de sa vie, une grande part de l’œuvre de Janco aura été d’illustrer les bulletins, manifestes, revues et tracts de Dada avec de nombreuses gravures sur bois. Emmy Hennings façonne des poupées dada avec lesquelles elle se produit sur scène.

Enfin, sur le plan littéraire, Ball, Huelsenbeck ou Tzara s’inspirent de textes africains et océaniens pour composer et lire sur scène des poèmes phonétiques expérimentaux. Le refus d’un programme défini par Dada et l’absence totale d’idées préconçues conféra au mouvement, dès le début, une « force explosive qui lui a permis de s’épanouir dans toutes les directions », selon l’expression de Richter. Mais, si la notion d’éclatement rentre ici en jeu, le concept d’alchimie, la combinaison et le mélange intime de plusieurs éléments hétéroclites vont aussi jouer un rôle, qu’il s’agisse des arts extra-occidentaux mêlés à des références européennes ou encore de la redéfinition des rôles du féminin et du masculin, notamment à travers la formation de couples d’artistes.

Taeuber Arp atelier

Sophie Taeuber-Arp dans son atelier avec Hans Arp.                                    Photo anonyme, vers 1922.

Sophie Taeuber-Arp et Hans Arp explorent différents médiums et réalisent ainsi de nombreux collages, peintures et broderies à caractère géométrique tendant vers l’abstraction et rappelant des sources extra-occidentales. Grâce à elle, l’expérience artistique du dadaïsme s’enrichit de son expérimentation dans les arts de la scène — elle exécutera un théâtre de marionnettes pour une pièce de Carlo Gozzi, Le Roi–Cerf, en 1918 —, mais aussi dans le textile et dans la sculpture. Ses œuvres, empreintes d’une certaine rigueur géométrique à laquelle s’ajoutent les jeux du hasard et l’effacement de toute sensibilité personnelle, marquent la tendance du dadaïsme zurichois proche du constructivisme. Les collages et les assemblages de Hannah Höch et de Raoul Hausmann ont été, pour la plupart, conçus dans le Berlin des années 1920.

H. Höch Aus einem ethnographischen Museum VIII Denkmal I

Hannah Höch (1889-1978), sans titre (série des “Aus einem ethnographischen Museum VIII Denkmal I”), 1924-1928. Collage sur carton. Dim. : 20,1 × 8,8 cm. © Berlinische Galerie, erworben aus Mitteln der Stiftung DKLB und aus Mitteln des Senators für Wissenschaft und Kunst, Berlin 1973. Photo Anja Elisabeth Witte.

Pour sa série de collages Aus einem Ethnographischen Museum, Höch détourne et recompose des images tirées de journaux et de magazines de mode, mais aussi de la revue d’avant-garde d’Alfred Flechteim, Der Querschnitt. En peu de temps, le mouvement dadaïste s’étend aux frontières de l’Europe puis, se répercute rapidement dans les grandes capitales culturelles. Sa philosophie provoque et intrigue tout à la fois. Les protagonistes allemands propagent le mouvement à Berlin avec, notamment, la tenue de la célèbre et provocante Dada Messe, en 1920, puis à Hanovre et à Cologne. La scène allemande est alors marquée par des artistes comme George Grosz, les frères Wieland et John Herzfelde, Hannah Höch, Raoul Haussmann, Richard Huelsenbeck ou encore Kurt Schwitters. Schwitters ayant été refusé par Huelsenbeck au club dada berlinois — même s’il était déjà connu par Tzara en 1918 —, décide de créer son propre mouvement, baptisé « Merz ». À Hanovre, Schwitters concilie, dans sa revue Merz, le constructivisme avec Dada, dont il prolonge l’effet au-delà de 1924, avec sa Merzbau, une architecture intérieure faite des rebuts de la société industrielle et urbaine, faisant ainsi entrer la réalité quotidienne dans l’art. Marqués par l’expressionnisme, le cubisme et le futurisme, les dadaïstes allemands inventent le photomontage.

H. Höch torse khmer

Hannah Höch (1889-1978), sans titre (série des “Aus einem ethnographischen Museum”), 1930. Collage. Dim. : 48,6 × 32,2 cm. Le motif du torse de la déesse khmer Uma provient du magazine Der Querschnitt, octobre 1929, ex-coll. Von der Heydt, Rietberg Museum, Zurich. Höch et son ami Kurt Schwitters visitèrent le National Museum of Ethnology de Leyde en 1926. © Museum für Kunst und Gewerbe Hambourg.

Si les constructivistes russes et les futuristes italiens l’avaient déjà expérimenté, les dadaïstes en exploitent toutes les possibilités expressives. Surnommé le « Dadasophe », Hausmann déclamait des poèmes « bruitistes », composés d’onomatopées et de syllabes, et associait ces sons à une gestuelle appuyée et à l’esthétique de la typographie. Il est également l’un des principaux photomonteurs de la capitale allemande. À ses côtés, Höch, Johan Heartfield et Grosz donnent des versions singulières et diverses du photomontage où prime la dimension polémique. Ces photomontages jouent sur l’effet dynamique de leur composition où les notions de plan et sur l’impact des lettres et des mots disséminés dans l’œuvre comme des slogans, des cris ou des ordres. À New York, l’avant-garde américaine expérimentent, avec l’arrivée d’artistes européens, de nombreuses idées qui insufflent un vent de renouveau à toute une génération. Notamment autour de la figure de Marcel Duchamp et de son ami Francis Picabia qui y débarquent, en 1915, mais aussi de Marius de Zayas ou d’Alfred Stieglitz qui ouvre la Galerie “291” à l’art africain et précolombien en 1914-1915 avec l’exposition « Picasso-Braque » où les œuvres des deux artistes sont montrées à côté d’un reliquaire kota du Gabon et d’objets précolombiens du Mexique. Le peintre, photographe et réalisateur Man Ray est l’un des premiers à se joindre à Duchamp et à Picabia dans leur effort de faire vivre Dada à New-York. Se frottant sans cesse à la critique, notamment dans le cadre de l’exposition de l’œuvre controversée « Fontaine » — un urinoir retourné — de Duchamp, en 1917, les trois artistes sont bien vite forcés de reprendre la route du vieux continent, Man Ray concluant que : « Dada ne peut vivre à New-York ». Cependant, et contre toute attente, entre 1945 et 1957, Dada connaîtra un réel essor à New-York. La fin de la Seconde Guerre mondiale fera ressortir le mouvement et l’avant-garde américaine. Si cette dernière ne se revendique pas exactement de l’idéologie dadaïste, elle y puisera néanmoins plusieurs concepts. Le compositeur John Cage pourrait, par exemple, y avoir tiré son intérêt pour le hasard dans la musique tandis que des plasticiens tels que Jeff Koons et Andy Warhol utiliseront, à leur tour, dans la veine de Duchamp, des objets usuels placés hors contexte, comme une conserve de soupe ou une bouteille de whisky, pour questionner la définition d’œuvre d’art.

Ainsi, la décennie 1915-1925 va marquer un changement de paradigme radical dans la perception des arts dits « nègres » sous l’influence de nombreux acteurs et passeurs dans le domaine artistique mais aussi théorique. Certains écrivains, anthropologues et artistes d’avant-garde cherchent désormais à combler la séparation qui avait cours jusqu’alors entre la signification sociale, rituelle et sacrée et la valeur artistique de ces objets. Le mouvement dada, à la suite d’autres artistes de la première décennie du XXsiècle, prône et met en œuvre dans ses créations une nouvelle vision des arts extra-occidentaux en allant puiser à de nombreuses sources. Des textes théoriques essentiels paraissent à cette époque comme Negerplastik (“La sculpture nègre”, Verlag der Weissen Bücher, Leipzig, 1915) de Carl Einstein (1885-1940). Les collections ethnographiques des musées européens sont autant de réservoirs de connaissances, de conceptions et de formes pour les artistes. Aux côtés des musées et des publications qui leur donnent accès à ces objets, certains marchands et collectionneurs jouent également à cette époque un rôle déterminant.

C’est à la galerie Han Corray, en 1917, et pour la toute première fois en Suisse, qu’est présentée une exposition réunissant des productions dadaïstes et africaines dialoguant sans hiérarchie. Cette galerie fut le deuxième lieu zurichois de rencontre et d’exposition du mouvement après la fermeture du Cabaret Voltaire, six mois après son ouverture. Le galeriste et collectionneur parisien Paul Guillaume fournit des œuvres d’art pour cette « Première exposition dada », des tableaux, mais également au moins une sculpture africaine. C’est à cette occasion que des échanges de correspondance ont lieu entre Tzara et Guillaume. La même année, Tzara rédige sa « Note sur l’art nègre » (revue SIC, n° 21-22, Paris, septembre-octobre 1917), où il affirme : « Du noir puisons la lumière ». Les masques de Janco, les costumes de Taeuber et les collages d’Höch, témoignent de ces recherches pour un nouveau langage formel. Mais c’est surtout dans le Paris de l’après-guerre que le mouvement se prolonge, dans les valises de Tzara qui abandonne Zürich, en 1920. Dans la capitale française, des personnalités comme Picabia, Duchamp, Jean-Joseph Crotti, André Breton, Louis Aragon et Man Ray participent à son développement. Picabia, Man Ray et Tzara se lient d’amitié — parfois éphémère — avec Breton, Paul Éluard et Aragon. En définissant Dada d’« Entrelacement des contraires et de toutes les contradictions » dans son manifeste (revue Dada3, Zurich, décembre 1918), Tzara soulignait combien le mouvement refusait tout dessein préétabli. À la suite des dadaïstes qui avaient ouvert une voie dans l’appropriation de ces objets, à Paris, les cercles surréalistes — Breton, Man Ray, Max Ernst… — développent un intérêt pour ces arts par le biais de collections, de voyages et d’une appropriation de formes dans leurs œuvres. « L’œil existe à l’état sauvage », c’est par cette expression que Breton ouvre Le Surréalisme et la peinture, en 1928 (N.R.F., Paris). Cette phrase à valeur programmatique, donnant à la vision une prééminence sur le langage, éclaire aussi les liens que le chef de file du surréalisme dessine avec le primitivisme et les arts extra-occidentaux. En 1924, les membres du mouvement dada à Paris proclament leur adhésion au surréalisme sous la houlette de Breton. Avec lui, Aragon, Philippe Soupault et Éluard s’engagent alors dans l’aventure. Les débuts du groupe sont marqués par un intérêt essentiellement littéraire qui s’ouvre cependant rapidement à d’autres formes d’art accueillant ainsi Man Ray, Max Ernst, Picabia et André Masson entre autres. Ces personnalités se réunissent autour d’une culture éclectique faisant appel à de nombreuses références philosophiques, anthropologiques, psychanalytiques ou encore politiques. L’exploration du rêve et de l’inconscient, popularisée par les écrits de Frazer, Lévy-Bruhl, Freud ou Bergson oriente les protagonistes du groupe vers la recherche de structures primordiales chez l’homme. En outre, le mythe de l’artiste-magicien évoqué dansTotem et tabou, publié par Freud, en 1913, forge également chez les surréalistes une idée renouvelée de la création où les œuvres dites « primitives » se voient réévaluées. Dans ce cadre théorique foisonnant et à la suite des dadaïstes qui avaient ouvert une voie dans l’appropriation de ces objets, l’intérêt pour ces arts va prendre de multiples formes, de l’influence plastique revendiquée, à la collection ou la monstration de ces objets. Ainsi, sous l’impulsion de Breton, Dada glissa progressivement vers le surréalisme dans lequel il finit par se dissoudre. Breton écrira plus tard, dans Les Pas Perdus(N.R.F, Paris, 1924, p. 124) : « Dada, bien qu’il eût eu, comme on dit, son heure de célébrité, laissa peu de regrets : à la longue, son omnipotence et sa tyrannie l’avaient rendu insupportable. […] Dieu merci, notre époque est moins avilie qu’on veut le dire : Picabia, Duchamp, Picasso nous restent. Je vous serre les mains, Louis Aragon, Paul Éluard, Philippe Soupault, mes chers amis de toujours. Vous souvenez-vous de Guillaume Apollinaire et de Pierre Reverdy ? […] Il ne sera pas dit que le dadaïsme aura servi à autre chose qu’à nous maintenir dans cet état de disponibilité parfaite où nous sommes et dont maintenant nous allons nous éloigner avec lucidité vers ce qui nous réclame. »

En 1921, avant même que ce groupe tapageur n’ait pu connaître une deuxième saison à Paris, des conflits internes apparurent et créèrent de sérieuses dissensions au sein des dadaïstes. Sa dislocation aurait eu lieu le 13 mai 1921, le jour du procès fictif de Maurice Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit ». La soirée — il s’agira de la dernière manifestation dadaïste parisienne —, annoncée dans la presse, eut lieu à la Salle des sociétés savantes. L’idée du procès de l’écrivain nationaliste et antidreyfusard incomba à Breton et à Aragon, qui jouèrent l’un, le rôle de président du tribunal, l’autre le rôle de la défense. Picabia, présent dans la salle, quitta bruyamment le procès avant son terme pour montrer son désaccord, entraînant avec lui une partie de l’assistance. Pour la plupart des commentateurs, le « procès Barrès » fut un échec qui devait signer l’implosion de Dada. S’en résulta un soulèvement au cours duquel les fondateurs du mouvement, Tzara en tête, se rebellèrent et crièrent haut et fort leur haine de la justice, même si organisée par Dada. Cette situation est intolérable aux yeux de Picabia qui se sépare des dadaïstes, en particulier de Tzara et de Breton. Ainsi s’amorça la rupture des relations entre Tzara et Breton et la transformation du dadaïsme en surréalisme. En Belgique, au printemps 1921, Clément Pansaers — peintre, graveur, sculpteur et poète, principal représentant du mouvement dada en Belgique — se brouille avec la plupart des dadaïstes parisiens, leur reprochant de ne pas radicaliser le mouvement. Il quitte celui-ci, lors d’un dîner, le 25 avril 1921. Son ami le peintre Picabia lui emboîte le pas avec un article publié dans le journal Comœdia, le 11 mai, « Picabia contre Dada ou le retour à la raison ». C’est alors que Paul Neuhuys, fondateur de Ça ira— revue mensuelle d’art et de critique anversoise (1921-1923), dirigée par Georges Marlier —, lui confie l’élaboration du numéro 16 (novembre 1921), entièrement consacré à « Dada, sa naissance, sa vie, sa mort ». Dans le supplément illustré de 391(Paris, 10 juillet 1921), « Le Pilhaou-Thibaou », il les attaque violemment et dénonce : « […] la médiocrité de leurs idées maintenant conformistes ». Dans ses adieux, Picabia répète que : « L’esprit dada n’a vraiment existé qu’entre 1913 et 1918… En voulant se prolonger, Dada s’est enfermé en lui-même… ». Cependant, pour certains, seules les dates des décès des différents dadaïstes peuvent correspondre à la véritable mort du mouvement.

Ce qui commença comme un élan de protestation contre l’hypocrisie de tout système créé par l’homme, tragiquement illustré par la Première Guerre mondiale, devint lui-même un système. Malgré tout, Dada laisse un héritage considérable et ce, malgré son mépris pour les conventions du monde de l’art. Même si les artistes dada ont prôné l’anti-art, leurs œuvres ont ouvert de nouvelles brèches dans lesquelles se sont engouffrés de nombreux artistes. À l’encontre de l’interprétation qui le caractérise comme un courant de destruction et de négation des anciennes valeurs, réduit au seul rôle de précurseur du Surréalisme, Dada restera comme l’un des mouvements les plus marquants de l’avant-garde historique.

dada Africa – Sources et influences extra-occidentales : Rietberg Museum, Zurich, 18 mars-17 juillet 2016 / Musée de l’Orangerie, Paris, 18 octobre 2017-19 février 2018.

 DADA AFRICA-Sources et influences extra-occidentales : publié en français par Cécile Debray, Cécile Girardeau et Valérie Loth. Format : 224 pp., 17 x 24 cm. Coédition : Musée de l’Orangerie/Hazan. Relié : 32 €. ISBN : 9782754110389.

dada Africa – Dialogue with the Other : publié en anglais par Ralf Burmeister, Michaela Oberhofer et Esther Tisa Francini. 244 pp., 23,5 x 28,5 cm. et plus de 200 ill. Éditions Scheidegger & Spiess. Relié : 39 CHF. ISBN 978-3-85881-779-2.

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Naga. La beauté de l’effroi / Naga. Awe-Inspiring Beauty

Tête trophée féminine

Tête trophée féminine. Bois et pigments. H. : 9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Anne-Marie Gillion Crowet, collectionneuse insatiable aux goûts éclectiques nous fait partager ici sa passion pour une région restée longtemps interdite aux étrangers : le Nagaland. Après The Hidden World of the Naga. Living Traditions in Northeast India and Burma (Aglaja Stirn & Peter van Ham, Prestel Verlag, Munich, 2003) et Imag(in)ing the Nagas: A Pictorial Ethnography of Hans-Eberhard Kauffmann (1899-1986) and Christoph von Furer-Haimendorf (1909-1995)(Alban von Stockhausen, Arnoldsche, Stuttgart, 2014), ce livre, richement illustré, est un des plus beaux ouvrages consacrés aux Naga.L’auteur, Michel Draguet — historien de l’art, directeur général des Musées royaux des beaux-arts de Belgique et professeur à l’Université libre de Bruxelles — nous invite à rencontrer ces peuples fiersaux caractères physiques et culturels variés,principalement connus pour leur activité de chasseurs de têtes. S’appuyant sur le remarquable ensemble réuni par A.-M. Gillion Crowet et d’anciennes photos de terrain, l’auteur nous fait découvrir et comprendre la vie spirituelle et l’univers symbolique des Naga.

Effigie bicéphale

Effigie bicéphale, la poitrine ornée de têtes trophées, Konyak. Bois et perles noires en verre. H. : 12,6 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Guerrier aux têtes coupées

Ornement d’un panier cérémoniel représentant un guerrier arborant trois têtes coupées, preuve de son courage, Konyak. Bois. H. : 17 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Au début du XIXesiècle, la puissance coloniale anglaise en Inde décida de sécuriser sa frontière avec le Royaume hostile de Birmanie et de rechercher un passage par voie terrestre entre les zones de culture du thé dans l’Assam et le Manipur. Ils se retrouvèrent ainsi pour la première fois sur les hauts plateaux de la région indo-birmane, parmi l’une de ces tribus montagnardes. Au début du XXesiècle, le retrait des Britanniques créa un conflit sanglant entre l’armée indienne et ces tribus qui réclamaient collectivement l’indépendance, ce qui eut pour conséquence la fermeture de la région aux étrangers, entre 1947 et 2001.

S’ils possédaient de nombreux traits communs — la chasse aux têtes (Dayak de Bornéo), les rizières en terrasses, les monuments mégalithiques et les ornements en défenses de sanglier — avec les populations d’Asie insulaire, les Naga du nord-ouest de la Birmanie — dont la population se répartie en seize groupes ethniques majeurs et trente tribus —,ne partageaient pas d’origine commune, mais résulteraient de rencontres entre les populations autochtones et plusieurs groupes arrivés dans ces montagnes. Il existait une grande diversité politique, culturelle et linguistique — chaque village avait son propre dialecte — entre ces tribus constituées de chasseurs-cueilleurs-cultivateurs unis dans une même croyance quant au concept de « fertilité ». Ce concept demeure difficile à saisir. Il s’agissait d’une force ou d’une qualité qui pouvait être acquise pour être transformée en biens. La nature reproductive de la sexualité humaine et le caractère cyclique de l’agriculture étaient liés à ce concept. Celui qui la possédait jouissait d’un statut élevé et était capable de la répandre dans sa famille et dans son village avec l’organisation de fêtes du « Mérite » qui constituaient un moment essentiel durant lequel la dimension surnaturelle du principe de fertilité se voyait reconnu et légitimé par le groupe. Ainsi, la fertilité engendrait la fertilité. La maison de l’hôte était décorée de sculptures témoignant de cette abondance et de ses exploits, notamment avec des cornes stylisées en bois placées sur le toit. Des vêtements ornés de motifs ayant trait à la nature de la cérémonie étaient revêtus par le bienfaiteur de la communauté et sa famille. Organiser des fêtes du Mérite octroyait également le privilège d’acquérir d’autres insignes de nature ornementale tels que l’érection d’un mégalithe. Dans certaines communautés, ces monuments étaient remplacés par des totems commémoratifs fourchus en bois. Avec les fêtes du Mérite, la chasse aux têtes était la clé de voute de la culture naga.

Trophée de chasseurs de têtes

Trophée de chasseurs de têtes, Konyak. Crâne humain, rotin et cornes de mithan. Dim. : 40 x 61 cm.

Pages 52-53

Pages 52-53 : Arbre à têtes au village Chang de Tuensang. Photo de W. G. Archer, 1947. – Crânes exposés dans un morung au village konyak de Chi. Photo de J. H. Hutton, 1923. © Pitt Rivers Museum, University of Oxford. Inv. 1998.506.1513. – Détail    d’un grand trophée des chasseurs de têtes Konyak.

La chasse aux têtes déterminait les hiérarchies et les structures institutionnelles de chaque groupe et de chaque ethnie tandis que les fêtes du Mérite permettaient de redistribuer ce prestige au bénéfice des groupes au sein desquels elles s’organisaient. Couper des têtes était donc le second moyen commun pour accumuler de la fertilité et affirmer le statut de l’adulte en devenir ou celui du guerrier. Cette pratique jouait également un rôle important dans les pratiques et les systèmes de pensées qui accordaient une place éminente à la circulation des principes vitaux jugés nécessaires à toute chose. Les têtes acquises jouaient un rôle central dans un grand nombre de rituels. Rapporter une tête était un moment nécessaire de la vie d’un jeune guerrier au point que, parfois, il ne pouvait se marier sans avoir réussi cet exploit. Ainsi, pour les Rengma, disposer les crânes, après le rite, le long du chemin qui conduisait aux champs, assurait la régénération du sol. Sur les parcelles des collines défrichées, les Naga aménageaient des rizières, tandis que d’autres pratiquaient la culture sur brûlis. Ils pratiquaient le tatouage, le tissage, la teinture, la poterie, la ferronnerie et la sculpture sur bois. Les pêcheurs utilisaient des substances toxiques paralysantes. Selon les tribus, les formes d’organisation politique allaient de l’autocratie (chez les Konyak) à la démocratie pure (chez les Angami) en passant par la gérontocratie (chez les Ao). Le lignage était patrilinéaire et l’organisation sociale des Naga reposait sur les maisons communes morung. La représentation humaine occupait une place importante dans l’art, depuis l’ornementation architecturale jusqu’aux ornements et aux parures. Il faut souligner la présence figurée de certains animaux qui intervenaient matériellement dans la fabrication des décors et des parures. Tigres, calaos, mithans (bœuf asiatique), sangliers étaient représentés alors que leurs dents, plumes, cornes ou défenses étaient utilisées pour réaliser coiffes, parures ou objets symboliques. Les Konyak et apparentés sont sans doute ceux qui ont poussé le plus loin la production d’ornements et de sculptures en bois de petit format, presque toujours en rapport avec la chasse aux têtes.

Pages 230 et 231

Pages 230 et 231 : Pendentif représentant deux têtes trophées encadrées par des personnages accroupis, Konyak. Perles en pâte de verre rouge et bronze à la cire perdue. Dim. : 3,9 x 9,9 cm. – Pendentifs, Chang et Konyak. H. : 3,3 et 3,6 cm. – Pendentif représentant un personnage masculin. Bronze à la cire perdue. H. : 6,9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Les Naga ont été initiés aux techniques métallurgiques au début du XXesiècle. Avant cette période, le métal provenait de Birmanie ou d’Assam et faisait l’objet d’un commerce essentiel. Précieux, les objets en métal coulés à la cire perdue — têtes trophées, bracelets, torques, clochettes, armes, pendentifs en forme de conque dont l’extrémité épouse les contours de la queue du drongo (passereau) et figurines représentant un guerrier en pied — contribuaient au caractère ostentatoire de la richesse de leurs détenteurs et constituaient des biens privilégiés employés pour certains paiements à forte valeur sociale. Seuls les chasseurs de têtes et les hommes qui étaient en mesure d’organiser des fêtes du Mérite obtenaient le droit d’exhiber les ornements qui constituaient une partie essentielle des costumes portés au cours des événements sociaux et religieux.

To-Ang

To-Ang, le chef du village de Sheangha appuyé sur une lance, portant de nombreux bracelets en rotin et surmonté d’une coiffe composite ornée d’un crâne de singe, Konyak. Photo : Christoph von Fürer-Haimendorf, 1937. © Nicholas Haimendorf, SOAS, University of London.

Hommes et garçons dansant

Hommes et adolescents dansant à l’occasion d’une fête du printemps dans le village konyak de Wakching. 24 avril 1937. Photo : Hans-Eberhard Kauffmann. © Institut für Ethnologie of the Ludwig-Maximilian-Universität, Munich. HEK41-24, FA).

Représentations matérielles de la réalité immatérielle de la fertilité, l’usage de la grande majorité de ces parures était strictement codifié. Constituant un élément déterminant de l’individu vivant, les parures ne pouvaient être enlevées que d’un corps mort. Les matériaux utilisés et la manière dont ils étaient réunis permettaient de distinguer les tribus les unes des autres. Certains d’entre eux, reconnus pour leur pouvoir magique, incarnaient les prouesses guerrières. Très prisés, ils concouraient également à accroître le bien-être de la communauté. Les coquillages, les dents, les cornes, les poils animaux et les cheveux humains étaient exclusivement réservés aux parures masculines. Les tigres, considérés avec crainte, respect et superstition, étaient étroitement connectés à l’homme au point que, selon certaines croyances, des humains auraient des parentés avec ces félins. Tuer un tigre équivalait à tuer un homme et conférait à l’auteur de cette prouesse les mêmes privilèges. Ses dents portées en pendentif et ses griffes cousues sur les coiffes étaient des composantes fort spectaculaires de la parure du guerrier. Il était d’ailleurs interdit à la plupart des Naga de toucher ces dents, considérées comme sacrées. Les longues chevelures féminines étaient particulièrement appréciées car seul un guerrier d’une grande bravoure pouvait pénétrer assez profondément les lignes ennemies pour s’en emparer. Ce type d’ornement capillaire se trouvait également attaché à des panji(bâtons aiguisés en bambou) insérés dans les paniers cérémoniels.

Pages 122-123

Pages 122-123 : Panier de chasseur de têtes, Konyak. Rotin tressé, crâne de singe, clochette en bronze, et charmes (cornes d’antilope, poils de chèvre et crin) et sphères en rotin symbolisant les têtes coupées. – Jeunes Konyak de Chi armés de daos, portant un panier cérémoniel orné de crânes de singe. Photo de J. H. Hutton, 1913-1923.

Des poils de chèvre ou de chien teints en rouge (couleur évoquant le sang) marquaient aussi fréquemment le statut du coupeur de têtes. De la fourrure d’ours lippu figurait également dans l’ornementation ainsi que les plumes blanches à bandes noires du calao de Gingi constituaient un attribut marquant des habits cérémoniels des guerriers. Le calao était un animal au cœur de la conception que les Naga se faisait du monde. Ses longues plumes jouaient un rôle dans toutes les cérémonies. Parmi les insignes les plus prisés par les coupeurs de têtes se trouvaient les paires de défenses de sanglier. Les plus petites étaient portées comme ornements d’oreilles ou décoraient coiffes et paniers utilisés par les Konyak pour transporter au village les têtes coupées. Ces derniers utilisaient également des crânes de singes pour décorer leurs paniers. Chez les Naga, le crâne de singe intervenait traditionnellement dans le cade des rites associés aux têtes coupées. Outre les paniers rituels, on le retrouve comme parure sur les lances d’apparat et sur les casques de cérémonie. Cette omniprésence s’explique par les similitudes formelles qui unissent le singe à l’homme et par une origine commune relatée dans les contes et les légendes.

Collier deux têtes

Collier à double tête trophée. Perles en pâte de verre rouge et jaune, bronze à la cire perdue. Dim. : 5,4 x 7,9 cm. © Coll. Anne-Marie Gillion Crowet. Photo : Paul Louis.

Les ornements les plus symboliques étaient les pendentifs en bois, et en laiton — parfois en ivoire ou en os — en forme de têtes humaines portés sur la poitrine. Conjugués avec des colliers en perles de verre et des coquillages, ils revêtaient une importance considérable, signifiant la qualité du chasseur de têtes. La figuration des dents constitue un élément caractéristique de leur figuration. Symbole de vitalité, elles représentaient un lien entre la vie et la mort et invitaient tout adversaire à la prudence. Le nombre de têtes que présente chaque parure équivaux aux têtes prises par le chasseur qui l’arborait et déterminait donc le prestige de son détenteur. La coiffe cérémonielle conique portée par les guerriers Chang et Khiamungan en rotin tressé teint en rouge avec des brins d’orchidées jaune vif représentait également un élément significatif. Des lamelles de cornes de bovidé (Bos frontalis) pointaient parfois au-dessus des oreilles et une rangée de griffes de tigre pouvait aussi embellir la bride jugulaire. Si couper des têtes et organiser des fêtes du Mérite étaient réservés aux hommes, les femmes n’étaient pas oubliées. Peu d’ornements étaient hérités mais leur contribution aux exploits de leur mari ou de leur père leur donnait le droit de porter certains d’entre eux. Les parures réalisées à partir d’ivoire, de coquilles de turbinelle (Turbinella pyrum), de métal et de cristal étaient des emblèmes de richesse. À la différence des parures, les perles étaient indispensables à tous les Naga. Les bijoux des femmes étaient tous composés de perles, leur unique forme de richesse matérielle puisqu’elles ne pouvaient pas hériter des terres. Les perles étaient la première parure des bébés qui signifiait leur appartenance à la communauté. De façon similaire, le fait d’enlever les perles du corps d’un défunt symbolisait la transition entre être et non-être.

Naga couv.

Naga. La beauté de l’effroi/Naga. Awe-Inspiring Beauty Par Michel Draguet, publié en français (ISBN 9789462302020) et en anglais (ISBN 9789462302037) par le Fonds Mercator, Bruxelles, 2018. Format : 26,5 x 33, 5 cm. 424 pp., 372 ill. coul. (dont 175 P/P), et 154 N/B. Relié sous jaquette : 79,75 €.

À la frontière entre l’Inde et le Myanmar, le Nagaland — l’un des vingt-huit états de l’Union indienne —, longtemps interdit aux étrangers, semble n’avoir jamais existé. Sans communauté ethnique, linguistique et culturelle avec ses voisins, il réunit des groupes ethniques hétérogènes qui n’ont guère en commun que leur passé. Chacun de ces groupes ethniques y parle encore sa propre langue et, dans le souvenir lointain des têtes coupées, se redécouvre et réinvente aujourd’hui ses propres traditions.

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« INCOMPARABLE »

Buste reliquaire d’un évêque/ Figure de reliquaire mahongwé. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : Fabian Fröhlich.

Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode n’est pas une exposition ordinaire. Elle nous invite à bien autre chose qu’une promenade culturelle : nous confronter à des œuvres dépositaires de questions existentielles que l’homme s’est posé simultanément dans des cultures aussi différentes que l’Afrique et l’Occident chrétien. Cette audacieuse tentative de bouleverser la dichotomie « ethnologie versus histoire de l’art » est née de la collaboration de Jonathan Fine et de Paola Ivanov, conservateurs du département Afrique de l’Ethnologisches Museum, avec la complicité de Julien Chapuis, conservateur du département sculpture au musée Bode. Jusqu’à présent, les arts d’Afrique, d’Océanie, des Amériques et d’Asie étaient exposés en périphérie de la ville, à Dahlem. Avec le projet muséal baptisé « Forum Humboldt » — en hommage aux deux frères, Alexander (1769-1859), l’explorateur et Wilhelm (1767-1835), le linguiste —, dans le cadre de la reconstruction du château royal de Berlin, les collections de Dahlem sont promises à ce nouveau lieu culturel, au cœur de la capitale, en 2019. Symbole de l’apparat du pouvoir, résidence princière, royale puis impériale, ce monument a connu divers destins et va renaître de ses cendres pour devenir un lieu d’animation et d’échanges. Son origine remonte au prince électeur de Saxe, Frédéric II de Brandebourg, en 1443. Jusqu’en 1702, il subira de multiples transformations, jusqu’à l’arrivée de Frédéric Ier, roi autoproclamé de Prusse, qui décida la construction d’un nouvel édifice de style baroque.Les bombardements, au cours de la Seconde Guerre mondiale, endommageront fortement le bâtiment. Rasé par le gouvernement communiste, en 1950, il sera remplacé, en 1976, par le Palais de la République, détruit en 2006.

« Forum Humboldt », simulation du futur château. © Stiftung Berliner Schloss – Humboldtforum/SHF/ Franco Stella, architecte, avec FS HUF PG.

Ainsi, Berlin va retrouver son ancienne apparence en complétant son centre historique avec cet édifice qui sera adapté à son temps avec sa nouvelle façade contemporaine, du côté de la rivière Spree. Les collections africaines de l’Ethnologisches Museum — actuellement fermées en vue de leur futur déménagement — se sont ainsi expatriées dans un environnement complètement inconnu : le fameux Bode-Museum — du nom de son premier conservateur, Wilhelm von Bode qui fonda cette institution, en 1904, sous le nom de Kaiser-Friedrich-Museum —, le plus grand musée berlinois consacré à la sculpture du Moyen Âge à l’époque classique, avec un accent particulier sur l’Italie et la Renaissance et l’Allemagne Baroque. Nous savons combien les arts tribaux n’ont cessé d’accompagner, d’être en concordance ou de stimuler les artistes modernes. Pour les créateurs de cette génération, la découverte de l’art « nègre » arrivait à point dans leur désir de dépasser le réalisme et de styliser les formes.

Vierge de Miséricorde/Fétiche à clous mangaaka. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : Fabian Fröhlich.

Mais que se passe-t-il lorsque des chefs-d’œuvre africains dialoguent avec leurs homologues européens du Moyen Âge ou de la Renaissance. ? Qu’ont en commun une sculpture de Marie et un fétiche à clous du Congo ? Comme le titre l’indique, il ne s’agit pas de comparer et d’établir des hiérarchies de valeur mais, au-delà des apparences, de les rapprocher et d’engager un dialogue entre deux continents, l’Afrique et l’Europe, qui ont toujours été étroitement liés. Les commissaires nous incitent à exercer notre curiosité et notre imagination et à réfléchir sur le sens de ces disparités, sur la façon dont les Européens et les Africains se sont vus et représentés et combien des valeurs esthétiques peuvent être différentes malgré des pratiques artistiques similaires. Il s’agit de repousser les limites et de proposer ces œuvres dans une nouvelle perspective d’enrichissement mutuel, les classifications muséales n’étant rien d’autres que des constructions artificielles. Mais confronter n’est jamais simple ou neutre et toute comparaison est inévitablement tendancieuse, didactique, compétitive et/ou prescriptive.

Putto au tambourin/déesse Irhevbu. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : Fabian Fröhlich.

Quand vous voyez les objets jumelés, comme le putto et la statuette béninoise qui saluent le visiteur, à l’entrée de la basilique, vous êtes encouragé à penser à eux en termes esthétiques et non pas ethnographiques. Détacher les sculptures de leur contexte et de leur temps, de leur signification et de leur usage, créé ainsi des œuvres autonomes. Ces rapprochements insolites confirment Malraux dans la nouvelle conception de l’art qu’il développe dans son essai Le Musée Imaginaire (Gallimard, Paris, 1965) : « Le fond de la pensée de Malraux sur l’art, et les inspirations qui l’animent, ouvrent le champ de l’art à tout apport nouveau, appellent même de telles confrontations, de tels rassemblements. Les portes de l’art, pour Malraux, sont grandes ouvertes pour y accueillir toute forme inédite d’œuvre, pourvu qu’elle parle et poursuive le dialogue éternel qui, selon lui, la fonde. » (Roger Caillois, préf. au cat. André Malraux, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, 1973). Le parcours de l’exposition est divisé en deux parties. La première, installée dans les galeries principales du musée, consiste à associer vingt-deux sculptures africaines à vingt-deux sculptures européennes. La seconde partie est située dans les salles d’expositions temporaires et présente cinquante-huit objets répartis en groupes thématiques.

« DESTINÉE »

Putto au tambourin, 1428-1429, par Donatello (1383 ou 1386-1466), Toscane, Italie. Bronze et traces de dorure. H. : 36,2 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Figure féminine qui représenterait la déesse Irhevbu ou la princesse Edeleyo, XVIIe ou XVIIIe siècle, royaume du Bénin, Nigéria. Alliage de cuivre. H. : 46,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Martin Franken.

Ces face-à-face subjectifs débutent avec deux sculptures en métal, le putto au tambourin (1428-1429) par le florentin Donatello (1383 ou 1386-1466) et la figure féminine qui représenterait Irhevbu ou la princesse Edeleyo (anonyme, Royaume du Bénin, XVIIe-XVIIIsiècle).Cette dernière, bien que stylistiquement inhabituelle, révèle une conception du corps, du visage, de la coiffure et des bijoux qui suit une stricte symétrie, atténuée par les bras tenus à différentes hauteurs. L’arc et la flèche figurant sur le socle sont les insignes d’Ake, chasseur et tireur d’élite, héros national hissé au rang de dieu et patron des tireurs à l’arc. La jeune fille nue représenterait dès lors Irhevbu, l’épouse bien-aimée de ce dieu qui, après sa mort, fut à son tour hissée au rang de déesse. Une autre interprétation possible est que cette figurine incarnerait Edeleyo, la fille aînée d’Ewuare (XVsiècle),qui aurait dû succéder à son frère, tué d’une flèche empoisonnée en plein front, mais qui mourut avant même d’avoir pu être intronisée. L’arc et la flèche ornant le piédestal de la statue rappellerait peut-être cet épisode.Témoignages de l’habileté de leurs créateurs — bien qu’un seul des deux artistes soit connu —, ni l’une ni l’autre n’ont été conçues comme des œuvres d’art solitaires. Le putto faisait partie d’un groupe de cinq décorant les fonts baptismaux du baptistère San Giovanni de la cathédrale de Sienne, alors que la déesse fut probablement créée pour orner l’autel commémoratif d’un oba (roi). Toutes deux ont été fondues dans des matériaux considérés à l’époque comme étant de grande valeur — bronze et alliage de cuivre — et ont servi à des fins religieuses et/ou rituelles. Les deux ont été acquises au début du XXsiècle et, malgré l’intérêt incontestable qu’elles représentaient aux yeux de leurs commanditaires respectifs, l’accueil qui leur fut réservé dans les collections allemandes fut bien différent. Tandis que la pièce de Donatello rejoignait d’autres fameux sculpteurs de la Renaissance tels que Pisano ou Luca della Robbia au Kaiser-Friedrich-Museum, la pièce du Bénin fut reléguée en tant que spécimen au musée ethnographique. À l’époque de l’impérialisme, l’Europe concevait « les autres » comme des vestiges du passé. Et, tandis que l’art occidental était interprété comme “évolutif”, l’art africain était considéré comme “statique” ou “traditionnel”.

 « HÉROÏSME »

« Christus im Elend », vers 1525, par Hans Leinberger (1480-1531), Landshut, Allemagne. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Fétiche à clous mangaaka, nkisi nkondi, région de la rivière Chiloango, Yombe, République démocratique du Congo ou Cabinda, Angola, XIXe siècle. Bois, fer, porcelaine et pigments. H. : 120 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz

Dans ces rapprochements inattendus figure l’association improbable de deux personnages mythiques : un « Christus im Elend » (“Christ de pitié”, vers 1525) par Hans Leinberger, un des sculpteurs les plus inventifs d’Allemagne du sud (1480-1531) et Chibinda Ilunga (anonyme, Chokwe, Angola, XIXsiècle). Ces deux personnages sont des “héros” dans leurs cultures respectives, mais pourraient difficilement être plus différents. Le sujet du Christ de pitié est connu dans le monde byzantin depuis le XIIsiècle. Lié au cycle de la Passion, il constitue une image de dévotion destinée à la méditation sur la mort du Christ. Dépouillé de ses vêtements, assis sur le rocher du Golgotha que couvre sa tunique, la tête baissée, il porte la couronne d’épines. Son visage est marqué par la souffrance. Il attend le supplice de la crucifixion. De ce Christ, créé dans une période où la vénération d’images était de plus en plus jugée comme de l’idolâtrie, émane une présence mystique. Il est représenté plein de vitalité mais, en même temps, ses épaules larges et musclées portent le fardeau de toute l’humanité dans l’accomplissement de son sacrifice pour le salut du monde. La notion chrétienne de l’héroïsme, liée à la capacité de souffrance et d’acceptation du martyre qui se manifeste dans ces représentations est bien différente de celle de Chibinda Ilunga. Chibinda Ilunga est la figure centrale d’un récit qui mêle légendes et généalogies dynastiques. Né de l’amour entre la reine Lunda Lweji et le chasseur Luba Chibinda, il est considéré comme le fondateur de la dynastie Lunda, en 1600. Comme le Christ, son corps “athlétique” marque bien la stature du héros. Les mains sont larges, démesurées, de même que les pieds, comme pour magnifier la force terrestre de ce personnage hors du commun qui, outre un fusil, un sac à cartouches et un couteau — signes de son statut de chasseur —, porte la coiffure mutwe wa kayanda, celle des souverains chokwe détenteurs des pouvoirs spirituels et politiques.

« FEMMES de POUVOIR »

Tête d’une reine-mère ioyba, royaume du Bénin, Nigéria, XVIe siècle. Alliage de cuivre. H. : 51 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Jürgen Liepe.

Portrait en buste d’une jeune femme représentant probablement Marietta Strozzi, vers 1462, par Desiderio da Settignano (1428-1464), Florence, Italie. Marbre. H. : 52,8 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Le “pouvoir féminin” est ici incarné par le délicat sourire d’un portrait en buste empreint de sérénité et d’une grande élégance — probablement celui de Marietta Strozzi, qui appartenait à la riche famille florentine éponyme, autrefois rivale des célèbres Médicis —, que Desiderio Da Settignano (1428-1464), le sculpteur le plus apparenté à Botticelli, immortalisa dans le marbre (vers 1462). Il fait face à celui en métal (anonyme, Bénin, XVIsiècle) d’une iyoba (reine-mère), communément associé à la première iyoba, Idia. Les styles et les conceptions de ces deux œuvres révèlent beaucoup quant au rôle de ces femmes dans leurs sociétés. Nombreuses sont les femmes célèbres qui ont façonné l’histoire de Florence. C’est à partir de 1450 que la représentation de l’individualité, en particulier celle de personnages contemporains illustres, en buste ou sur leur monument funéraire, constitua une innovation. Dans la vie privée comme dans la vie mondaine, souvent même en politique et quelquefois à la guerre, le rôle de la femme égala celui de l’homme. Les portraits de femmes étaient principalement commandés pour honorer les familles, célébrer des fiançailles ou un mariage mais aussi parfois pour illustrer les ambitions dynastiques des hommes. Traditionnellement, à l’époque de la Renaissance italienne, les femmes portaient toutes le même enroulement de la chevelure en chignon, coiffure typique de l’aristocratie. Il est frappant de constater que la représentation de cette jeune femme à l’expression songeuse semble surtout mettre en scène sa beauté et la montrer comme un objet désirable, notamment par le mouvement léger du visage. Quant à la tête commémorative uhumnwun elao de l’iyoba Idia, de l’oba (roi) Esigie, monarque puissant qui régna de 1504 à 1550 dans le Royaume du Bénin, elle se caractérise par son naturalisme et sa grande finesse de moulage. Cette reine-mère joua un rôle important dans la montée et le règne de son fils, et a été décrite comme une grande guerrière. Elle fut la première mère à voir son fils devenir oba — traditionnellement, les mères des princes héritiers étaient tuées avant que leurs fils montent sur le trône.Au début du XVIsiècle, elle sauva le royaume des envahisseurs en mettant en place une puissante armée et fut récompensée par son fils avec le titre d’iyoba.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Tête d’une reine-mère ioyba, royaume du Bénin, Nigéria, XVIe siècle. En arrière-plan : « L’annonciation à Marie », vers 1510, Lucca, Italie. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.

Les reines-mères étaient considérées comme fondamentales pour la protection et le bien-être de l’oba et, par extension, du royaume, et étaient au moins égales ou même supérieures aux dignitaires masculins. Les oba portaient des masques pendentifs en ivoire ou en métal représentant une iyoba lors des cérémonies destinées à protéger le royaume des forces malveillantes. Ses traits sont modelés avec beaucoup de sensibilité et la bouche, finement ourlée, est entrouverte. D’innombrables perles tubes en corail s’enroulent autour de son cou et son élégante coiffure conique incurvée est recouverte d’un filet également en perles en corail. Les poissons en relief ornant la base pyramidale tronquée renvoient à la mer, source à l’époque de nouvelles richesses. Gracieuse et digne, elle regarde au loin et, à l’instar de Marietta Strozzi, son âge est difficile à estimer, intemporel. Qu’auraient pu se dire ces deux femmes si elles s’étaient rencontrées ? Probablement peu de choses, leurs rôles dans leurs cultures étant trop dissemblables. Bien qu’il y ait eu des femmes influentes dans l’Italie de la Renaissance, elles n’ont jamais eu accès au pouvoir masculin. Les choses étaient quelque peu différentes dans le Royaume du Bénin où la reine-mère occupait l’un des postes politiques les plus puissants. Le buste de l’iyoba Idia en témoigne de façon impressionnante. Contrairement à la noblesse florentine, il ne personnifie pas les ambitions des autres, mais les siennes.

« PURIFICATION »

Aquamanile en forme de lion, Basse-Saxe, Allemagne, vers 1500. Bronze. Dim. : 32,5 x 42,6 x 12,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Aquamanile en forme de léopard, royaume du Bénin, Nigéria, XVIIe siècle. Laiton. Dim. : 44 x 15 x 66,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Martin Franken.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans de nombreuses religions, l’ablution constitue un acte rituel de purification par l’eau. Cet usage existe depuis l’Antiquité et est attesté par l’existence de récipients en forme d’animaux ou ornés de représentations humaines. L’aquamanile médiéval occupe une place de choix parmi les objets en bronze réalisés au Moyen Âge. Cette sorte d’aiguière a surtout été produite dans le nord de l’Europe, bien qu’on en connaisse dans le monde islamique. Les aquamaniles européens représentent principalement des animaux mythologiques comme des lions, des dragons, des griffons et des sirènes ou des cavaliers et des personnages tirés de la tradition chrétienne ou de récits allégoriques qui devaient revêtir une fonction symbolique en lien avec le sujet représenté. La plupart des aquamaniles en bronze furent fondus selon la technique de la cire perdue, dans des ateliers en Lorraine, dans la vallée de la Meuse, en Basse-Saxe, dans le Nord de l’Allemagne, en Scandinavie, aux Pays-Bas et même en Angleterre. Au XIIsiècle, la Basse-Saxe connaît dans ce domaine un important développement sous l’impulsion du duc de Saxe, Henri le Lion (1129-1195). Ces récipients avec un bec verseur étaient utilisés pour le lavage des mains, dans un but profane ou liturgique. Cette pratique commune à la sphère religieuse et civile entrait toutefois dans un cadre davantage symbolique qu’hygiénique. Objet classique des cultures allemandes et françaises au Moyen Âge, l’aquamanile semble avoir disparu à la fin du XIVsiècle, près d’un siècle avant la découverte du Bénin. On ne sait pas si ce thème arriva à franchir le Sahara ou si les aquamaniles du Bénin s’inspirèrent de ceux du Proche-Orient. Plus probablement son usage fût importé par les voyageurs Portugais qui apportèrent en Afrique un ou plusieurs exemplaires de ce qui était déjà en Europe une antiquité. Les africains l’interprétèrent alors avec leur propre symbolique. Cet élégant aquamanile naturaliste datant du XVIIsiècle est en forme de léopard à l’expression pleine de vigueur, debout, à l’arrêt, la queue étendue. La tête est creusée d’un orifice servant au remplissage, surmonté d’un couvercle à charnière, les narines faisant office de becs verseurs. Le corps de l’animal est recouvert d’un décor en relief simulant le pelage du félin. Ces objets formaient vraisemblablement des paires et étaient conservés sur les autels royaux ancestraux. Les grandes cérémonies du royaume avaient lieu toute l’année et il des ablutions rituelles étaient pratiquées à ces différentes occasions, en particulier lors de l’Ugie Erha Oba, organisée par l’oba (roi) en l’honneur de son père. La tradition voulait également que le notable qui rendait visite à l’oba se lave les mains dans un plat où l’on versait l’eau d’un aquamanile. L’iconographie béninoise foisonne de références au félin, animal emblématique de l’oba qui faisait l’objet de nombreuses métaphores royales. Il existait une guilde des chasseurs de léopards. Certains étaient sacrifiés, d’autres étaient apprivoisés et accompagnaient l’oba dans les processions comme symboles de son pouvoir sur le roi des forêts.

« QUI A BESOIN DE PROTECTION ? »

Fétiche à clous mangaaka, nkisi nkondi, région de la rivière Chiloango, Yombe, République démocratique du Congo ou Cabinda, Angola, XIXe siècle. Bois, fer, porcelaine et pigments. H. : 120 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz

Vierge de Miséricorde (vers 1480), par Ulm Michel Erhart (entre 1440 et 1445-après 1522), Ulm, Allemagne. Bois de tilleul polychrome. H. : 135 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung.

Qu’ont en commun une douce madone réconfortante (Allemagne, vers 1480) par Ulm Michel Erhart (entre 1440 et 1445 – après 1522) et un puissant mangaaka (anonyme, Yombe, Congo, XIXsiècle) ? Des œuvres opposées dans leur conception qui pourtant traitent des mêmes grandes préoccupations humaines. Protection défensive pour l’une, protection agressive pour l’autre, les deux devaient préserver leurs communautés des épreuves et des périls. Marie apparaît debout, en grande partie dissimulée par son large manteau bleu, protégeant dix petits personnages, représentés plus petits qu’elle. Ses longs cheveux tombent sur ses épaules et elle regarde au loin, esquissant un pas de sa jambe gauche. Dénommée également “Vierge de Miséricorde”, elle ouvre son manteau pour protéger les humbles et les faibles des atteintes du mal. L’endroit du manteau est même parfois piqueté de flèches symbolisant ce dernier. Dans l’art religieux, la Vierge Marie est presque toujours représentée avec un manteau bleu, un choix qui relève plus de la dévotion que de la théologie. Au Moyen Âge, en effet, le culte marial est en pleine expansion. On choisit à cette époque de revêtir la Madone d’une couleur aux pigments coûteux, le lapis-lazuli. Ce pigment bleu utilisé par les enlumineurs était si précieux qu’il coûtait aussi cher que l’or, sinon plus. C’est pourquoi le bleu fut longtemps réservé aux représentations du manteau de la Vierge. Plus tard encore, dans les premières décennies du XIIIesiècle, quelques grands personnages, à l’imitation de la Reine du ciel, se mirent à porter des vêtements bleus. Saint Louis (Louis IX) est le premier roi de France qui le fit régulièrement. Se tenant debout, ce mangaaka, qui devait autrefois protéger un village contre les forces néfastes, nous regarde avec ses immenses yeux en porcelaine blanche. La cavité circulaire figurant son ombilic contenait autrefois la charge magique, protégée par un miroir, indiquant qu’il était habité par l’esprit des ancêtres. On attribuait une énorme puissance à ces statues dont on s’efforcé de se concilier les forces surnaturelles tant sur le plan collectif qu’individuel. Elles servaient à la divination, à la protection ou à l’imprécation, en cas de maladie, lorsqu’il y avait un litige ou si l’on était victime d’un acte malveillant ou d’une malédiction. La personne qui en faisait la demande pouvait, par l’intermédiaire du guérisseur, charger la statue de découvrir l’auteur du méfait et le punir. Chaque clou le transperçant témoigne des vœux ainsi scellés et des invocations qui lui ont été demandées.

La statue mesurant près de treize mètres de haut, dressée en 1915 au centre de Berlin, près de la Siegessäule (Colonne de la victoire), représente probablement la plus fameuse manifestation visuelle du culte voué à Hindenburg. Pesant six tonnes, elle fut réalisée, sous la direction du peintre Georg Marschall (1871-1956), à partir de bois d’aulne et de clous, par plus de quatre-vingts sculpteurs, en seulement six semaines. Photographe inconnu.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Fétiche à clous mangaaka, Yombe, République démocratique du Congo ou Cabinda, Angola, XIXe siècle, devant le retable de la Vierge, Zamser, Tyrol, Autriche, vers 1485. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.

Cette pratique se retrouve dans les « arbres à clous » que l’on rencontre dans les Ardennes belges et quireprésentent une des dernières résurgences de rites antiques – peut-être druidiques. En Allemagne, les voyageurs, autrefois, pour marquer leur passage dans une localité, plantaient des clous dans un tronc d’arbre. Un des plus anciens est le Stock-im-Eisen qui a donné son nom à une place de Vienne où ce tronc, criblés de centaines de clous ex-voto — les premiers y ont été insérés avant 1440 —, est exposé. Parmi les statues à clous qui fleurissent en Allemagne et en Autriche, destinées à éveiller le patriotisme des Allemands pendant la Première Guerre mondiale, la plus imposante fut celle érigée à Berlin, à la gloire de Paul von Hindenburg (1847-1934, chef d’état-major et président de la République de Weimar). Une statue en bois de près de treize mètres de haut dans laquelle le public était encouragé à venir y planter des clous (en or, en argent ou en fer), vendus au profit de la Croix-Rouge et destinés aux veuves de guerre. Le 28 août 1915, l’impératrice Augusta-Victoria elle-même l’inaugura en y plantant un clou en or.

« UN PORTRAIT DOIT-IL ÊTRE RÉALISTE ? »

Portrait commémoratif du roi Fosia, XIXe siècle, par Ateu Atsa, Bangwa, Cameroun. Bois. H. : 87,5 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Claudia Obrocki.

La reine Jeanne de Navarre en donatrice, Paris, vers 1305. Calcaire. H. : 82 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Deux sculptures commémoratives royales aux physionomies radicalement antinomiques se font face : la reine Jeanne de Navarre en donatrice (anonyme, Paris, vers 1305) et le roi Fosia par Ateu Atsa (sculpteur attitré du fontem Assunganyi, Bangwa, Cameroun, XIXsiècle). Les XIIIeet XIVsiècles sont des moments clés de l’histoire de l’Europe occidentale. C’est alors que les grandes villes se structurent, que les capitales administratives se sédentarisent et que la bourgeoisie urbaine devient une force économique et politique majeure. L’apparition et le développement des universités fondent les pensées et aident au développement des sciences. L’essor des banques et des lettres de change permet au commerce international de se développer. Paris est, à la fin du XIIIsiècle, la plus grande ville d’Europe. Saint Louis (Louis IX, 1214-1270) y a axé l’administration du royaume de France qui, jusque-là, suivait le roi dans ses déplacements. Parallèlement, les arts connaissent d’importantes innovations technologiques et l’émergence de très grandes personnalités. Progressivement, les créateurs ne sont plus simplement considérés comme des artisans au service de l’Église mais comme des artistes œuvrant pour la société. Paris est alors le cœur de ce que l’on nomme aujourd’hui le gothique “rayonnant”. La période 1190-1240 est l’une des plus intenses dans le domaine de la sculpture avec un renouvellement des thèmes iconographiques. Les ensembles mobiliers se développent : la sculpture funéraire, mais surtout les œuvres destinées aux palais. La sculpture doit participer à la dynamique de la façade des cathédrales, au détriment de sa propre finalité. Il en résulte des œuvres qui allient le sens du volume — par leur projection dans l’espace — et la sérénité. Ces statues, bien qu’empruntant leur forme d’ensemble à l’architecture, offrent aux regards des personnages démontrant un souci de réalisme entièrement nouveau que l’on retrouve dans des visages individualisés. La puissance du traitement des draperies permettant des effets de volume et d’animation joue un rôle essentiel dans l’ampleur des œuvres. Jeanne de Navarre (1273-1305), princesse de la maison de Champagne, fut reine de Navarre de 1274 à 1305 et reine de France de 1285 à 1305 après avoir épousé, en 1284, le prince Philippe qui deviendra, en 1285, Philippe IV (Philippe le Bel), roi de France. L’attitude de la bienfaitrice royale reprend la représentation typique de la Vierge à l’Enfant. Elle tient — de manière analogue à l’Enfant Jésus — le modèle d’une chapelle offerte. Le traitement remarquable de ce portrait est souligné par les plis vifs de la robe et du manteau. Ce cadrage si précieux augmente l’attention du spectateur vers la régularité et la beauté du visage méticuleusement ouvré. Reconnaissable à ses attributs, la figure provenant du Cameroun portraiture un souverain bangwa. Tout roi nouvellement élu devait, dans les deux ans suivant son intronisation charger un sculpteur de “faire son portrait”. Elle formait, avec une figure féminine de même format, un couple royal prestigieux. Sa position dynamique et forte souligne principalement son autorité et son identité. Il est coiffé du haut bonnet bilobé en fil de coton sur une armature rigide réservé aux dirigeants et paré du collier en dents de léopard et perles, insignes de son rang. Il tient dans sa main droite une corne à libations et prend appui de la main gauche sur une longue pipe. Les cornes et les gourdes perlées étaient destinées à contenir du vin de palme, un élément essentiel des réunions sociales et politiques ainsi qu’une composante majeure des libations sacrificielles. Le collier en griffes de léopard fait référence à l’alter ego royal : le léopard. L’un des animaux les plus sacrés parmi les chefferies, associant la férocité, la vitesse, la ruse et le pouvoir, des qualités importantes pour tout roi. En fait, on croyait même que le roi pouvait prendre la forme d’un léopard et que, par conséquent, l’animal avait la capacité de prendre une forme humaine. Le roi Fosia était réputé posséder des pouvoirs magiques lui permettant de repousser ses assaillants. Portraits de rois, de reines ou de membres importants de la communauté, ces sculptures sont parfois dénommées « lefem », du nom de la société masculine qui régulait le pouvoir royal et qui les conservait précieusement dans le trésor de la chefferie. Au cours des rituels d’intronisation et de commémoration des souverains, les figures étaient présentées dans des bosquets sacrés comme une incarnation du royaume des ancêtres et mémoire des lignées dynastiques.

« MÉMOIRE et RELIQUES »

Buste reliquaire d’un évêque, vers 1520, Bruxelles (?), Belgique. Chêne polychrome. H. : 80,2 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Skulpturensammlung und Museum für Byzantinische Kunst. Photo : Antje Voigt.

Figure de reliquaire mahongwé, bwiti, Kota ou Kélé, Gabon, XIXe siècle. Bois et cuivre. H. : 53 cm. © Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ethnologisches Museum. Photo : Martin Franken.

En rapprochant le buste reliquaire d’un saint évêque (anonyme, Bruxelles [?], Belgique, vers 1520) d’un reliquaire mahongwé (anonyme, Gabon, XIXsiècle), l’exposition cherche à saisir, entre deux civilisations lointaines, les similitudes et les différences de comportement de l’homme face au trépas. Les rites funéraires se retrouvent en effet dans toutes les civilisations, divers, mais avec des intentions similaires. Si la mort est en Europe comme en Afrique perçue comme une transition, dans l’art européen, elle est présentée comme un dernier adieu et a pour objectif de remplir un devoir de mémoire alors qu’en Afrique, les défunts restant présents, il s’agit de maintenir un lien entre les vivants et l’au-delà. Différence également entre la relative sobriété des reliquaires en Afrique et la somptuosité, voir le baroquisme de ceux en Europe. Tenues à distance en tant qu’objets sacrés, les reliques sont toujours des signes de richesse et de puissance. Aussi, doivent-elles être montrées ou découvertes au moment de cérémonies importantes dans la vie des communautés. Dans les deux cas, l’auditoire était placé en face d’œuvres d’inspiration religieuse visant à maintenir la présence des ancêtres et magnifiant des ossements humains vénérés. Quel est le statut de ces objets de culte créés pour conjurer et apprivoiser la mort, s’approprier l’énergie et le pouvoir de l’autre, garder la mémoire des défunts et évoquer le mystère de l’existence, devenus objets culturels ? Que dire du sacré ? Peut-on enfermer dans des musées ce que des hommes ont révéré ? Et ne remplace-t-on pas une sacralisation par une autre ? Il s’agit ici de jeter un pont entre différentes croyances et de souligner la manière dont elles ont su utiliser les pouvoirs de l’art pour repousser les frontières de la disparition et de l’effacement. Dans le Moyen Âge Européen, les représentations de la mort dans l’art prennent la forme d’une mort idéalisée. Le culte des reliques prend une grande importance, tout particulièrement dans l’Europe catholique. Bénissant de sa main droite gantée, ce saint évêqueest coiffé de sa mitre épiscopale à deux fanons, symbole de son autorité magistrale et de sa fonction d’enseignement. Il porte une chasuble recouverte d’une chape dorée retenue sur la poitrine par un fermoir formant cavité à reliques exposant un morceau de côte protégé par une vitre en cristal de roche, entourée d’une guirlande de cabochons. Sa tête, étonnamment réaliste, renferme un fragment de crâne.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Buste reliquaire d’un évêque, vers 1520, Bruxelles (?), Belgique. – Reliquaire mahongwé, bwiti, Kota ou Kélé, Gabon, XIXe siècle. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.

En Afrique, les Mahongwé, comme tous les groupes composant le peuple Kota, avaient pour habitude de conserver les ossements des ancêtres du lignage auxquels était rendu un culte connu sous le nom de bwété (ou bwiti). Ils étaient également consultés en cas de problème et au cours de rituels initiatiques afin de repousser les forces invisibles néfastes susceptibles d’amoindrir le pouvoir surnaturel protecteur des ancêtres. L’ensemble des reliques — calottes crâniennes et autres ossements — était conservé dans un panier en écorce ou en osier sur lequel l’effigie, intermédiaire entre les vivants et les morts,était dressée. Constituée d’une âme en bois plaquée de lamelles et de plaques de cuivre ou de laiton dont l’agencement figure une représentation humaine, la partie inférieure prend la forme d’une poignée orientée perpendiculairement au plan du visage.C’est ainsi que, malgré l’emploi de techniques et de matériaux variés, les différents types de dispositifs entourant les reliques créent des résonances entre les cultures et expriment les pouvoirs invisibles et intangibles des saints et des ancêtres en termes visuels.

Catalogue Beyond Compare.

Beyond Compare: Art from Africa in the Bode-Museum/Unvergleichlich: Kunst aus Afrika im Bode-Museum. Avec cette exposition, le musée Bode est transformé en « espace passerelle » où dialoguent les cultures et les civilisations. Près de quatre-vingt œuvres d’art africain y rencontrent des sculptures européennes et révèlent des disparités et des parallèles surprenants.Catalogue édité par Julien Chapuis, Jonathan Fine et Paola Ivanov, avec les contributions d’Antje Akkermann, d’Andrew Sears et de Christine Seidel. Publié en anglais (ISBN : 9783862281725) et en allemand (ISBN : 9783862281718) par le Staatliche Museen zu Berlin, Éd. Braus, Berlin, 2018. Format : 24 x 27 cm, 224 pp., 209 ill. coul. (dont 72 pl.), 23 n/b et 2 cartes. Broché : 24,95 €.

« Incomparable : l’art d’Afrique au musée Bode » : Figure d’ancêtre par le Maître de Buli, Luba, République démocratique du Congo, XIXe siècle. Bois. H. : 84 cm. – Saint-Jean-Le-Grand, vers 1500, Chiemgau, Allemagne. Pin arola. H. : 97 cm. – Buste reliquaire d’un saint. Bourgogne (?), France. Première moitié du XVe siècle. Cuivre doré et émaillé. H. : 35 cm. © Staatliche Museen zu Berlin. Photo : David von Becker.

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 » New Guinea Highlands – Art from the Jolika Collection « 

Figure en vannerie timbu wara, province du Sud des Hautes Terres, peuple Pangia, Kewa ou Wiru people. XXe siècle. Rotin, ocre et pigment argileux. Dim. : 149,9 x 73,7 x 10,2 cm. Prov. : Maureen Zarember, New York. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. JFA399.

Un livre-monument : pour la première fois, un ouvrage est consacré aux peuples habitant les hautes vallées intérieures de Papouasie Nouvelle-Guinée. Ces vastes espaces, compris entre mille et trois mille mètres d’altitude où l’occupation humaine remonte à 30 000 ans au moins, se divisent en cinq provinces : région Est (autour de Goroka), Simbu (autour de Kundiawa), Enga (autour de Wabag), région Ouest (autour de Mont Hagen) et région Sud (autour de Mendi). Longtemps restées à l’écart de toute influence occidentale, ces étendues reculées à la forte densité de population ont été les dernières zones de Papouasie Nouvelle-Guinée à être explorées par des étrangers. Les premiers contacts des Huli avec les Blancs ont eu lieu en 1934, mais ce n’est qu’en 1951 qu’un poste administratif est établi au centre de leur territoire. Puis les missions protestantes suivent. Les Blancs entreprennent alors de faire disparaître les conflits qui existent entre les groupes indigènes, ce qui aura généralement pour conséquence d’altérer profondément leur identité culturelle. Ces peuples, parlant de nombreuses langues différentes, sont réputés peu commodes mais ont tous en commun un sens aigu de la parure. En effet, ces régions se caractérisent par l’absence presque totale de sculptures traditionnelles figuratives. À la place des masques et des sculptures, qui sont quasiment inexistants, les différentes formes d’art concernent la décoration corporelle où la richesse des couleurs et des matériaux le dispute à l’extravagance : perruques en cheveux humains, coiffes et bandeaux garnis de plumes d’oiseaux, de becs de calao, d’élytres de coléoptères ou de dépouilles de paradisier, colliers, ceintures et bandoulières ornées de baies ou de graines, de dents de porc, de frondes de fougères, de fourrures de marsupiaux, de coquillages précieux et peintures aux contrastes éclatants sur le visage. Éphémères pour la plupart et mettant en œuvre des matériaux particulièrement fragiles ou périssables, ces parures ne sont parvenues qu’en petit nombre dans les collections publiques ou privées. La raison en est aussi probablement du fait que ces productions, qualifiées souvent d’“artisanales”, ont pâti de la comparaison avec les formes artistiques dites “nobles” que sont les sculptures rituelles et ont donc moins retenu l’attention des amateurs.

Pages 354-355 : Tête d’esprit, province de l’Ouest, vallée centrale wahgi, région Banz. Milieu du XXe siècle. Tronc de fougère arborescente, ocre, plumes et coquillages. H. : 58,4 cm. – Masque, province de l’Ouest, probablement rivière Jimi. Milieu du XXe siècle. Gourde, plumes de casoar, cheveux humains, pigment, graines, gomme d’arbre et boue. H. : 55,9 cm.

Pages 426-427 : Figure zoomorphe, cours supérieur de la rivière Lagaip, nord-ouest de Porgera, Paiela. Préhistorique. Pierre. H. : 32,4 cm. – Figure masculine yupini en vannerie, province Enga, XXe siècle. Rotin, sternum d’oiseau et substances rituelles. H. : 68,6 cm.

Certaines caractéristiques distinguent les parties occidentales et orientales. À l’est, les populations vivaient dans des villages, souvent entourés de palissades, et accordaient une grande importance aux pratiques guerrières et aux rites d’initiation des jeunes gens, tandis qu’à l’ouest, on trouvait plutôt des hameaux répartis en fonction des territoires de chaque clan où l’accent était davantage mis sur les cultes liés à la fertilité qui rassemblaient toute la communauté. À l’ouest également, les femmes jouaient un rôle plus important dans les échanges entre les groupes, en particulier en ce qui concerne les trocs de richesses destinés à instituer et maintenir les alliances.

Mortier anthropomorphe, Takopa, province d’Enga Province, cours inférieur de la rivière Lagaip, région de Paiela. Préhistorique. Andésite. Dim. : 12 x 22 x 35 cm. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. L05.1.111.

L’organisation sociale des Huli présente un caractère atypique par rapport aux autres sociétés des Hautes Terres. Il n’y a pas de groupe de filiation au sens politique, les droits et les devoirs de l’individu ne sont pas hérités, comme chez les Enga, leurs voisins, selon le principe de la filiation. Un homme appartient à un clan dont les membres sont les descendants vivants, indifféremment en ligne paternelle ou maternelle, d’un même ancêtre. Ils partagent un patronyme commun et observent la règle d’exogamie, mais vivent dispersés sur le territoire, ne possèdent aucune propriété collective, ne se regroupent jamais en vue d’une action commune et s’affrontent souvent entre eux. Le groupement politique de base est constitué par l’ensemble des résidents qui possède un territoire, mais une partie seulement de ses membres y vivent.

Planche d’ancêtre gerua wenena, Siane, province de l’Est des Hautes Terres, frontière ouest avec la province Simbu (Chimbu). XXe siècle. Bois et pigments. Dim. : 150 x 48 x 2 cm. Collectée par Stanley Gordon Moriarty, Sydney, dans la région de Siane, vers 1960. Gift of Marcia and John Friede in Honor of Diane B. Wilsey and Harry S. Parker III. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. 2007.44.31.

Ces populations recueillaient les éléments nécessaires à leur vie quotidienne dans leur environnement. Leur survie reposait principalement sur la culture du taro, de la patate douce, des bananes, de la canne à sucre et de quelques cultures vivrières, complétées par l’élevage de cochons, la chasse et la cueillette. C’est dans la production des biens, dans leur accumulation et leur circulation par le biais des cérémonies que résidait la complexité de la culture matérielle des Hautes Terres. Les cochons n’étaient pas les seuls signes de richesse. Une certaine variété de coquillage dénommée « kina » — grande huître perlière découpée en demi-lune enduite d’ocre rouge —, importée à l’intérieur de l’île par le biais de réseaux d’échanges complexes, jouait également un rôle significatif. Le corps était donc devenu un marqueur des relations communautaires. L’attention que l’on accordait à la parure corporelle était liée aux fêtes au cours desquelles on échangeait des biens de valeur comme les coquillages et les cochons et qui donnaient l’occasion aux individus comme aux groupes d’organiser des concours de parure destinés à éblouir les spectateurs. À la fois nécessité d’établir des relations entre les clans mais aussi ambition personnelle de leurs membres, la richesse des parures exprimait le pouvoir individuel et permettait aux individus de jouer un rôle et d’être ainsi intégré dans un tissu de liens de parenté et d’alliances. Une activité qui évoluait en fonction des périodes liées au cycle de la vie durant lesquelles chacun se préoccupait plus ou moins de son ornementation avec des différences marquantes dans la façon de porter un même type d’objet. Chez les Dani, l’individu informait de son statut par le port d’une plume blanche portée sur le front et un étui pénien ou, pour les femmes, une jupe en roseau fraîchement confectionnée — portée également lors des danses. La cérémonie la plus connue était une cérémonie d’échange appelée, dans la région du Mont Hagen, « moka », reposant sur un système de dons et de contre-dons. En donnant plus qu’avoir reçu, les hommes gagnaient en statut et en prestige aux yeux de leur société. L’objectif n’était pas d’amasser des richesses pour un usage personnel, mais de les partager avec la communauté. Aujourd’hui encore, lors des fameux rassemblements du Mont Hagen, regroupant tous les représentants de toutes les tribus de la région, les hommes exécutent des parades guerrières, rythmées par des tambours rituels en forme de sablier (kundu), sortent de dangereux simulacres de combats ou de charges d’intimidation entre les clans avec lances affutées, haches et flèches.

Bouclier rumag, Melpa, province de l’Ouest des Hautes Terres, région du Mount Hagen. XXe siècle. Bois, pigments, fibres et rotin. Dim. : 152,4 x 45,7 x 5,1 cm. Prov. Kevin Conru, Bruxelles. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. L05.1.380.

Bouclier reipe, province de l’Ouest des Hautes Terres, vallée de Nebilyer, peuple de langage Melpa et Imbongu. Début du XXe siècle. Bois, pigments et fibres d’écorce. 123 x 59 x 21 cm. Gift of Marcia and John Friede in Honor of Diane B. Wilsey and Harry S. Parker III. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. 2007.44.40.

La guerre n’était pas seulement liée à l’affrontement d’un clan ennemi mais pouvait être le prétexte à la création d’artefacts tels que les boucliers, indispensables à l’équipement d’un guerrier. Ils étaient fabriqués par les hommes dans des endroits secrets — les maisons des hommes — ou, parfois, dans la forêt, lors de l’abattage de l’arbre. Si le bouclier est avant tout et par définition une arme défensive pour se protéger des flèches et des lances, il permettait à son propriétaire d’être rattaché à un groupe et une identité à travers les motifs qu’ils arboraient. Ces motifs et leurs couleurs étaient également perçus comme la représentation, voire l’incarnation, des esprits, et avaient pour finalité d’intimider l’ennemi.

Si se parer pour le « sing-sing » (cérémonie), était une façon de se présenter devant les autres tribus pour les impressionner, c’était aussi un geste politique, religieux et d’ordre moral : la qualité de la parure de plumes, le brillant de la peau huilée, l’ornement facial, les colliers, tout avait une signification et allait être arbitré et évalué. On trouvait les parures les plus sophistiquées dans les vallées centrales où des groupes prospères pouvaient obtenir, par voie d’échange, plumes et aigrettes d’oiseaux, fourrures de marsupiaux et coquillages provenant de territoires où on les trouvait en plus grand nombre. Les régions Hagen, Enga, Huli et Duna se signalent par l’importance des perruques fabriquées avec des cheveux humains et par la longueur des cheveux, considérée comme un signe de virilité. Les Wahgi portaient également des perruques en cheveux humains amalgamés a de la résine et fixés sur des structures en écorce et en bambou surmontées de plumes conférant à ceux qui les portaient un grand pouvoir de séduction, elles avaient aussi une fonction magique liée à l’élevage des porcs. De la province de Chimbu jusqu’aux Wahgi on relève une grande variété de coutumes dans les fêtes d’abattage de cochons et les festins périodiques entre groupes qui étaient l’occasion d’utiliser une prolifération de riches parures corporelles. L’abattage des cochons s’effectuait davantage en rapport avec les sacrifices aux ancêtres et autres esprits avec pour objectif d’assurer la santé et la prospérité de l’ensemble du groupe.

Pierre cérémonielle, province d’Enga, vallée d’Ambum (Ambom) près de Wabag. Préhistorique. Basalte. Dim. : 25,4 x 15,2 x 10,2 cm. Gift of Marcia and John Friede in Honor of Diane B. Wilsey and Harry S. Parker III. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. 2007.44.112.

Les pierres et les maisons cultuelles étaient décorées comme l’étaient aussi ceux qui les avaient édifiées et qui dansaient pour les esprits. Une fois la danse achevée chacun enlevait sa coiffure et la peinture de son visage et rangeait les objets rituels. Leur pouvoir cependant persistait, c’est le cas des pierres employées dans l’ensemble de la région. Chez les Dani, les pierres jao étaient utilisées dans la constitution de la dot de la mariée. Chez les Konda Dani, ces pierres étaient classées entre mâles ou femelles et disposées par paires, en référence aux rapports humains et enduites de graisse de cochon, symbolisant la fertilité du mariage. Ces pierres sacrées étaient généralement enveloppées et restaient cachées pendant de longues périodes quand elles n’étaient pas tout simplement enterrées jusqu’à la représentation suivante.

Filet bilum, hommes  » kabeel « , province de Sandaun (Ouest du Sépik), Mountain Ok, peuple de langage telefol. Milieu du XXe siècle. Fibres, plumes de calao (Aceros plicatus), hupe de cacatoès [Cacatua galerita], plumes de Paradisier de Raggi (Paradisaea raggiana) et autres, queue de cochon, cauris, mastic et osier. Dim. : 78,7 x 73,7 cm. Ex-coll. Walter Randel, New York ; Gift of Marcia and John Friede in Honor of Diane B. Wilsey and Harry S. Parker III. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. 2007.44.79.

Le bilum est un filet de portage réalisé avec un fil épais en fibre naturelle ou teinte avec la technique du crochet. Chargé de symbolique mythique il était — et est encore — avant tout l’incontournable objet répondant à de multiples fonctions. Ces filets étaient d’une grande importance pour ce qu’ils signifiaient aux yeux des hommes comme des femmes. Considéré différemment suivant les besoins et les moments de la vie, les femmes le portaient le nœud sur la tête alors que les Huli, par exemple, portaient le filet barrant la poitrine, le nœud sur l’épaule, le filet appuyé sur le côté opposé, sous le bras. Bien que d’un usage quotidien, cet objet appartenait également à la vie symbolique. À ses mailles pouvaient être fixés divers matériaux indiquant son usage caché pour des pratiques « magiques ».

Coiffure, province de l’Est des Hautes Terres, Anga, à la frontière des provinces de Morobe et du Golf, près de la station de Marawaka, peuple de langage Baruya. XXe siècle. Fibres (avocat et orchidée), plumes (Raggiana [Paradisaea raggiana] et King of Saxony [Pteridophora alberti] oiseaux de paradis, perroquet et lorikeet), queue de cuscus (opossum ; Dactylopsila sp.) et bois. Dim. : 61 x 43,2 x 27,9 cm. Prov. : Michael Hamson, Palos Verdes Estates, California. © Fine Arts Museums of San Francisco. Inv. JFA253.

Au sein du clan, la parure permettait à la fois de juger de la valeur comme du rang. Éblouissante, elle dévoilait la puissance et la fierté, alors que, médiocre, elle pouvait suggérer une faiblesse voire une division du clan. Tout ce que la nature et le monde animal produisaient était utilisé pour créer des œuvres originales et très inventives qui exigeaient souvent un travail considérable de la part d’artisans très habiles. La plupart de ces véritables œuvres d’art étaient des objets sacrés. À ce titre, elles peuvent être considérées comme la mémoire de ces sociétés.

« New Guinea Highlands – Art from the Jolika Collection »

New Guinea Highlands – Art from the Jolika Collection, œuvre collégiale sous la direction de John Friede, Terence E. Hays et Christina Hellmich. Publié en anglais par le Fine Arts Museums of San Francisco • de Young et DelmonicoBooks • Prestel, 2017. Format : 24 x 31 cm, 666 pp., 553 ill. coul. (dont 137 pl.), 37 N/B et duotone et 11 cartes. Relié sous jaquette : 128 €. ISBN 978-3-7913-5055-4. Bénéficiant d’analyses rigoureuses et doté d’une iconographie abondante et superbe, ce livre est une référence remarquable et incontournable sur les Hautes Terres de Papouasie Nouvelle-Guinée, leurs habitants et leurs étonnantes créations.

Pages 596-597 : Costume, Papouasie Nouvelle-Guinée de l’Ouest (Indonésie), Sudirman Range, (Snow Mountains), Kiliarama, peuple Amungme, XXe siècle. Fibre d’orchidée, fibres, plumes, queues et dents de cochons, papillons, os, dents de marsupiaux, bambou, fourrures et graines. H. : 94 cm.

Pages 12-13 : Figure, zoomorphe, province Enga, Basalte et pigment rouge. H. : 33 cm.

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“HAWAI’I – Königliche Inseln im Pazifik”*

BHC2628

Captain James Cook (1728-1779). Nathaniel Dance. BHC2628

Le nom de James Cook (1728-1779), l’illustre navigateur, hydrographe et explorateur du XVIIIe siècle, est indissociablement lié aux îles Hawaii. À la fois parce qu’il est le premier Européen à les visiter et à la fois par la fin tragique qu’il y trouvera.

Pour la troisième fois en moins de dix ans, le 12 juillet 1776, Cook et son équipe d’érudits repartent pour un nouveau tour du monde à destination du Nord de l’océan Pacifique, l’une des régions les moins connues du globe, à la recherche du passage du nord-ouest, censé être situé entre les pointes nord de l’Amérique et de la Sibérie. Il commande alors le HMS Resolution. Il est accompagné du capitaine Charles Clerke (1741-1779) qui dirige le HMS Discovery et qui doit reconduire Omaï — voyageur tahitien accueilli avec tous les honneurs à Londres, entre la deuxième et la troisième expédition de Cook — dans les îles de la Société, à Huahine. Le 18 janvier 1778, Cook devient le premier Européen à débarquer à Hawaii et baptise l’archipel du nom d’îles Sandwich, en l’honneur de son commanditaire — John Montagu (1718-1792), IVe comte de Sandwich et premier lord de l’Amirauté.

John Montagu par Thomas Gainsborough

Thomas Gainsborough, « John Montagu (1718-1792), 4th Earl of Sandwich, 1st Lord of the Admiralty », 1783. Huile sur toile. Dim. : 232,5 x 151,4 mm. © National Maritime Museum, Greenwich, London, Greenwich Hospital Collection (BHC3009).

Poursuivant sa route, il effectue une remarquable étude hydrographique du littoral nord-américain. Arrêté par les glaces, au-delà du détroit de Béring, il est contraint de rejoindre les îles Sandwich pour attendre de meilleures conditions climatiques où il jette l’ancre, le 17 janvier 1779, dans la baie de Kealakekua. Le 26 janvier, Cook est honoré par le roi Kalani’ōpu’u et les indigènes qui l’accueillent comme un roi, l’assimilant au dieu Lono, célébré en cette période de l’année. Le 4 février 1779, les deux navires appareillent pour le nord-est de l’Asie. Après une semaine en mer, des tempêtes causent de graves avaries aux bateaux, ce qui oblige les explorateurs à retourner dans la baie de Kealakekua. Ce retour correspond à un changement de saison pour les Hawaiiens et à la mise à mort rituelle de Lono qui doit céder sa place et son pouvoir à un autre dieu majeur, Kū, dieu de la guerre. Cette circonstance explique probablement l’hostilité soudaine des insulaires.

Gravure John Webber Hannovre

« Téréoboo [Terryaboo’ ou également Kalani’ōpu’u], roi d’Owyhee [Hawaii] apportant des présents au capitaine Cook [26 janvier 1779] », gravure d’après un dessin de John Webber (1751-1793), Paris, 1785 © Niedersaechsisches Landesmuseum Hannover. Inv. 18295.

Les rapports se tendent très rapidement, le séjour des Britanniques, prolongé par le mauvais temps, représentant une lourde charge pour les îliens. Le matin du 14 février, à la suite du vol d’un canot, Cook se rend au village, en compagnie de neuf hommes, pour prendre le roi en otage jusqu’à ce que l’embarcation soit restituée. Mais la situation dégénère, un chef indigène trouve la mort au cours de l’accrochage et les marins britanniques sont forcés à la retraite, vers la plage, sous les pierres et les lances et, alors qu’il tente de revenir avec ses hommes sur son navire qui l’attend au large, le capitaine Cook est assassiné par la main même de ceux qui le considéraient jusqu’alors comme un demi-dieu : « Notre infortuné commandant, la dernière fois qu’on le vit distinctement, était debout au bord de l’eau et criait aux chaloupes de cesser le feu et d’approcher du rivage. S’il est vrai, selon ce qu’avancèrent quelques-uns des témoins, que les soldats de marine et l’équipage des chaloupes avaient tiré sans son ordre, et qu’il voulait éviter de nouvelles effusions de sang, il se peut que ce soient ses sentiments d’humanité qui lui aient coûté la vie. Car […] on remarqua que tant qu’il faisait face aux naturels aucune violence ne fut exercée sur lui mais, dès qu’il eut tourné le dos pour donner ses ordres aux bateaux, il fut poignardé par derrière et tomba le visage dans la mer. En le voyant tomber, les insulaires poussèrent un cri général, et tirèrent aussitôt son corps sur la grève, où ses ennemis le cernèrent en nombre et, s’arrachant les uns aux autres leurs dagues, chacun s’acharna avec une ardeur sauvage à participer au meurtre. […] ».

Death of Captain James Cook par George Carter 1783

George Carter (1737-1794), « Death of Captain James Cook », par George Carter, 1783. Huile sur toile. © Bernice P. Bishop Museum, Honolulu.

« 20 février 1779. Après des tractations difficiles pour obtenir le corps de notre chef, le fils du roi vint à bord apporter les restes du capitaine Cook, les canons de son fusil et quelques objets qui lui appartenaient. Son corps était démantelé et avait été partagé, mais ne portait pas de traces d’anthropophagie. Le fils du roi désirait que la paix fût rétablie, mais l’irréparable avait été commis. Nous le renvoyâmes en lui enjoignant de déclarer tabou la baie tout entière. L’après-midi, les os ayant été mis en bière, lecture fut faite du discours funèbre et, tandis que nous rendions les honneurs militaires, les restes de J. Cook allèrent s’abîmer dans les profondeurs de la mer ». (Extraits du journal du capitaine King, capitaine de la Resolution après la mort de Cook). C’est donc tragiquement que se termine une aventure humaine et scientifique incomparable qui conduisit cet homme aux modestes origines à percer les grands mystères de l’océan Pacifique. Après la mort de Cook, Clerke, commandant du Discovery prit la tête de l’expédition et chercha à nouveau à découvrir le passage au nord, mais il mourut de phtisie, au large du Kamchatka, seulement six mois après son commandant, sans avoir réussi.

Idoles Canaques (Hawaii)

« Idoles Canaques [Hawaii]. Kanaksche afgoden. Missions des Pères des Sacrés-Cœurs. Missiën der Paters der Heilige Harten. Ern. Thill, Bruxelles. » Cliché signé : « G. Bert… ». 13,1 x 8,6 cm. Le rôle du jeune homme est probablement de servir d’échelle à ces deux sculptures de temple conservées au Bernice P. Bishop Museum, Honolulu, Hawaii (C8486 et C8485. H. : 203,20 et 204,47 cm).

Les Polynésiens descendent de peuples originaires d’Asie du Sud-Est, connus des archéologues sous le nom de Lapita — nom du site en Nouvelle-Calédonie où fut découverte la céramique éponyme. Entre 600 et 1000 ap. J.-C., ces peuples, devenus polynésiens, émigrèrent vers l’est, le nord et le sud jusqu’aux îles Marquises, Hawaii et l’île de Pâques. Les premiers qui abordèrent l’archipel s’y établirent en fondant différentes communautés, souvent distinctes, tout en instaurant contacts et échanges entre elles. Les îles étaient généralement divisées en moku (district), chaque moku instaurant son propre contrôle politique. Au cours du XVIIIe siècle, l’un des plus célèbres kāula (prophète) de Maui prédit l’avènement de celui qui apporterait la paix en unifiant toutes les communautés.

Couteau Vienne

Couteau, Hawaii, XVIIIe siècle. Bois, dents de requin et fibres végétales. Collecté par James Cook (1728 Marton cum Cleveland/Yorkshire – 1779 Kealakekua (Hawaii). Acquis par le Parkinsonsches Museum, 1806. © Weltmuseum Vienne. Inv. 161.

Pendant cette ère, un jeune garçon nommé Kamehameha (vers 1758-1819), formé à l’art du combat par le fameux guerrier Kekūhaupi’o, vivait à la cour de Kalani’ōpu’u (vers 1729-1782). Après la mort de Kīwala’ō (1760-1782), fils et successeur de Kalani’ōpu’u, Kamehameha prit le contrôle de l’île d’Hawaii (nom de la plus grande des îles de l’archipel). Après plusieurs batailles infructueuses contre son cousin Keoua (1762-1791), Kamehameha décida de demander de l’aide à son kahuna (sorcier, prêtre, expert dans un domaine) Kapoukahi. Ce dernier lui conseilla de construire une grande maison pour son dieu, Kūkā’ilimoku (dieu de la guerre), lui garantissant que cette action lui assurerait la victoire sur toutes les îles. Le moku entier se mit à l’œuvre pour édifier le vaste heiau (temple) de Pu’ukoholā à Kohala. En 1791, Kamehameha consacra cet édifice avec le sacrifice de son cousin Keoua. Stimulé par le pouvoir de son dieu de la guerre, Kamehameha lança, en 1796, sa flotte de peleleu (canoës de guerre à double coque) contre Kalanikūpule à O’ahu. Après sa défaite à Nu’uanu, Kalanikūpule fut capturé et offert en sacrifice à Kūkā’ilimoku. Cependant, l’île de Kauai résista. La tentative de Kamehameha pour la soumettre resta vaine, une violente tempête ayant anéanti une large partie de sa flotte. Plus tard, les deux grands ali’i nui (chefs suprêmes, intermédiaires entre les hommes et les dieux), se réunirent et trouvèrent un accord pour permettre à Kaumuali’i (1780-1824) de rester l’ali’i nui de Kauai jusqu’à sa mort, l’île devant passer ensuite sous la domination de Kamehameha. En 1810, Kaumuali’i décida de s’installer, avec son entourage, à Oahu et organisa le cession de l’île à Kamehameha qui, ainsi, accomplit la prophétie en créant le Royaume d’Hawaii.

Jusqu’en 1819, la société hawaïenne était administrée par l’aikapu, un système de lois où la religion était indissociable de la vie politique, sociale et économique. Sous cette doctrine, les communautés, très hiérarchisées, avaient à leur tête des chefs dotés d’un statut divin obtenu en fonction du rang qui était déterminé par la généalogie. Elles se divisaient en trois classes : les ali’i formaient la classe aristocratique, les maka’ainana la classe intermédiaire et la plus nombreuse, et les kaua, la plus basse. Ces généalogies étaient mémorisées dans des chants appelés ko’ihonua glorifiant les ali’i, les ancêtres et leurs descendants. Cette idéologie prit fin avec l’avènement au trône de Liholiho (1797-1824), fils aîné de Kamehameha I. Sous l’influence de Ka`ahumanu — désignée kuhina nui (régente) par Kamehameha I — et de sa mère Keopuolani, Kamehameha II discrédita très rapidement le caractère sacré de l’aikapu. Il défia la tradition en organisant une fête réunissant les principaux chefs et de nombreux étrangers où hommes et femmes furent autorisés à partager le repas et ce, sans restriction, ce qui était interdit par l’aikapu. Cet acte, dénommé ‘Ai Noa, aboutit à la disparition de tout ce système de croyances. Certains prêtres, tels qu’Hewahewa, adoptèrent ce changement tandis que d’autres, comme Kekuaokalani, se rebellèrent. Après avoir vaincu les derniers partisans de l’aikapu dans la bataille de Kluamo’o, les anciens dieux furent abandonnés, les temples démantelés et la plupart des idoles brûlées.

Figure Nat. Museum of Scotland

Figure (ki’i akua), Hawaii, XVIIIe-XIXe siècle. Bois et tapa. H. : 40,7 cm. © University of Edinburgh, National Museum of Scotland. Inv. A.UC.384.

Dans toutes les cultures polynésiennes, on trouve un panthéon de dieux créateurs, d’esprits d’ancêtres déifiés et de héros légendaires semi-divins. Un panthéon qui était à l’origine de la philosophie régissant l’aikapu. Rien dans la vie quotidienne n’avait lieu sans la volonté et l’assentiment des dieux et, pour pouvoir mener une vie salutaire et fructueuse, il fallait entretenir une bonne relation avec les divinités, dénommées akua. Cette société complexe et polythéiste rendait un culte à des milliers d’entre elles. Leurs faveurs divines pouvaient être obtenues par le biais d’actions de grâce, d’offrandes, de chants et de danses. Tous les aspects de la vie étaient imprégnés d’un profond sens spirituel, de l’événement le plus banal au plus extraordinaire tels que le lever du soleil, la maternité, l’agriculture, la guerre, la pêche, la structure familiale… Les dieux familiaux `aumākua — généralement un ancêtre divinisé — protégeaient, guidaient et étaient honorés par les membres de la famille qui leur étaient liés généalogiquement. Il s’agissait de « réceptacles » dans lesquels les esprits pouvaient descendre lorsqu’ils étaient invoqués pour des raisons familiales, privées, professionnelles ou pour des actes de magie. Tous les akua avaient une ou plusieurs apparences terrestres appelées kinolau — littéralement « nombreux corps » —, végétale, animale ou matérielle. Les manifestations terrestres d’akua se trouvaient également dans les ki’i (images de dieu). Ainsi, les akua n’étaient pas inaccessibles ou éphémères, mais familiers et réels, partageant le royaume terrestre avec les hommes.

Excellents navigateurs, ces hommes utilisaient un système complexe basé sur la position des étoiles, le vol des oiseaux de mer et la direction des courants. Observateurs attentifs du ciel, les hawaiiens acquirent également des connaissances incroyables quant à la science de l’astronomie, en particulier, en ce qui concerne les variations climatiques saisonnières. L’un des signes les plus significatifs était l’apparition de Nā huihui o Makali’i (la constellation des Pléiades). Sur l’île d’Hawaii, cet évènement astrologique apparaissait durant la période de l’Īkuwā (environ fin octobre, début novembre) et annonçait l’arrivée du dieu Lono et de la saison makahiki, une période majeure dans la vie des Hawaiiens. Lono revenait dans son ancienne demeure Hiki’au Heiau à Kealakekua, Kona. Kū était relégué dans son heiau (temple) et Lono prédominait. Cette saison correspondait à une période de renouveau et de célébrations dont le calendrier était établi en fonction des phases de la lune. Ce temps de régénération correspondait également à une période de gestion des ressources. Des kapu (interdits) étaient édictés, par exemple, concernant la pêche de certains poissons et le ramassage d’algues pour permettre la reconstitution des stocks.

Figure Ku BM Oc,HAW.75

Figure surmontant un piédestal circulaire, Hawaii. Bois, nacre et cheveux humains. H. : 45 cm. © Trustees of the British Museum, Londres. Inv. Oc,HAW.75.

Kū figure parmi l’un des quatre principaux dieux avec Kanaloa (dieu de l’océan, guérisseur et compagnon proche de Kane), Kane (dieu de la création) et Lono (dieu de la fertilité et de la pluie). Il était considéré comme le dieu masculin de la force, de la guerre et de la guérison. La noix de coco était l’une de ses formes terrestres. De ce fait, ce fruit était interdit aux femmes de peur qu’elles absorbent la puissance physique et spirituelle du dieu. Sculpté pour inspirer crainte et sévérité, Kū se tient debout, les jambes pliées, avec une large bouche grimaçante, à l’instar des guerriers qui lui rendaient un culte dans le heiau (temple) qui lui était consacré. Il existe des dizaines de manifestations de Kū comme par exemple Kūkā’ilimoku (Kū voleur d’îles), Kūolonowao (Kū de la forêt profonde) Kū’ula (Kū de l’abondance de la mer)… Ces différentes apparences de Kū avaient pour vocation de favoriser des activés telles que la pêche, la collecte de bois pour la sculpture, la capture d’oiseaux pour la plumasserie, etc.

Les œuvres d’art étaient créées en priorité à l’intention d’une élite héréditaire, constituée de ceux qui détenaient l’autorité politique et social et qui étaient eux-mêmes investis du pouvoir spirituel transmis par les ancêtres. Les sculptures figuratives hawaiiennes sont extrêmement rares et développent des formules plastiques inconnues ailleurs. Férocité de l’expression, puissance du modelé et monumentalité sont les caractéristique du style « kona » qui s’est développé sur la côte éponyme, au sud-ouest de l’île d’Hawaii. Ce caractère doit son origine à Kamehameha I pour qui Kū fut la divinité favorite et devint ainsi le dieu « officiel » d’Hawaii. Ces représentations, empreintes d’une forte tension évoquant un lutteur dans une position de défi ne peuvent laisser indifférent le contemplateur. Les sculpteurs des grandes effigies érigées dans les temples appartenaient à l’élite des kahuna (experts professionnels dans un domaine particulier).

Figure BM Oc1944,02.716

Figure debout, Hawaii. Fin XIXe-début XVIIIe siècle. Bois, cheveux humains, nacre et tissu en fibre végétale (le bouchon en os ou en ivoire représentant les dents est perdu). H. : 41,5 cm. Ex-coll. Harry Geoffrey Beasley, no. 2630, acquise le 18 novembre 1930 d’un descendant de John Knowles, aspirant à bord du HMS Blonde (capitaine Lord Byron) ; don d’Irene Marguerite Beasley, 1944. © Trustees of the British Museum, Londres. Inv. Oc,1944,02.716.

Le kahuna kalai, « celui qui donne une forme », était sculpteur. Certaines d’entre elles étaient sculptées par paires pour être vraisemblablement utilisées ensemble. On distingue quatre représentations : les figures monumentales akua mo’i, exposées dans la cour des heiau — seuls trois exemplaires subsistent (Bishop Museum Honolulu, British Museum Londres et Peabody Essex Museum Salem), sans que l’on sache vraiment de quels dieux elles étaient les manifestations, qui les utilisaient et comment elle étaient classées sur le plan culturel et linguistique —, les gardiennes d’autel ki’i akua, servant à l’extérieur et à l’intérieur des temples, les divinités personnelles akua ka’ai et les petites sculptures de sorcellerie aumakua. Les cérémonies avaient pour théâtre ordinaire des esplanades rectangulaires enceintes de murets de pierre ou de palissades semblables aux marae polynésiens.

Si l’emploi de la plume se retrouve également à Tahiti et en Nouvelle-Zélande, les Hawaiiens étaient passés maîtres dans l’art de la plumasserie, activité consistant à préparer des plumes d’oiseaux pour leur utilisation dans la confection d’objets et d’ornements vestimentaires. Cet art, qui réclamait dextérité manuelle, patience et créativité, s’est traduit dans la réalisation de somptueux manteaux, de capes, de casques, de sceptres, d’étendards et d’ornements, notamment des colliers, soulignant le rang des élites. Ces regalia, objets symboliques de la royauté, étaient précieusement conservés comme des trésors par les ali’i dans un pavillon particulier se trouvant dans l’enceinte du temple. Les chefs qui avaient le droit de porter ces vêtements d’apparat étaient ainsi investis d’un remarquable statut mais aussi protégés car pénétrés de mana (pouvoir surnaturel qui émane de certains êtres et rend efficace leurs actes) quasi divin. Les manteaux ‘ahu’ula, réservés aux dignitaires et aux chefs, étaient décorés de vastes aplats aux contours curvilignes excluant toute figuration. Ils étaient portés en association avec le mahiole (couvre-chef en forme de heaume surmonté d’une crête sagitale) dans les périodes de conflits militaires ou pendant les cérémonies, signe que son propriétaire descendait d’une importante lignée et qu’il jouissait d’une protection sacrée. La majorité des plumes utilisées — les jaunes étaient attachées au symbole du pouvoir politique alors que les rouges, les plus importantes, relevaient du sacré — provenaient d’oiseaux endémiques, comme les “Hawkian Honeycreepers” — oiseaux de la famille des passereaux — dont l’i’iwi (Vestiaria coccinea) et l’apapane (Himatione sanguinea) qui fournissaient de grandes quantités de plumes rouges tandis que les plus rares ō’ō (Moho nobilis et bishopi) et mamo (Drepanis pacifica) fournissaient les plumes jaunes et les noires. Manteaux et capes sont composés de plusieurs centaines de milliers de plumes, représentant une quantité impressionnante d’oiseaux, ce qui explique que certaines de ces espèces soient aujourd’hui éteintes. Des chasseurs spécialisés capturaient ces oiseaux pendant la saison de la mue avec des filets et des pièges, en particulier en enduisant de sève collante de l’arbre à pain des branches de l’‘ōhi’a (arbuste endémique, Metrosideros polymorpha) où se trouvaient des fleurs dont le nectar attirait les volatiles. Considérées comme une ressource sacrée, les plumes étaient retirées avec précautions et conservées dans des coffrets. Les oiseaux au plumage rouge, une fois plumés, étaient généralement cuits et mangés tandis que ceux à plumage jaune étaient relâchés, chaque oiseau ne donnant qu’un petit nombre de plumes, les chasseurs allant même jusqu’à appliquer un onguent pour aider à la cicatrisation.

Les dieux hawaïens étaient représentés, certes par des statues en bois, mais aussi par des figures uniques en vannerie couvertes de plumes, constituées du cou et de la tête de la divinité. Ce type d’image était connu sous le nom de kii hulu manu. Une armature en fibres tressées d’‘ie‘ie (Freycinetia arborea) était recouverte d’un filet en fibres d’olona (Touchardia latifolia, plante endémique offrant une très grande résistance), sur lequel étaient fixées des touffes réunissant six à dix plumes. Le rouge, en tant que couleur divine et traditionnelle de la royauté, était la couleur dominante pour la peau, les plumes jaunes ou noires étaient employées pour rehausser les traits de la sculpture (jaunes pour les cheveux, la crête et la base et noires pour les sourcils). Des dents de chien soulignaient la bouche et les yeux étaient incrustés d’un disque en coquille de nacre, avec une graine noire ou un morceau de bois au centre pour former la pupille. Ces figurations ont en général une bouche largement ouverte en signe d’irrespect, exprimant la violence convenant à un objet au moyen duquel les diverses formes du dieu de la guerre kû pouvaient être invoquées. Elles étaient exhibées en procession lors des cérémonies et dans les batailles avec pour objectif de stimuler les guerriers. Huit figures de ce type ont été collectées par Cook (dont une a été perdue, aujourd’hui conservées dans les musées de Berlin, Vienne, Göttingen, Chicago et du British Museum). On en trouve mention dans les carnets du capitaine James King, commandant du Discovery, relatant la grande célébration des moissons en l’honneur du dieu Lono du 26 janvier 1779 qui se tenait au moment de leur retour : « En grande cérémonie, le roi Kalaniopuu et ses prêtres annoncèrent leur arrivée. Des casques faits de minuscules plumes couronnaient leurs têtes.

Ils portaient de magnifiques manteaux de plumes, rouges et vertes [jaunes], symboles de la royauté, qui tombaient de leurs épaules jusque sur le pont… Koa, grand prêtre et premier ministre du roi, s’avança vers le capitaine Cook et fit un long discours dont nous ne comprîmes le sens que bien plus tard. […] Alors le vieil Hawaiien s’agenouilla et frappa trois fois son front contre le pont, tandis que le roi et sa suite rendaient le même hommage. Même les enfants avaient cessé leurs jeux et restaient silencieux. Nous étions embarrassés et confondus. Seul le capitaine murmura : “Je crois qu’ils nous prennent pour des dieux…”. À cet instant, cérémonieusement, le grand prêtre lança sur les épaules du capitaine une splendide robe de plumes, symbole de très haute dignité. Aux yeux des habitants des îles Sandwich, nos navires et nous-mêmes étions des réalisations de Lono. Nous étions immortels. Nous étions infaillibles. Après les solennités, le capitaine Cook fut conduit à terre au heiaou, haut lieu sacré, en grande cérémonie. C’était un autel élevé, en pierres, construit pour l’exercice des rites religieux. Sur la plate-forme du heiaou le roi et le capitaine échangèrent leurs noms, le plus sacré des gages d’amitié chez les insulaires du Pacifique. Tandis que les prêtres entonnaient une mélopée sans fin, Kalaniopuu posa son casque sur la tête du capitaine puis ce dernier offrit son tricorne galonné d’or en échange et ceignit le roi de sa propre ceinture et de son épée. L’accueil à Lono le dieu hawaiien semblait alors terminé et définitif ». Un autre objet, unique en son genre, fut ramené lors de cette troisième expédition. Il s’agit d’un petit temple emplumé qui devait servir de réceptacle, lui aussi, à la divinité lorsqu’elle se manifestait lors de rites.

Collier lei niho palaoa Stuttgart

Collier (lei niho palaoa), Hawaii, XIXe siècle. Fibres d’olona, cheveux humains et dent de baleine. L. : 32 cm. Pendentif : 12,5 cm. © Ex-coll. Karl Helbig, 1985, Linden-Museum Stuttgart. Inv. S.41.341. Photo : Dominik Drasdow.

Autre originalité d’Hawaii, le lei niho palaoa, un important symbole porté par les hommes ou les femmes, signe de leur noble naissance et de leur statut. Ce collier est composé d’un lien constitué de plusieurs tresses de cheveux humains très finement entrelacés, nouées au sommet par une cordelette en fibres, retenant un pendentif en ivoire de cachalot ou de baleine sculpté en forme de crochet. Les cheveux — la tête des personnages importants, siège du mana, était considérée comme la partie la plus importante du corps — qui étaient coupés en signe de deuil étaient utilisés aussi bien pour la confection d’objets commémoratifs, pour être incorporés dans des objets et des sculptures rituellement importantes que pour ces colliers. On les tressait si adroitement, en réunissant huit brins, que leur longueur totale, une fois déployée, pouvait atteindre des dizaines de mètres. La signification de la forme de ce pendentif reste incertaine. Au XVIIIe siècle, les dents de baleine étaient recueillies sur des carcasses qui s’échouaient à des endroits précis. Ces wahi pana (lieux sacrés) étaient considérés comme des zones au fort pouvoir spirituel, il était donc important de les contrôler pour bénéficier de leur mana, contrôle qui pouvait s’apparenter à celui de toute l’île. À l’origine de petite taille, ils étaient faits en os, en pierre, en bois ou en coquillage et plus rarement en ivoire marin. L’emploi de matériaux rares et précieux accroissait le pouvoir et le prestige de celui qui les portait, démontrant ainsi que son propriétaire avait accès à ces richesses et était capable d’assurer la fabrication de l’objet. À partir du XIXe siècle, les chasseurs de baleine européens qui débarquèrent à Hawaii utilisèrent de l’ivoire de morse et de cachalot comme monnaie d’échange ce qui permis aux sculpteurs hawaiiens de réaliser des bijoux plus grands et en plus grande quantité.

À l’exception de certains jours kapu (interdits) hommes et femmes pratiquaient différents sports et jeux tout au long de l’année. Le point culminant était le festival makahiki qui avait lieu en l’honneur de Lono, le dieu des pluies et de la fertilité, durant la saison des récoltes et qui durait quatre mois, de la mi-octobre à la mi-février. Des compétitions sportives se tenaient durant cette période, une façon de compenser le kapu sur les activités guerrières, les travaux des champs et la pêche.

Ces jeux avaient pour but de développer l’endurance et l’agilité des guerriers. Des compétences qui étaient fondamentales sur le champ de bataille ou pour le combat au corps à corps. Les meilleurs champions et athlètes venaient des différents districts et îles pour s’affronter dans des tournois qui avaient lieu sur des terrains aménagés à cette occasion, délimités par des bannières colorées. Ces compétitions pouvaient faire l’objet de paris.

Native Hawaiians

« Native Hawaiians Making Poi. 3593 Made in Germany 193122 ». Cachet de la poste du 20 mars 1911. 8,8 x 13,8 cm. À Hawaii, la préparation quotidienne du poi — purée de racines de tarot bouillies —, était considérée comme une activité sacrée.

Dans la société hawaïenne, la préparation de la nourriture était la tâche des hommes. Bols et récipients divers en bois et en calebasse étaient utilisés pour conserver, cuire, bouillir et rôtir (fruits de l’arbre à pain, bananes, patates douces ; la volaille, le cochon et le poisson pouvaient être traditionnellement cuisinés enveloppés dans des feuilles à l’aide de pierres chaudes). Des pilons en pierre et en basalte étaient utilisés pour produire des poi (purées de tubercules de taro).

Figure BM HAW 74

Figure (ki’i akua), Hawaii, avant 1780. Bois. H. : 77,5 cm. Probablement collectée lors du troisième voyage de Cook (1776-1780). © Trustees of the British Museum, Londres. Inv. Oc,HAW.74.

À partir de 1820, les missionnaires protestants arrivèrent de Nouvelle-Angleterre et s’établirent progressivement, bouleversant les mœurs et la société, rejoints, en 1827, par des catholiques français. Le développement du commerce du bois de santal, très prisé en Chine, s’il apporta de nouveaux profits aux chefs, entraîna une surexploitation et, par voie de conséquence, épuisement des richesses et déséquilibre des sociétés. En 1848, le système de propriété terrestre féodale fut aboli, rendant ainsi la propriété privée possible en encourageant l’investissement dans l’agriculture. C’est à cette époque que l’industrie du sucre, lancée dans les années 1830, pris son envol. Parallèlement, l’arrivée de colons qui acclimatèrent dans l’archipel certains végétaux, les méthodes de culture et du bétail européens commença à détruire l’écosystème des îles et à perturber le mode de vie agricole des indigènes. La dynastie fondée par Kamehameha perdurera jusqu’en 1893. Lui succédera une éphémère République (1894-1898) et le Territoire d’Hawaii créé après l’annexion de l’archipel pas les États-Unis (1898), territoire dissous en 1959 lorsqu’Hawaii devint le cinquantième État américain.

 

Hawaii Linden Museum

Catalogue

HAWAI’I – Königliche inseln im Pazifik [Îles royales dans le Pacifique – Art, culture et histoire], exposition organisée par le Linden-Museum de Stuttgart, du 14 octobre 2017 au 13 mai 2018.

Catalogue, œuvre collégiale sous la direction d’Inés de Castro, publié en allemand par Sandstein Verlag, Dresde et Linden-Museum Stuttgart, 2017. Format : 21,5 x 27,5 cm, 280 pp., 262 ill. coul. et 24 N/B et duotone. ISBN : 978-3-95498-343-8. Relié : 28 €.

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La femme dans les arts luba

Statuette, Maître de Mulongo, Luba, République Démocratique du Congo. Bois. H. : 30 cm. Coll. privée. © Sotheby’s.

Par François Neyt

Les arts luba du Zaïre correspondent parfaitement à la définition qu’en a faite Amadou Hampaté Bâ dans son ouvrage sur l’enfant Peul, décrivant ce qu’il doit à sa mère : « La mère est considérée comme l’atelier divin où le créateur travaille directement, sans intermédiaire, pour former et mener à maturité une vie nouvelle. C’est pourquoi, en Afrique, la mère est respectée presque à l’égal d’une divinité ». Les arts luba du Zaïre correspondent parfaitement à cette définition d’un sage de l’Afrique de l’Ouest et illustrent à profusion le corps de la femme, debout, agenouillée ou assise jambes tendues. Support de forces qui habitent et traversent l’univers, la femme est là pour transmettre et protéger la vie. Sculpter son corps ou son visage est un acte relevant de la plus haute spiritualité car, à travers sa représentation, se traduisent les croyances et l’histoire — mythique ou réelle — d’un peuple dont les données imposent un sens aux événements.

L’émergence du royaume luba au XVIe-XVIIe siècle est né de la conjonction de deux facteurs : le commerce à longues distances du fer et du sel, à partir de la capitale Kabongo, et la profusion de denrées alimentaires provenant de la dépression de l’Upemba. Son expansion et son déclin ont favorisé l’éclosion de formes artistiques qui soulignent l’omniprésence de la figuration féminine. Le mot « luba » correspond d’abord à une culture, c’est-à-dire à un ensemble complexe d’objets matériels, de comportements et d’idées qu’un groupe humain crée, vit et communique lentement. Le mot définit aussi une langue parlée par près d’un million de personnes au cœur même du royaume. D’importantes fouilles archéologiques menées dans la dépression de l’Upemba ont révélé l’histoire et la protohistoire de ces peuples avec l’exhumation de diverses céramiques datant du Xe au XIVe siècle, des bijoux en fer et en os, des croisettes en cuivre, des enclumes, symboles de pouvoir, des haches de parades que l’on retrouvera plus tard dans la sculpture luba, des épingles en métal, en os et en ivoire. Bref, une quantité d’objets se répartissant entre le VIIe et le XVIIe siècle qui donnent à la culture luba une profondeur historique unique en Afrique noire.

La femme et le sacré

Harmonie des volumes, expression de force contenue et d’intériorité, importance accordée à la tête et à la coiffure raffinée, yeux mi-clos entrouverts sur un autre monde — ou démesurés, témoignant de l’influence tabwa à la limite orientale du pays luba —, bras repliés vers les seins, illustrent l’ingéniosité des maîtres sculpteurs luba. Les porteuses de coupe vont nous conduire au cœur de notre propos et nous faire découvrir l’identité de la femme luba, support et vecteur de forces mystiques venues d’ailleurs. Une femme agenouillée ou assise, les jambes tendues, serre entre ses mains et ses genoux une calebasse de divination. Elle appelle, invoque, supplie les esprits et les génies de l’univers de venir répondre à son intercession. C’est la démarche des voyants et des devins, mais aussi des prophètes mbudye qui sont aussi des danseurs. Ces danseurs accompagnaient jadis le roi dans tous ses déplacements et constituaient une confrérie de prophètes. À travers les témoignages écrits, ambigus et souvent superficiels, il est apparu qu’ils exercent leur don de voyance en veillant sur l’intégrité du royaume. Ils préviennent les malheurs et les famines, bénissent par leur danse les habitants des villages visités par le roi, protègent de leur présence les cultures, la pêche et les ressources économiques du pays. Écartant les esprits mangeurs d’âmes et veillant au bien de tous, ils mettent en pratique cette fameuse devise : « tous pour un et un pour tous ». Le roi, en quelque sorte, est le premier d’entre eux et, en tout cas, il est prophétisé, habité par les génies de la royauté.

Porteuse de coupe, Luba, République démocratique du Congo. Bois, perles et cuivre. H. : 45,5 cm. © Musée Dapper, Paris. Photo H. Dubois.

Ces objets sacrés sont des vestiges d’un fabuleux passé que nous avons du mal à concevoir. Dans la région de Kamina, quelques coupes se caractérisent par la représentation de bovidés et d’autres animaux à cornes comme les antilopes ou les chèvres. En remontant vers la capitale Kabongo, près du lac Samba, des porteuses de coupe ont des yeux en cauris, une femme tenant une coupe de grande taille est assise, jambes repliées sur les talons. Dans l’aire stylistique de la capitale Kabongo, les porteuses de coupe revêtent une importance particulière par la présence des deux esprits tutélaires Mpanga et Banze, gardiens de la royauté. Assise sur les talons, la voyante tient une coupe ronde non décorée. Le couvercle a une forme conique, le plan des épaules et des seins se dégage nettement d’un tronc cylindrique couvert de motifs losangés. Les yeux s’étirent en amande ou en losange, la bouche aux incisives limées serre souvent un coquillage ou un cauris, tribut à payer pour le voyage vers l’au-delà. La coiffure se compose de cinq chignons en forme de pagode. Si, de Kabongo, nous nous dirigeons vers l’est, c’est-à-dire vers la dépression de l’Upemba, nous rencontrons, sur des affluents de la Lovoi, un atelier bien précis, celui du maître des trois rivières. Atelier original de production limitée, il trouve la source de son inspiration à la fois dans les représentations de Kabongo et de celles de Mwanza, près des sources du Zaïre. La coiffure est en couronne, la forme de la coupe, décorée de triangles alternés et les jambes tendues en avant sont des traits qui s’accordent bien aux traditions des ateliers de Mwanza. Là, les œuvres sont nombreuses : vingt-cinq coupes ont été répertoriées, répondant aux mêmes canons morphologiques et stylistiques. Le visage est ovoïde, ne portant généralement aucune scarification. Les coiffures à cinq chignons se modifient, le dernier, de forme polygonale, s’inscrit à l’intérieur même du quatrième élément s’élargissant en couronne semi-circulaire. La coupe est souvent décorée de triangles alternés sur lesquels repose un couvercle céphalomorphe, comme si la tête d’un enfant venu des dieux jaillissait du réceptacle divinatoire. D’autres ateliers, riverains des lacs, dans la dépression de l’Upemba, ont des caractéristiques propres : la porteuse de coupe du Musée des Açores, allaitant son enfant, se rattache à l’atelier de Mulongo. À Malemba Nkulu, les coupes sculptées représentent non plus une calebasse, mais une céramique. Sur le cours de la moyenne Luvua, entre Kiambi et Pweto, d’autres formes présentent deux personnages enserrant de leurs membres une immense coupe parcourue de sillons parallèles et de motifs en forme d’empennage. D’autres œuvres ont été réalisées dans des ateliers de la Lukuga : les personnages au cou annelé sont assis les jambes tendues, la coupe reposant sur un léger support.

De l’atelier buli, nous connaissons deux œuvres majeures et fameuses. L’une d’entre elles, au moins, a été sculptée par le Maître de Buli, Ngongo Ya Chintu. « Le faciès émacié et allongé », écrit Albert Maesen, « a semblé à beaucoup d’une intensité dramatique. L’œuvre du MRAC de Tervuren a été récoltée par Bure en 1905. La seconde avait été collectée par Miot en 1895, lors d’une expédition antiesclavagiste. Toutes deux sont exceptionnelles dans leur conception et leur réalisation. Dans la sculpture de la collection J. van den Boogaerde, récoltée en 1916-1918, deux femmes sont assises face à face, le visage émacié, la coiffure exubérante caractéristique des ateliers de la moyenne Lukuga, voisins des sculpteurs hemba.

Statuette, style de Mwanza, Luba Shankadi, République démocratique du Congo. Bois. H. : 38 cm. Coll. privée. © Archives B. de Grunne.

Revenons sur l’identité de la femme luba par le biais de la linguistique. Souvent, quand un africain nomme une réalité, il remonte à la cause qui l’a produite. La compréhension de la nomenclature de porteuses de coupe nous éclaire sur leur signification dernière. Deux autres apparaissent : kabila et mboko. Kabila signifie littéralement « celle qui implore, celle qui appelle ». La voyante convoque les esprits et les génies qui habitent l’univers et les invite à venir lui parler. Elle s’apprête à entendre la voie redoutable des génies mvidye. L’autre terme, plus utilisé au centre du pays luba, est mboko, signifiant le bras. Image, empruntée cette fois au corps humain, qui a pour fonction de relier les hauteurs du ciel à la profondeur de la terre. La femme luba, par ses bras tendus, tenant la coupe, semble briser la voûte étoilée du ciel et appelle les génies à résider un court moment dans le réceptacle de la coupe. Dans la divination, d’autres instruments sont utilisés pour la voyance : des cadres divinatoires dont la partie supérieure est surmontée d’une tête féminine, des calebasses, des pots en terre cuite et des bâtons. Entre 10 et 17 cm de hauteur, ces instruments, dans lesquels le devin et le consultant passaient leur doigt, étaient balancés sur un support. Ils aidaient les devins à sonder les incertitudes de l’avenir, à forcer les secrets de l’au-delà ou à interroger les disparus. Les devins se servaient aussi de pilons rituels pour broyer l’argile blanche. Rappelons ici que les candidats à la succession royale étaient eux-mêmes entièrement enduits d’argile blanche, matière symbolique très importante, par deux voyants. Au crépuscule, ils devaient se plonger dans les eaux mystérieuses du lac pour recevoir la réponse des génies.

Le mot luba pour le kaolin, l’argile blanche, est mpemba. L’ensemble de la dépression se nomme Upemba, c’est-à-dire le lieu de l’argile blanche, autrement dit le temple où habitent les génies et les esprits. De petits mortiers à extrémité anthropomorphe participent de cette symbolique.

Figure rituelle à six têtes, atelier de la Lukuga, Luba, République démocratique du Congo. Bois, cornes, cuivre, peau, tissu végétal, raphia, fibre de palme et poils animaux. H. : 46 cm. Ex-coll. London Missionary Society. © The Trustees of the British Museum, Londres. Inv. Af1910,-.439.a-v.

Sur le versant occidental du royaume luba, chez les Kalundwe et les Kanyok, une coupe anthropomorphe était utilisée pour honorer les esprits du clan.La coiffure est composée de petits chignons sphériques, l’œuvre est taillée avec une maîtrise et un raffinement éloquents. Deux autres objets insolites contribuent à cerner le mystère de la femme dans sa quête de l’au-delà. Le premier est un objet magique du British Museum mesurant 47 cm, composé de bois, de cornes, de poils, de peau et d’ingrédients magiques. Six têtes disposées en couronne surveillent d’un œil attentif les points de l’horizon et protègent leur propriétaire. Le second est une calebasse appartenant à la collection du surréaliste bien connu Tzara. Le mystère de la statuette féminine surmontant la calebasse, les coquilles et la peau éclate de toute part et semble suggérer combien la voyante transcende les éléments du cosmos et assure par là la sécurité du peuple. La femme nous est apparue comme celle qui brise la voûte céleste et entend le message inouï des génies dont elle est le passage obligé et le réceptacle sacré.

La femme et la politique

Dans l’univers politique, elle garde un rôle éminemment confidentiel, à l’ombre du pouvoir. Néanmoins, elle demeure omniprésente sur les signes sculptés : dessus de sceptre, porte-flèche de prestige, hache d’apparat, siège à caryatide… Tout commence par l’épopée mythique du roi fondateur du royaume luba : Kalala Ilunga. À peine né, il révèle ses dons de voyance et son nom exprime sa devise royale : « L’enfant né au lever du jour ». « Je suis la longue corde ombilicale qui se déroule d’une forêt à l’autre ». En effet, dès le sein maternel, le futur roi-prophète va veiller sur son peuple d’une forêt à l’autre. Il va aussi, avec l’aide du devin prophète Mijibu, délier le roi Kongolo et échapper à un piège mortel hérissé de pointes de fer dissimulées sous des nattes. Invité à danser avec deux lances, le futur roi luba brandit la première vers le ciel pour honorer Kongolo, de l’autre, il tâte le sol. Par un langage tambouriné secret, le devin musicien prévient le jeune prince qu’il s’approche du piège mortel. Finalement, ce dernier évente le traquenard, bondit au-dessus de la foule, s’enfuit, rejoint ses troupes, défait Kongolo et fonde le royaume luba. La lance, dont la hampe est décorée d’une figurine féminine, deviendra le premier emblème de la royauté. Les exemplaires de lances royales sont rarissimes en comparaison des sièges à caryatides qui se comptent par centaines. Tournée vers le ciel, elle est plantée à gauche du trône royal et a pour mission de protéger le peuple contre les forces du mal.

Porte-flèche attribué au Maître de Warua, Luba, République démocratique du Congo. Bois et métal. H. : 64,4 cm. Coll. privée. © Archives L. Entwistle.

La lance comme le porte-flèche décoré de figures anthropomorphes sont des productions originales des Luba. Son aire d’extension s’étend du pays luba au Rwanda. Un autre type de porte-flèche en métal est répandu du sud-est zaïrois au Malawi. Comme la lance et la porteuse de coupe, le porte-flèche a un côté éminemment secret, lié à son pouvoir de voyance et de discernement sur les forces du mal et, en ce sens, conservé soigneusement dans une natte ou des tissus, à l’abri des regards indiscrets. Ce côté secret, sur lequel nous reviendrons plus loin, est aussi lié à la femme qui est porteuse de vie et qui la protége. Il ne s’agit pas ici de la vie biologique, mais de la vie même du royaume luba où le statut de la femme, par son discernement, son don de vigilance, est lié à la vie politique. À l’origine, le porte-flèche du chasseur consistait en une branche fourchue sur laquelle le chasseur déposait son offrande aux ancêtres du lignage décédé. D’objet utilitaire, il devient progressivement, avec ses figurations multiples, l’expression raffinée du pouvoir politique protégé par les femmes. Les luba le considère comme un « lit », un réceptacle où le roi garde des flèches invisibles qui pourfendent les esprits maléfiques. Les pièces les plus simples sont en forme de trident décoré de quelques lignes géométriques et d’un losange sculpté à l’intersection des branches. Certaines œuvres présentent un visage anthropomorphe aux extrémités des fourches. Parfois plusieurs têtes sont sculptées avec un grand raffinement. Sur d’autres objets, le personnage féminin est debout, les mains posées sur les seins, comme si la femme nourrissait son peuple par les génies bienveillants que sa présence apporte.

Il n’est pas question ici de développer longuement les symboles liés à la métallurgie dont il ne faut pas sous-estimer l’importance dans la vie politique du royaume mais d’évoquer quelques aspects essentiels liés à la symbolique de la femme. Des soufflets de forge à deux ou quatre orifices surmontés d’une tête féminine étaient recouverts de peaux qui propulsaient l’air et alimentaient une tuyère chauffant le minerai enfermé dans un four cylindrique sur lequel deux seins féminins étaient représentés. Chaque étape du travail fait partie d’un rituel mêlant technique, sexualité et sacré. Lors de l’initiation royale, un rituel curieux consistait à « frapper les enclumes ». Le responsable des cérémonies s’approchait du roi assis sur un trône, tenait la lance et la hache sculptées et il se mettait à frapper les jambes royales à coups de poing en signe d’allégeance. Il évoquait ainsi le travail du forgeron, souvent considéré comme la femme du village, car il met au monde la coulée de métal, soulignant par là le rapport étroit entre la femme et la création elle-même. Sous l’influence du prince Buki, roi vassal, confiné aux marches du royaume luba, vers 1830, les regalia royaux se sont multipliés. C’est ainsi que du Lomani au pays songye jusqu’au lac Tanganyika, sur les deux rives de la Lukuga, les sceptres et les sièges à caryatides se sont largement répandus.

Siège de prestige à cariatide, atelier du Maître des trois rivières, région de la rivière Lovoi, Luba, République démocratique du Congo. Bois et pâte de verre. H. : 59,1 cm. © MET, New York, The Michael C. Rockefeller Memorial Collection, gift of Nelson A. Rockefeller, 1969. Inv. 1978.412.317.

Dernier emblème politique : les sièges à caryatides. Les caryatides luba montrent une femme soutenant la tablette supérieure d’un siège royal ou cheffal. Agenouillée ou debout, adossée à un homme ou placée à côté de lui, la représentation de la femme varie à l’infini de la zone forestière au nord jusqu’au sud, des lacs Tanganyika et Moero à l’est jusqu’à l’ouest. Sur toute l’étendue du vaste royaume, ce même symbole apparaît et les interprétations qu’en donnent les historiens d’art et les anthropologues tournent autour du mystère féminin sans jamais l’épuiser. Le siège à lui seul évoque déjà l’action de porter : la caryatide, noble ou esclave, renforce cette idée. Que porte cette femme. Le village, le royaume même. Dans ce cas, elle est celle qui soutient par les génies et les esprits l’autorité du prince.

Autre idée, plus accentuée dans la région de la Luvua, c’est que la femme est terrienne, unie au sol, à la vie, à la création, tandis que le souverain ne peut, lui, en aucun cas, toucher le sol. Les ateliers de la Luvua ont mis en valeur cette posture curieuse et suggestive : le corps de la femme d’allure cylindrique repose à même la tablette du siège et les membres inférieurs s’enroulent littéralement autour du tronc. Le sexe de la femme magnifié, reposant sur le sol, fait d’elle le lieu du passage entre les forces telluriques et le monde des vivants, entre la nature et la culture. La femme se présente donc comme l’intermédiaire entre le pouvoir du chef assis sur le tronc et ses sources légitimes : les génies et les esprits des ancêtres.

La femme et le quotidien

Cette dernière partie prolonge jusqu’à nos jours ce qui a été développé sur la femme et le sacré, ainsi que sur la femme et la politique. Intimement liée à la quête des forces de l’au-delà, à travers diverses institutions, la femme veille de façon plus secrète, à l’intégrité de la personne royale et à la prospérité du royaume. Elle joue incontestablement un rôle économique, social et politique. Elle apparaît enfin dans le cycle du jour et de la nuit, du retour de la nouvelle lune, et celui de la vie et de la mort. La représentation féminine s’affirme toujours comme un secret initiatique. Elle est la porte qui s’ouvre sur une réalité insaisissable touchant au mystère de l’existence. Ainsi la torsade, présente sur des sceptres luba, figure le nœud de l’ombilic. « L’humanité commence par le nombril » dit un proverbe. C’est la clé, l’ouverture au monde, le centre vers lequel convergent toutes les forces favorables à la fécondité.

Appui-tête à cariatide, Maître de la coiffure à cascade, atelier de Kinkondja, région de la rivière Lovoi, Luba ou Shankadi, République démocratique du Congo. Bois et pâte de verre. H. : 16,2 cm. © MET, New York, The Michael C. Rockefeller Memorial Collection, gift of Margaret Barton Plass in Honor of William Fagg, C.M.G., 1981. Inv. 1981.399.

Appui-tête, atelier du Maître de Mulongo, Luba, République démocratique du Congo. Bois. H. : 17,1 cm. © National Museum of African Art, Smithsonian Institution, Washington, museum purchase. Inv. 86-12-14.

Les appuie-nuque illustrent merveilleusement cet aspect. Connu depuis la plus haute antiquité sous le nom d’oreiller ou de chevet, présents dans l’Égypte pharaonique où se forme s’apparent à celle des appuie-nuque de l’Afrique centrale, le support de rêves luba se compose d’un pied, d’un plateau d’appui et d’un montant réunissant les deux éléments. La fonction de l’appuie-nuque luba est d’abord de protéger une coiffure patiemment élaborée durant de longues heures, sinon de longs jours. Ce chevet est aussi un support de rêves, au moment où l’esprit de l’humain se laisse habiter par les forces venues d’ailleurs et qui semblent se réveiller au moment où l’être humain s’endort. L’appuie-tête luba est utilisé aussi comme support des oracles à frottement lors des rituels divinatoires. À un niveau ultime, l’appuie-tête est placé sous la tête du défunt durant l’exposition du corps. Il devient ainsi support de la mort et de la vie dans l’au-delà. Une tradition luba rapporte qu’à la mort de dignitaires et de chefs tels les Kilolo, chefs de terre, il y a un rite de substitution. Tandis que les funérailles et l’inhumation du défunt se déroulent en grand secret, on enterre à part quelques éléments du corps humains (ongles, cheveux, etc.). Il arrivait aussi que l’appuie-tête sculpté soit enterré à la place du défunt, substitut de la personne qu’elle représente symboliquement. Les exemplaires les plus fameux proviennent de la zone occidentale et méridionale de la dépression de l’Upemba, dans le royaume de Kinkondja et dans la région de Kamina. Plusieurs types apparaissent, par exemple, un personnage chevauchant une antilope, image qui enrichit la notion de mouvement entre le monde des génies et celui des vivants.

Chez les Luba, comme chez beaucoup de peuples, l’apparition de la nouvelle lune était célébrée par des danses et des fêtes : c’est le retour de la vie et de la fécondité. Masques et statuettes apparaissent à ces occasions. Chez les Luba, comme chez les Songye, leurs voisins riverains du Lomani, les masques kifwebe ont joué un rôle considérable dans la vie sociale, religieuse et politique.

Sommet de sceptre d’autorité, atelier de la moyenne Luvua, Luba, République démocratique du Congo. Bois, cuir et pâte de verre. H. : 33 cm. © Dallas Museum of Art, The Clark and Frances Stillman Collection of Congo Sculpture, gift of Eugene and Margaret McDermott. Inv. 1969.S.96.

Trois conceptions complémentaires de la femme sont apparues à travers ces diverses catégories d’objets. La femme secrète, liée au divin puisque, comme le disait Hampaté bâ : « Elle est l’atelier où le créateur travaille directement, sans intermédiaire, pour former et mener à maturité une vie nouvelle ». Elle s’est révélée comme le passage obligé et le réceptacle du sacré dans le monde des vivants. Elle est aussi la femme secrète qui veille sur le pouvoir politique à travers ces symboles forts que sont les lances royales, les porte-flèches, les sceptres, les haches, les herminettes et les sièges à caryatides. Femme secrète de tous les temps, elle est là, présente par sa coiffure somptueuse, ses amulettes, son appuie-tête et ses masques de danse. Liée au cycle du temps, au retour de la nouvelle lune, de la vie et de la mort, elle est tournée vers l’avenir, toujours vulnérable et fragile. En ce sens, elle porte en elle, dans les multiples représentations sculptées, le sentiment d’interrogation, de précarité, de fragilité même. Mais, précisément, ces interrogations dont l’art luba nous apporte des témoignages émouvants ne rejoignent-elles pas notre propre inquiétude existentielle ? Et la femme n’est-elle pas celle qui ouvre réellement la voûte céleste du ciel africain et laisse place à l’avenir ?

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« Picasso PRIMITIF »

Affiche Picasso primitifCette exposition itinérante* et le catalogue éponyme qui l’accompagne ont pour but de révéler — depuis son arrivée à Paris, en 1900, jusqu’en 1974, un an après sa mort — les principaux points de confrontation perceptibles entre l’artiste et l’art tribal. Ses rencontres, ce qu’il a vu et pu voir, les objets qu’il a rassemblés et ses propres créations. À l’aide de nombreux documents d’archives et de photos anciennes, le commissaire, Yves Le Fur — emboîtant le pas à Peter Stepan** —, a reconstitué une chronologie de ses activités et de ses relations, année par année, démontrant le rapport étroit entretenu par l’artiste avec ces arts lointains. La richesse de ses explorations, la diversité de ses sources et la multiplicité de ses techniques sont malheureusement prisonnières d’une scénographie triste et académique où les apparentements sont arbitraires et peu convaincants.

C’est sur le ton de la provocation que Picasso s’efforce de nier sa relation avec l’art tribal. En avril 1920, Florent Fels publie, dans le n° 3 de la revue Action, une série d’interviews sous le titre : “Opinions sur l’art nègre”. À cette occasion, Picasso déclare : « L’art nègre ? Connais pas ! ». Pourtant, les arts d’Afrique, d’Océanie, des Amériques et d’Asie n’auront cessé de l’accompagner, toute son existence, laissant une empreinte que l’on retrouve dans l’ensemble de son œuvre. Il visitera les musées, fréquentera les antiquaires, entretiendra des relations avec les principaux acteurs du marché de l’art spécialisés dans ce domaine, participera à des expositions en prêtant des objets et autorisera la reproduction de certains d’entre eux dans des publications.

Le départ d’Europe de Gauguin, en 1895, et sa mort, huit ans plus tard, à Atuana, dans l’archipel des Marquises, marquent l’un des moments-clés de l’évolution de la conscience occidentale, le renversement des valeurs traditionnelles héritées de la Renaissance au profit d’une investigation passionnée des cultures « barbares ». Les mutations esthétiques qui vont s’opérer sous le choc de leur révélation ouvrent le XXe siècle : c’est la fin de l’ethnocentrisme. Ce que les artistes modernes découvrent était connu des voyageurs et des ethnologues. Après 1870, d’importants musées ethnographiques se sont ouverts où l’on a rassemblé d’innombrables témoignages de la sculpture africaine et océanienne. Qualifiées de « fétiches » ou d’« idoles », ces productions « primitives » n’étaient pas regardées comme de l’art, terme réservé alors à la seule création occidentale.

Picasso se rend pour la première fois à Paris en 1900, en compagnie de son ami, le peintre Carlos Casagemas, à l’occasion de la présentation à l’Exposition Universelle de sa toile Les Derniers Moments (1897, Musée Picasso, Barcelone). Il y découvre les peintures impressionnistes et est frappé par l’exposition que fait Auguste Rodin de ses propres œuvres. Probablement visite-t-il les pavillons des Colonies — l’Andalousie se trouve près du Soudan et de la Côte d’Ivoire… Il s’installe au 49, rue Gabrielle, à Montmartre.

Au cours de l’été 1905, passé entre Honfleur et Le Havre, avec le sculpteur Manolo Hugué et le critique Maurice Raynal, Georges Braque achète à un navigateur un masque africain puis, en 1910, un masque fang. Vlaminck situe en 1905 la révélation de trois sculptures nègres (Dahomey et Côte d’Ivoire). Il les achète, fasciné, et les accroche chez lui où les rejoignent, un peu plus tard, un grand masque blanc et deux autres statues de Côte d’Ivoire. Troublé par ce masque d’origine fang, Derain — qui visita le musée du Trocadéro en 1904 et le département Afrique du British Museum en mars 1906 — l’acquiert, en 1906, et le suspend au mur de son atelier, rue Tourlaque, à Montmartre. C’est là que Matisse et Picasso le virent. Fin 1906, Henri Matisse achète sa première œuvre africaine, un nkisi vili du Congo, à la boutique de curiosités Le Père Sauvage d’Émile Heymann, rue de Rennes. Il se rend ensuite chez Gertrude Stein et y trouve Picasso qui sera impressionné par les yeux de porcelaine de la statuette.

Tiki Apollinaire

Pablo Picasso, « Portrait de Guillaume Apollinaire dans l’atelier du 11, boulevard de Clichy », Paris automne 1910. Négatif sur verre. On y voit le tiki posé au sol. © Musée national Picasso-Paris. Inv. : DP20.

Un moment majeur pour Picasso sera la découverte du musée du Trocadéro, à la fin du printemps 1907. Il s’y rendra plusieurs fois, en compagnie d’André Derain et de Guillaume Apollinaire. Au mois de novembre de la même année, Apollinaire organisera une rencontre entre Braque et Picasso dans l’atelier du Bateau-Lavoir. Carl Einstein, l’auteur de « Negerplastik » (1915), avait rencontré Picasso et Georges Braque dès 1907. Picasso acquiert, entre 1906 et 1910, des cartes postales ethnographiques consacrées à l’Afrique occidentale française, éditées par le photographe documentariste Edmond Fortier (1862-1928).

Le Baiser

« Le Baiser », 1943, Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Huile sur papier. Dim. : 65 x 50 cm. © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris). © Succession Picasso, 2017. Inv. : MP1990-76. Service presse/MQB. Photo. : M. Rabeau.

Picasso est — il le sera toute sa vie — un homme de choc et de digestion, entre son intérêt pour Gauguin et pour l’art égyptien, son ibérisme de 1906-1907, son africanisme de 1907-1908 et son premier cubisme de 1908-1909. À travers les multiples émotions, influences ou interprétations qui le conduisent aux « Demoiselles d’Avignon » (1907, Museum of Modern Art, New York), les « Trois Baigneuses » de Derain (1907, Museum of Modern Art, New York) jouèrent un rôle de détonateur. La prédominance de la forme, portée à son plus haut niveau d’expressivité structurale sur la couleur, telle que l’affirme Derain dans ce tableau — exposé au salon des Indépendants de 1907 —, intrigue Picasso alors à un tournant de son œuvre.

Picasso aura, après « Les Demoiselles d’Avignon », et le « Nu à la draperie » (Museum of Modern Art, New York), de l’automne 1907, dépassé l’art « nègre ». Rappelons, comme l’a montré Jean-Louis Paudrat (William Rubin, Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle, Flammarion, Paris, 1987), qu’aucun des masques du Congo proposés comme modèles de ceux peints par Picasso n’était arrivé en Europe en 1907 ! Ces masques ont été imaginés par Picasso à partir d’éléments principalement ibériques — 1906, Picasso visite l’exposition d’art ibérique archaïque d’Ossuna au musée du Louvre. La voie menant au cubisme est tracée.

Tiki Picasso

Tiki, îles Marquises, XIXe siècle. Bois. H. : 72 cm. Coll. privée.

Peu de temps après l’achèvement de ce fameux tableau, Picasso, alors âgé de vingt-cinq ans, commence à réunir des objets africains et océaniens avec une figure de tiki des îles Marquises, probablement acquise à la galerie d’Émile Heymann.

Pablo Picasso dans l'atelier du Bateau-Lavoir

Burgess Gelett Frank (1866-1951), « Pablo Picasso dans l’atelier du Bateau-Lavoir », photographie, 1908. Un détail illustre l’article “The Wild Men of Paris” de Burgess Gelett (Architectural Record, 5 mai 1910, p. 407). © Droits réservés © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris). Service presse/MQB. Photo : M. Coursaget.

Le journaliste américain Frank Gelett Burgess rencontre Picasso en avril 1908 et revient, en juillet, prendre la célèbre photo montrant Picasso dans son studio, entouré d’un tambour kongo, d’une harpe kele et de deux sculptures à planter kanak. Picasso et Apollinaire fréquentent la boutique de Joseph Brummer, au 6, boulevard Raspail, où l’on trouve des objets africains et océaniens et des peintures de naïfs tel que le Douanier Rousseau. Du 9 au 11 août 1912, Picasso et Georges Braque se rendent à Marseille où le peintre achète un masque et deux sculptures africaines. En septembre, il déménage au 242, boulevard Raspail, à Montparnasse, avec Eva Goule. Il est en contact avec Paul Guillaume qui lui propose des œuvres africaines. En décembre 1913, la Neue Galerie, à Berlin, expose, avec la participation de Carl Einstein, sous le titre de « Picasso-Negerplastik », ses œuvres récentes aux côtés de sculptures africaines.

Picasso Braque Stieglitz

Alfred Stieglitz (1864-1946), 1915, exposition Picasso-Braque, galerie 291. Épreuve au platine, 19,4 x 24,4 cm. Cette photo montre l’installation réalisée par Steichen. À gauche, Bouteille et verre sur une table et, à droite, Violon, de Picasso (1912), au centre, un reliquaire kota et, devant, un guêpier appartenant à Emil Zoler, assistant de Stieglitz. © Coll. Alfred Steiglitz, 1949, The Met, New York. Inv. : 49.55.36.

Le photographe et marchand d’art Alfred Stieglitz présente, dans sa galerie “291”, à New York, en 1914-1915, « Picasso-Braque », une exposition organisée en collaboration avec Marius De Zayas et photographiée par Stieglitz, où les œuvres des deux artistes sont montrées à côté d’un reliquaire kota du Gabon et d’objets précolombiens du Mexique. En 1916, le peintre suisse Émile Lejeune (1885-1964), ouvre son atelier, 6, rue Huyghens, à Montparnasse, qui abrite, à partir d’avril, les premiers concerts « Lyre et Palette ». Il y expose et fait entendre le Tout-Paris des Arts et des Lettres. En octobre, Picasso, qui a déménagé à Montrouge, participe à la première exposition (19 novembre-5 décembre) où les œuvres de Moïse Kisling, Henri Matisse, Amedeo Modigliani, Manuel Ortiz de Zarate et les siennes sont confrontées a vingt-cinq “sculptures nègres” provenant de Paul Guillaume. Lors du vernissage, Erik Satie joue son « Instant musical ». Henri-Georges Clouzot et André Level publient deux ouvrages, L’Art nègre et l’art océanien (Devambez, Paris, 1919) et Sculptures africaines et océaniennes. Colonies françaises et Congo belge (Librairie de France, Paris, 1923), où sont illustrés trois objets appartenant à Picasso. Dans le premier, un masque fang et un masque we (pl. 20 et 34) et, dans le second, le tiki (pl. 56).

Masque

« Masque », 1919, Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Carton, fil (textile), technique mixte. Dim. : 22,5 x 17,5 x 0,6 cm. © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris). © Succession Picasso, 2017. Inv. : MP256. Service presse/MQB. Photo : B. Hatala.

En 1930 (28 février-1er avril), a lieu la fameuse « Exposition d’art africain et d’art océanien » organisée par Charles Ratton, Tristan Tzara et Pierre Loeb à la galerie du Théâtre Pigalle. Le masque baga de Picasso est reproduit dans le catalogue (Édition des Quatre Chemins, Paris) avec la mention de son appartenance à sa collection. En 1933, Marie-Ange Ciolkowska reprend la boutique d’antiquités “À la grande Mademoiselle”, que Suzy Solidor avait ouverte, en 1930, au 29, quai Voltaire. Elle y fait la connaissance de Picasso qui s’intéresse à des tapas océaniens et interroge la galeriste sur la possibilité d’en obtenir un vierge pour l’utiliser comme support (M.-A. Ciolkowska, communication personnelle). 9 août 1944, Picasso acquiert une tête d’Oba en bronze du royaume du Bénin à la galerie Louis Carré, pour la somme de 350 000 francs, en échange d’une de ses peintures. Le 6 septembre, il obtient la figure du Sépik, également à la galerie Louis Carré, documentée pour la première fois dans sa collection en 1969 par André Gomes.

Sculpture Nevimbumbaau dans l'atelier de La Californie, Cannes

« Sculpture Nevimbumbao dans l’atelier de La Californie, Cannes », tirage non daté, André Villers (1930-2016). Épreuve gélatino-argentique, 30,4 x 37,4 cm. © ADAGP, Paris. © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris). © Succession Picasso, 2017. Don André Villers, 1987. Inv. : MP1987-118. Service presse/MQB.

1950-1951, lors d’une visite à Henri Matisse à Nice, ce dernier offre à Picasso sa coiffure cérémonielle Nevimbumbao du Vanuatu, donnée à Matisse par le résistant Henri Donias, fusillé en 1944, pour le remercier d’avoir sauvé, pendant la guerre, le mobilier de son beau-père, le peintre Charles Hall Thorndike. Picasso refusera ce cadeau pendant plusieurs années, cette sculpture lui faisant peur… Il finira par l’accepter, après la mort de son ami, en 1954. C’est Pierre Matisse qui la lui apportera à la villa La Californie.

Jeune garçon nu

« Nu debout de profil », 1908, Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Gouache et rehauts de pastel sur papier. Dim. : 62,5 x 48 cm. Dation Picasso, 1979. © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris). © Succession Picasso, 2017. Inv. : MP546. Service presse/MQB. Photo. : T. Le Mage/RMN-GP.

Figure d'homme

Figure d’homme debout, lac Sentani, Jayapura, (kabupaten), Papouasie Nouvelle-Guinée. Fin XIXe-début XXe siècle. Bois et fibres végétales. H. : 97 cm. Cette sculpture fut photographiée par l’ethnologue Paul Wirz, au début des années 1920, dans le village d’Afayo. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Inv. : 70.2007.62.1. Photo T. Ollivier, M. Urtado.

1952, l’antiquaire d’art tribal d’origine tchèque Ernest Ascher, établit rue de Seine, à Paris, poursuit Picasso jusque sur la plage de Golfe-Juan pour lui acheter un tableau. Il en résultera l’inoubliable photographie montrant Picasso et Ascher, le ventre de ce dernier peint d’un visage par Picasso, avec un rouge à lèvres. Il lui peint également les genoux : « Tu voulais un Picasso, tu en as trois ! ». L’événement marquant de l’année 1957, dans le domaine de l’art tribal, est la « Première exposition rétrospective internationale des arts d’Afrique et d’Océanie » (Cannes, Palais Miramar, 6 juillet-29 septembre), organisée par Henri et Hélène Kamer, avec Émile Fabre, président fondateur des « Amis de Cannes », où seront exposés quatre cent soixante-six objets, dont de nombreux chefs-d’œuvre. Le peintre et sa femme, Jacqueline Roque, prêtèrent le tiki des îles Marquises, une coupe en forme de femme et un masque baga et une « poupée » dogon. Le comité d’honneur était composé d’André Breton, Jean Cassou, Jean Cocteau, Cheikh Anta Diop, Jean Epstein, Picasso, Tristan Tzara et James Johnson Sweeney. En décembre 1962, Pierre et Claude Vérité organisent une vente de « Masques et effigies rituelles anciens d’Afrique noire », à la galerie Madoura, à Vallauris, Picasso y acquiert quelques pièces. 1967, a lieu l’exposition “Arts primitifs dans les ateliers d’artistes”, organisée au Musée de l’Homme par Marcel Evrard et la Société des amis du Musée de l’Homme, où figurent deux objets appartenant à Picasso, un masque tsogho et un masque en ivoire lega qui fait la couverture du catalogue (p. 40, fig. 40 et 41).

Nu debout de profil

« Nu debout de profil », 1908, Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Gouache et rehauts de pastel sur papier. Dim. : 62,5 x 48 cm. Dation Picasso, 1979. © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris). © Succession Picasso, 2017. Inv. : MP546. Service presse/MQB. Photo. : T. Le Mage/RMN-GP.

Pour les artistes de cette génération, la découverte de l’art « nègre » arrive à point dans leur refus de l’illusionnisme et leur désir de dépasser le réalisme, de styliser les formes et d’en réaliser la synthèse à travers les rapports de lignes et de volumes. Leurs rencontres avec ces œuvres vont précipiter leur prise de conscience. C’est par le découpage en facettes monochromes, juxtaposées ou “pivotantes”, que les cubistes Braque et Picasso, eux aussi passionnés d’art « nègre », assureront la répartition de la lumière, les traits schématiques des visages étant réduits à des échancrures ou des creux, comme des masques.

L’ensemble d’art tribal que Picasso laisse à sa mort — sauf exception —, n’a rien d’exceptionnel, ses choix ayant étaient guidés, non pas par l’ancienneté des sculptures, mais plutôt en étant, consciemment ou inconsciemment, attiré par un détail ou une solution plastique à réinterpréter, s’intéressant à la démarche de l’artiste plus qu’à l’œuvre en tant que telle. Dans tout son travail, le primitivisme apparaît moins comme une influence qu’un stimulant dans un langage plastique simple, construit et équilibré. Une concordance — admise par l’artiste lui-même, non sans quelque ambiguïté — qui se manifeste de façon privilégiée dans la construction des visages et qui donne toute son importance à la massivité des volumes, au schématisme géométrique des attitudes où la souplesse des membres n’est pas exempte, comme dans les statuettes africaines, d’une certaine raideur. La rudesse de l’art ibérique, le classicisme grec, l’idéalisation des visages en pierre du Mexique, la stylisation et l’expressivité des masques et des statuettes africains s’imposèrent comme autant de solutions plastiques qui séduisirent le plus grand artiste des avant-gardes européennes, au point de teinter des œuvres comme Les Demoiselles d’Avignon (1907), série des Guitares (sculptures, 1912-1913) ou encore les portraits de sa femme Olga Kokhlova (1917-1918-1923) puis ceux de sa maîtresse, Marie-Thérèse Walter (1936-1937), de réminiscences lointaines.
*Musée du quai Branly, Paris, 28 mars-23 juillet 2017 / Atkins Museum of Art, Kansas City, 13 octobre 2017-8 avril 2018 / Musée des Beaux-Arts, Montréal, 7 mai-16 septembre 2018.

Picasso primitifPicasso primitif – Sous la direction d’Yves Le Fur. Publié en français par le Musée du quai Branly et Flammarion, Paris, 2017. Format : 25 x 30 cm, 344 pp., 312 ill. coul., 39 duotones et 76 N/B. ISBN : 978-2-0813-7706-6. Relié : 49,90 €.

 

 

 

 

Picasso's Collection**Picasso’s Collection of African and Oceanic Art. Masters of Metamorphosis – Par Peter Stepan. Publié en anglais par Prestel Verlag, Munich, 2006. Format : 29,5 x 23,5 cm, 152 pp., 42 pl. coul., 132 N/B. ISBN : 3-7913-3691-6. Relié sous jaquette : 69 €.

 

 

 

 

Picasso mille masquesPicasso l’homme aux mille masques – Œuvre collégiale publiée en français par le Musée Barbier-Mueller d’art précolombien, Barcelone et Somogy, Paris, 2006. Format : 24 x 31 cm. 240 pp., 125 ill. coul. (dont 85 pl.) et 20 N/B. ISBN : 2-85056-984-4. Relié sous jaquette : 39 €.

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« Madeleine Rousseau, une passion pour l’Afrique » par Danielle Maurice*

Madeleine Rousseau en compagnie de deux amis, devant le musée du Louvre, vers 1954.

Au moment de la vente publique de sa collection, le 23 mai 1962, Madeleine Rousseau (1895-1980) lève le voile sur sa rencontre avec l’art africain en déclarant dans la presse qu’elle a « eu le coup de foudre pour l’art nègre en passant chez les Vérité [c’était en 1938] où l’on déballait une caisse venant d’Afrique, [sa] première acquisition fut un masque baoulé, de la Côte-d’Ivoire, […] » (1). Ainsi, cette femme, artiste et critique, engagée dans la promotion de l’art contemporain et de l’éducation populaire, découvre l’art africain et se met à collectionner. Au lendemain de la guerre, le développement du mouvement de la Négritude et les rencontres avec des intellectuels noirs l’amènent à porter un nouveau regard sur l’Afrique et l’art. Elle s’engage auprès des Africains qui luttent pour leur indépendance politique mais aussi historique et intellectuelle en les accompagnant sur le terrain de la création artistique. Cependant, sa mission est d’abord en France auprès des travailleurs et des jeunes afin qu’ils ouvrent les yeux sur ce nouveau monde : l’art contemporain et celui des autres aires culturelles longtemps dominées par les Occidentaux. Après avoir été une figure de la scène parisienne artistique des années 1940 à la fin des années 1960, elle est tombée à présent dans l’oubli. Son nom est cité dans quelques ouvrages traitant de l’art abstrait, le plus souvent pour ses activités dans le monde des arts extra-européens d’après-guerre. Selon les auteurs, elle a été critique d’art ou animatrice d’une revue culturelle, collectionneuse d’art africain ou ethnologue, voire courtière. Elle a été tout cela, en fonction des rencontres, dans une période charnière des relations entre l’Afrique et l’Occident, en gardant une dimension sociale forte (philosophie sociale). Pour présenter cette femme au parcours quelque peu atypique, je m’appuie principalement sur ses écrits publiés dans Le Musée Vivant et sur l’ensemble de ses archives personnelles déposées au musée des Civilisations de Saint-Just-Saint-Rambert (Loire) (2).

L’éducation populaire

« Le Musée Vivant », 24e année, Série D, n° 4 – 5, 1960.

Madeleine Rousseau, issue de la petite bourgeoisie provinciale troyenne, baigne dans un milieu ouvert à l’art. En 1913, elle monte à Paris pour poursuivre ses études supérieures qu’elle abandonne pour se consacrer à la peinture qu’elle pratique depuis son enfance. Elle commence sa vie de peintre dans le Paris des années vingt, fréquente l’atelier d’Edouard Mac’Avoy, rencontre des artistes tels que Jean Bazaine et Marcel Gromaire, et participe à quelques expositions collectives (3). Afin de subvenir à ses besoins matériels, elle occupe différents emplois d’assistante, dans un bureau d’ingénieurs puis, dans un cabinet d’architectes. Avec la crise économique, les conditions de vie deviennent très difficiles pour de nombreux jeunes artistes, particulièrement pour les femmes, dénuées de tout statut social autonome (4). Madeleine Rousseau, qui vit de façon libre, n’entend pas devenir une épouse, statut qui la mettrait en position de dépendance, ce qu’elle rejette (5). Cependant, consciente qu’il lui est difficile de vivre de sa peinture, elle opte pour une voie qui lui permette de rester dans le monde de l’art en s’inscrivant à l’École du Louvre, en 1931. Elle mène une réflexion sur le monde muséal avec une recherche sur l’œuvre de Philippe-Auguste Jeanron, directeur des Musées Nationaux sous la Seconde République (1848-1852), présentée comme thèse du Louvre en 1935. Publiée en 2000, à titre posthume, le catalogue et la bibliographie sont complétés, alors que le corps du texte est seulement annoté (6). Cette monographie sur Jeanron reste une référence, citée dans les dictionnaires spécialisés. À sa sortie de l’École du Louvre, elle donne des cours sur l’art français du XXe siècle à l’Institut Britannique de l’Université de Paris, et débute sa carrière d’attachée au musée du Luxembourg et de conférencière des Musées Nationaux. En 1936, elle collabore avec Georges Huisman, directeur général des Beaux-Arts, et rencontre Léo Lagrange, sous secrétaire d’État à l’organisation des Loisirs et aux Sports, qui la met en relation avec les fondateurs de l’Association populaire des amis des musées (APAM).
Le gouvernement de Front populaire mène une politique de démocratisation culturelle incarnée par Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, et Lagrange. Cette nouvelle orientation rejoint les aspirations de responsables culturels qui œuvraient avec un esprit moderniste et démocratique.

« Le Musée Vivant », 28e année, Série D, n° 21 – 22, 1964. Madeleine Rousseau (à gauche) parmi les œuvres de Lapicque, Karskaya, Pons…

L’APAM est née avec l’appel Musées vivants, lancé par Jacques Soustelle (1912-1990), le 26 juin 1936, dans l’hebdomadaire Vendredi (7), au nom de conservateurs, d’enseignants, d’animateurs associatifs et de syndicalistes afin de faire des musées des instruments d’éducation populaire. Les trois fondateurs, Paul Rivet (1876-1958), professeur d’ethnologie et directeur du musée de l’Homme, Soustelle, son dauphin et Georges-Henri Rivière (1897-1985) en charge du fonds français, sont des scientifiques de formation et des citoyens engagés dans le combat démocratique, antifasciste et antiraciste. L’Association réunit des politiques, des conservateurs, des professeurs et des artistes comme Pierre Bonnard, Louis Aragon, Tristan Tzara ou encore André Lhote. Elle s’inscrit ainsi dans le registre de l’éducation populaire, concept récurrent chez ceux et celles qui combattent pour une société d’égalité. Madeleine Rousseau s’implique tout de suite et prend en charge la revue Le Musée Vivant (1937-1969), assurant les rubriques concernant la vie associative. Sa présence s’intensifie au fil des mois, devenant secrétaire générale adjointe, dès 1938. Elle est présentée dans la presse et lors des réunions comme l’animatrice de l’APAM. Ce titre a un sens fort, il valorise le fait qu’elle en est la cheville ouvrière mais, en même temps, il souligne qu’elle n’appartient pas au cercle d’intellectuels fondateurs de l’APAM. Pourtant, elle commence à s’affranchir de sa position initiale et gagne en autorité avec le reflux du Front populaire et l’arrivée de la droite au pouvoir en 1938. Elle fait preuve d’une grande énergie, aidée d’un petit groupe, afin de mettre en œuvre « la culture pour tous », présentée comme une nécessité pour l’émancipation des travailleurs. L’APAM se maintient et poursuit son développement, malgré les soubresauts politiques qui affectent un grand nombre d’autres structures culturelles. Elle signe un article intitulé « L’APAM et l’éducation ouvrière », en novembre 1938, dans la revue Esprit d’Emmanuel Mounier. Après être revenue sur l’importance des musées, œuvres de la Révolution française, elle explicite l’ambition de l’association. L’APAM, sabordée en mai 1940, renaît avec la Libération de la France dans un contexte où s’affiche, à nouveau, la démocratisation de la culture. Madeleine Rousseau, professeur d’arts plastiques à l’Institut des Hautes Études Cinématographiques depuis 1943, retrouve le secrétariat général et devient le pivot politique et organisationnel de l’APAM. Elle multiplie les conférences et cherche des parrainages, notamment ceux des artistes comme Paul Eluard, Henri Laurens, Picasso ou Le Corbusier.

Au cœur de l’art contemporain

« Le Musée Vivant », 28e année, Série D, n° 21 – 22, 1964. Madeleine Rousseau (à gauche) parmi les œuvres de Lapicque, Karskaya, Pons…

En 1936, Madeleine Rousseau appartient au petit cercle de la direction des Beaux-Arts avec Jean Cassou qui impulse une nouvelle politique artistique de soutien à l’art contemporain (8). Ils rencontrent les créateurs, passent des commandes et amplifient les achats d’État, en particulier à l’occasion de l’Exposition internationale de 1937. Dans le foisonnement culturel dû à l’arrivée du Front populaire au pouvoir, de nombreuses initiatives sont portées par des syndicats et des associations culturelles afin de favoriser la création artistique et sa diffusion. Madeleine Rousseau mène de façon concomitante sas activités professionnelles et son engagement dans l’APAM. Aux conférences et visites d’exposition, elle adjoint ses premiers textes dans Le Musée Vivant, en 1937. Elle expose ses conceptions en présentant l’exposition Les chefs d’œuvre de l’art français (Paris, Palais national des arts). Elle insiste sur le réalisme, devenu le goût dominant des années trente et au cœur de nombreux débats (9), et met en lumière la fonction sociale de l’artiste. Il est un révélateur de l’état de la société et elle ajoute que l’histoire de l’art et l’histoire sociale connaissent les mêmes évolutions. Si cette position, influencée par les écoles socialistes, est partagée par un grand nombre de militants du Front populaire, elle reste minoritaire dans les milieux académiques. Elle devient ainsi la voix de l’APAM et se lance dans la défense d’un art vivant en perpétuel mouvement, se renouvelant avec l’apport des arts extra-européens, de l’art populaire et des nouveaux territoires de la science ouverts par Einstein et Freud et réfute toute idée de décadence de l’art français au moment où les fascismes progressent en Europe, entraînant le nationalisme et la xénophobie (10). Ce sont les œuvres de Bonnard, Goerg, Walch, Desnoyers, Leguelt, Chastel, Vérité, mais aussi celles de Bazaine, l’École juive, Miró, Picasso et Gromaire qui l’incarnent. L’APAM doit le décrypter afin de permettre au peuple de s’en saisir, notamment avec les visites d’ateliers qui permettent le contact direct avec les œuvres et leurs créateurs (11).
Après la guerre, l’art abstrait s’épanouit à Paris dans sa diversité avec des salons et surtout l’action de galeries tenues par des femmes. Pierre Daix considère que Madeleine Rousseau a eu un rôle important dans la perception de la nouvelle peinture abstraite (12). En effet, durant la guerre, elle visite des ateliers de peintres, ceux d’Oscar Dominguez ou Jean Dubuffet et rédige des notices critiques pour le compte de Carré (13).

« Le Musée Vivant », 26e année, Série D, n° 14 – 15, 1962. Dans le cadre de l’A.P.A.M., Madeleine Rousseau donnait régulièrement des conférences.

Dès 1944, elle reprend ses habits de conférencière de l’APAM et montre le visage de l’art contemporain sous ses deux aspects essentiels : l’art abstrait avec Magnelli, Hartung et Schneider et l’art figuratif avec Lapicque et Bazaine. Elle rédige la préface de la première exposition particulière de Hans Hartung organisée par la galerie Lydia Conti, en février 1947. En 1949, elle signe un texte dans la première monographie consacrée à l’artiste (14), texte faisant encore référence (15). Lapicque est l’autre peintre confirmé qui bénéficie de son appui. Contrairement à beaucoup de ses confrères, elle refuse de se cantonner à une tendance de l’art abstrait et accorde autant de valeur à la création d’un Lapicque qu’à celle d’un Hartung. Son intérêt se poursuit dans l’enrichissement de sa propre collection de peintures et de dessins avec des œuvres de Lapicque, Hartung, Schneider et Soulage.

 

En février 1947, elle publie, dans Le Musée Vivant, un manifeste « L’art qu’on appelle abstrait », illustré d’œuvres de sa collection. Toujours fidèle à son idéal de culture populaire, elle souhaite mettre cet art, si difficile, à la portée de toutes les personnes qui sont prêtes à faire l’effort nécessaire pour en saisir le sens. Sur les critiques qui viennent d’horizons divers, elle dissocie celles des réactionnaires arc-boutés sur l’ordre social qui leur garantit leur place privilégiée de celles des groupes luttant pour un futur meilleur de l’humanité. Ces derniers voient une liberté anarchique et l’absence de projet collectif dans cet art. Partageant leur cause, elle considère néanmoins que leur erreur réside dans la compréhension de la fonction de l’artiste. Selon elle, cette approche erronée est souvent portée par les écrivains et artistes, tels Breton et Malraux, qui se pensent les guides pour construire l’avenir. Or, la création aide à dévoiler le présent alors que la transformation du monde ne peut que résulter de l’action de forces collectives dans la société. Elle, qui reste fidèle à un idéal socialiste, réfute toute idée d’avant-garde, communiste ou autre. Dans l’attente d’un « Césaire ouvrier », révélateur d’un « art populaire authentique », il faut soutenir les hommes et les femmes du peuple qui s’affranchissent déjà par une pratique artistique. Ce manifeste est sujet à de vives polémiques dans les pages du Musée Vivant et de la presse amie, celle des syndicats et associations de loisirs.

« Le Musée Vivant », 20e année, Série C, n° 9 – 10, 1956. En couverture une œuvre d’Hartung.

En effet, l’abstraction se trouve rapidement au centre de controverses marquées par la guerre froide. Le Parti communiste français (PCF), dominant dans le champ culturel, cherche à imposer le réalisme socialiste et lance une offensive violente contre l’art abstrait. Les sanctions pleuvent sur les créateurs et les critiques favorables à cet art considéré au service des Américains. En 1949, Madeleine Rousseau est exclue du PCF par Laurent Casanova pour avoir admiré l’art abstrait (16) et participé aux débats organisés au Centre de la rue Cujas (17). Elle poursuit, durant une vingtaine d’année, ce qu’elle appelle sa mission avec des conférences sur l’art du temps présent en France et en Europe. À côté des artistes reconnus, elle soutient, avec sa revue, de jeunes talents qui ont du mal à se faire connaître et ceux qui sont oubliés par la presse spécialisée.

Le choc de l’art africain

Tête à trois visages, Kuyu, République du Congo. Bois et pigments. H. : 36 cm. Collectée avant 1938 par Aristide Courtois. Ex-coll. C. Ratton ; M. Rousseau ; H. Kamer et D. Cordier. Coll. privée.

Son travail à la Direction des Beaux-Arts et son engagement dans l’APAM, mais aussi ses relations d’artiste l’amènent à côtoyer et intégrer des cercles différents. Bazaine l’introduit, en décembre 1937, dans le groupe de peintres Mai 1936 dont certaines réunions se tiennent à la galerie Carrefour de Pierre Vérité (18). Son coup de foudre pour l’« art nègre » se traduit par l’achat, en 1938-1939, d’une vingtaine de pièces africaines à Vérité : des masques wé, baoulé, des poulies de métier à tisser baoulé, gouro (Côte-d’Ivoire) ou encore une figure de reliquaire byéri fang (Gabon). Dès 1940, sa collection s’enrichit d’objets d’Océanie et d’Amérique précolombienne (haches ostensoirs de Nouvelle-Calédonie, tapas océaniens ou tissus nazca du Pérou). Elle devient une collectionneuse à part entière et semble très active sur le marché pendant une quinzaine d’années. Elle se fournit auprès de Vérité, Ratton, Le Corneur et Le Veel. À partir de 1942, elle intervient sur le marché de « l’art nègre », du côté de l’offre, dans un contexte peu favorable à cet « art dégénéré », selon les dogmes de l’Allemagne nazie et de Vichy. Mais, comme pour l’art moderne, le marché continue avec des ventes à Drouot et des opportunités liées à la situation (19). Cette nouvelle implication sur le marché est également due à sa condition financière précaire. Alors qu’elle travaille à l’office des Changes, depuis le 1er mars 1940, elle fait preuve d’un absentéisme relativement important, dès la deuxième année, le plus souvent sans solde (20). Elle vend à ses amis, les peintres Bazaine, Lapicque, Gromaire, Jean Pons — membre actif de l’APAM —, mais aussi à Marcelle Seguy — trésorière de l’APAM. Dans ses notes, d’autres noms apparaissent, ceux de galeristes et de collectionneurs, tels que Roger Valentie, Ascher, Rasmussen ou encore Maurice Girardin dont elle est la conseillère.

Masque, Kwele, Gabon. Bois. H. : 58 cm. Collecté par Aristide Courtois. Ex-coll. M. Rousseau ; C. Ratton ; C. Lapicque et A. Fourquet. © Musée du quai Branly, Paris. Inv. : 70.2004.1.1.

Son coup de foudre est d’ordre esthétique, comme de nombreux artistes et amateurs d’art au début du XXe siècle qui ont eu un rôle déterminant dans la découverte des arts extra-européens (21). Elle découvre cette production artistique avec un regard tourné vers l’organisation formelle des sculptures africaines. Elle ajoute parfois, lors de ses tous premiers achats, le qualificatif « cubiste » à un masque dan (22) ; de même, dans ses premiers textes, elle fait référence à son influence dans l’art occidental. Néanmoins, il est possible de percevoir un glissement dans sa manière d’aborder l’art africain. Elle passe de l’émotion et de l’admiration à la volonté de l’insérer dans le patrimoine commun de l’humanité. Lors des polémiques sur la décadence de l’art, elle reprend l’image d’Auguste Perret selon laquelle la France est un pays de sculpture de la pierre, l’Égypte du granit, la Grèce du marbre, et ajoute « que l’Afrique noire et l’Océanie ont sculpté le bois » (23). Elle poursuit dans cette voie, à l’occasion de conférences pour l’association Jeune France que lui propose Bazaine. Les initiateurs entendent continuer l’œuvre entamée précédemment, réconcilier l’art et le grand public sans retourner à une tradition sclérosée (24). Elle participe à cette aventure par quelques conférences dans lesquelles elle réitère ses positions et les illustre de reproductions attendues comme des peintures de David, Le Nain, Manet, mais aussi celles qualifiées de « dégénérées » des toiles de Braque, Klee accompagnées d’objets africains (25). Cependant, elle ne donne pas de conférences et ne rédige pas d’articles dans ce domaine : elle s’efface devant les ethnologues. En effet, sa rencontre avec l’art africain a lieu dans l’agitation des années 1930 et en lien avec le musée de l’Homme. Ce dernier, inauguré en mai 1937, œuvre à la réhabilitation des civilisations malmenées, méprisées et niées jusque-là par les Européens. Il est aussi le lieu de rencontres de scientifiques, d’artistes et de galeristes (26) et le point d’ancrage de l’APAM. Le Musée Vivant reflète cette ouverture sur les cultures extra-européennes en publiant des articles, tous signés par des membres de l’équipe muséale, dont la ligne directrice est une approche fonctionnelle de l’objet (27). L’APAM participe à ce mouvement pour la reconnaissance de ces cultures sans remise en cause du consensus du Front populaire qui préconise des réformes sans rejeter le colonialisme. Les années de la guerre sont décisives pour Madeleine Rousseau : dans de nombreuses interviews, elle relate que son intérêt date de l’Occupation, moment ou seul le musée de l’Homme était ouvert à Paris. Elle précise même : « durant quatre ans, [ses] loisirs furent consacrés à d’innombrables lectures qui [lui] permirent de sortir de l’habituel cycle occidental : [elle] entrai[t] en Afrique, en Océanie, dans l’Amérique des Indiens et [elle] découvri[t] jusqu’à la préhistoire un monde immense ». Cette période est une phase de maturation intellectuelle et politique dans son approche de ces arts. Elle étudie les œuvres du musée, réalise un important travail de documentation. Sa bibliothèque s’étoffe en articles scientifiques, livres et catalogues de la deuxième moitié du XIXe siècle aux plus contemporains. Elle réalise des croquis d’objets et rédige de nombreuses fiches, tous les signes évidents d’un important travail de recherche.
Dans le même temps, son petit appartement du Quartier Latin, rue du Val-de-Grâce, devient un lieu de rencontres dans lequel elle tient « salon » au milieu de sa collection d’art moderne et « d’art nègre ». Il réunit ses amis, peintres, galeristes, amateurs d’art et animateurs de l’APAM, de nombreuses missives évoquent les longues discussions sur l’art dans cet appartement qualifié de « pays des Pahouins et Salomons » (28). À la Libération, des soldats américains s’y joignent ainsi que des intellectuels et des étudiants noirs, en particulier Aimé Césaire, Léopold Sendar Senghor, Sékou Touré, Cheik Anta Diop. La présence de ces Africains et Antillais est attestée par diverses lettres et le témoignage de Geneviève McMillan. Cette jeune étudiante française rencontre Madeleine Rousseau en 1944 par l’intermédiaire de son futur mari, Robert McMillan, officier américain, architecte dans le civil. Elle a gardé l’image d’un appartement envahi d’innombrables objets, mais c’est le souvenir des pièces océaniennes, les plus nombreuses et les plus imposantes, qui l’ont frappée. Elle se rappelle avoir côtoyé Senghor et Césaire et beaucoup d’autres Noirs dont elle ne connaissait pas les noms. Mais elle se souvient bien de ces collectionneurs et galeristes : Carré (souvent), Vérité, Ratton, Le Corneur, Roudillon, le couple Ascher. À l’époque, Geneviève McMillan, qui n’avait aucune connaissance de ces arts, s’en imprègne au contact de Madeleine Rousseau, devenue son amie, et collectionne par la suite. Elle lui achète ses premiers objets avant son départ pour les États-Unis et la présente comme son mentor (29).
Dans le Paris d’après-guerre, Madeleine Rousseau inscrit le monde noir (30) au sein des problématiques de l’APAM. En effet, le mouvement de la Négritude prend de l’ampleur par la présence de députés noirs, des soldats afro-américains, du jazz, des étudiants africains, antillais et guyanais et de leurs organisations politiques et culturelles, dont la revue Présence africaine, fondée par Alioune Diop, en 1947. Elle accompagne ce mouvement, et sa revue en fait une démonstration éclatante avec, en couverture, la photographie d’une statuette Warega (collection Ratton) annonçant l’exposition L’Art magique des Noirs d’Afrique (31). Dans la notice introductive, elle souligne combien l’art africain, qui a contribué au bouleversement de l’art occidental au début du XXe siècle, est l’expression de peuples et de religions et, au même titre que les autres œuvres d’art, l’APAM se doit de le rendre accessible à tous.

« Le Musée Vivant », 10e année, n° 5, 1946. Photomontage proposant, une foule devant le musée de l’Homme avec, au premier rang, Madeleine Rousseau entourée de plusieurs Africains et, sur la gauche, un masque océanien.

En décembre 1946, elle récidive avec un photomontage témoignant de la présence de l’Afrique proposant, cette fois, une foule devant le musée de l’Homme avec, au premier rang, Madeleine Rousseau entourée de plusieurs Africains et, sur la gauche, un masque océanien. Ce montage met en scène l’Afrique, telle qu’on la connaît, mal le plus souvent, celle qui est dans les musées, et l’Afrique d’aujourd’hui incarnée par les intellectuels africains ; l’APAM, en la personne de Madeleine Rousseau assure le lien entre les deux. Le Musée Vivant répond à cette problématique en ouvrant ses pages aux créations contemporaines comme le poème « Barbare » de Césaire (32) et à la présentation de l’art traditionnel, celui des musées et des collections. Elle prend fait et cause pour l’entrée des arts africain, océanien et précolombien au Louvre et non dans les seuls musées d’ethnologie, suivant en cela les artistes et critiques qui s’étaient déjà engagés sur cette voie comme Paul Guillaume ou Félix Fénéon.

À l’école de l’Afrique

« Le Musée Vivant », 12e année, n° 36 – 37, 1948, « 1848 Abolition de l’esclavage – 1948 Évidence de la culture nègre », présenté par Richard Wright et Michel Leiris.

Mais, l’année 1948 marque incontestablement une nouvelle étape dans l’ouverture à l’Afrique, au moment où la France célèbre le centenaire de l’abolition de l’esclavage. En novembre, Le Musée Vivant publie « 1848 Abolition de l’esclavage – 1948 Évidence de la culture nègre », présenté par Richard Wright et Michel Leiris, qui s’attache à « la culture nègre », sa réalité, sa présence et son avenir (33). L’essentiel du numéro est consacré à la vitalité de la culture noire avec le jazz, la littérature, la poésie, le cinéma, la sculpture. Cependant, l’esclavage et la colonisation sont évoqués par deux universitaires anticolonialistes, Émile Tersen et Jean Dresh. La revue déroge à l’unanimisme républicain en reprenant, quelques années après la Seconde Guerre mondiale, l’image de Césaire sur l’« immense camp de concentration qui aurait duré des siècles ». Pour Madeleine Rousseau, il est temps de réinsérer l’Afrique dans l’histoire mondiale et non plus par sa seule entrée au sein de l’histoire occidentale. Son avenir n’est pas un repli dans la tradition statique qui a servi la domination européenne, mais dans la redécouverte de son histoire précoloniale et son inscription dans la dynamique mondiale (34). Elle dénonce également l’attitude des amateurs d’art et des ethnologues qui fige l’Afrique en un temps révolu, à savoir : « l’art nègre, ancien ou récent, appartient au passé » (35). L’article de Cheik Anta Diop « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine » marque les premiers pas de l’« afrocentrisme ». Cette publication est un symbole de la collaboration entre Noirs et Occidentaux par les signatures françaises et africaines et la coordination assurée par Madeleine Rousseau et Cheik Anta Diop, jeune intellectuel sénégalais (36), rencontré après avoir sollicité l’Association des Étudiants Africains de Paris. Elle est révélatrice d’une nouvelle vision qu’ont eu certains ethnologues et artistes, avant la guerre, d’un monde agencé entre peuples civilisateurs et ceux à civiliser à partir de la reconnaissance des œuvres d’art et d’études scientifiques. Ce numéro, qu’il faut resituer au début de l’émancipation des peuples colonisés, s’inscrit dans le débat anticolonialiste et antiraciste par le champ culturel en intégrant les systèmes de pensées et philosophiques africains. La découverte des arts extra-européens s’est opérée à partir d’objets issus d’une histoire de conquêtes, de spoliations, d’achats et d’échanges. Il faut dépasser le rapport colonial et collaborer avec les Noirs, artistes et intellectuels, en s’appuyant sur ce patrimoine et la littérature scientifique, plus seulement occidentale. Cet anniversaire lui permet d’exprimer la nécessité pour l’Occident d’avoir un nouveau regard sur l’Afrique.
Ce numéro installe Madeleine Rousseau sur la scène africaniste parisienne. Elle n’est plus seulement une collectionneuse, elle est devenue une spécialiste tout en gardant sa démarche d’éducation populaire. Dès 1949, elle est chargée des cours sur « l’art nègre » pour les « stages d’éducateurs pour l’Afrique noire et Madagascar » qui se déroulent à l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Toujours fidèle à sa ligne de conduite basée sur l’échange et le travail collectif, elle souligne que ces séances avec les instituteurs africains furent l’occasion de confronter ses connaissances et les leurs. Elle privilégie les relations avec les Africains qu’elle considère comme des personnes source. Ils ne lui apportent pas seulement des connaissances sur les objets mais aussi une ouverture sur les sentiments et les mentalités africains. Elle se situe à la frontière de l’histoire de l’art et de l’ethnographie. Le numéro suivant est entièrement consacré à « L’Art océanien – Sa présence ». Il est réalisé avec la participation de Rivet pour l’introduction et de spécialistes allemands, britanniques et français. Ils exposent la découverte de l’Océanie, sa culture et le rôle des poètes et artistes pour son entrée dans l’univers mental et artistique des Occidentaux. Il est abondamment illustré avec des reproductions d’œuvres de musées publics et de collections privées. Après avoir mis en exergue la violence coloniale des Occidentaux, elle conclut sur une note optimiste montrant que le monde Pacifique et l’Occident se nourrissent l’un l’autre dans le domaine artistique. Pour elle, l’art africain ou l’art océanien ne peuvent plus être abordés sans prendre en compte les sociétés qui les ont créées et sans mesurer la montée des volontés d’émancipation.

« Le Musée Vivant », 19e année, Série C, n° 4, 1955.

Ces deux numéros ont un certain succès qui peut se lire par l’internationalisation de sa correspondance et des sollicitations pour des articles. Albert Maurice, directeur de la revue belge Jeune Afrique, lui demande plusieurs textes, à partir de 1948, et lui envoie des étudiants afin qu’elle les guide grâce à « ses connaissances incroyables des collections du Musée de l’Homme » (37). Le journal belge Les Beaux-Arts lui commande un article sur l’Océanie en 1950 pour une enquête sur la place des différentes cultures dans la civilisation universelle (38) ; en 1959, c’est un texte traitant de « l’Afrique noire et de son art » pour la revue Afrika dirigée par le docteur Lothar Lohrish. Ses travaux sur l’Afrique la conduisent à penser la culture en terme universel, influencée en cela par Cheik Anta Diop dont elle reconnaîtra, tout au long de sa vie, l’apport déterminant dans sa réflexion. En 1953, elle publie Introduction à la connaissance du temps présent (39) qui est une histoire de l’histoire de l’art, de la préhistoire au début des années 1950. Elle réalise une étude critique et non une simple histoire diachronique, souhaitant montrer l’apport des peuples de tous les continents à la civilisation moderne. Dans la sphère artistique — peinture, musique, danse, philosophie — les frontières ne sont pas hermétiques et l’Occident est obligé de prendre en compte les autres civilisations qui l’irriguent. Cet ouvrage se veut un guide destiné au plus grand nombre, une œuvre de culture populaire et non un livre d’art traditionnel. Sa réception est très contrastée, certains insistent sur la démarche de culture populaire, d’autres sur « son sens hérétique et authentique de l’art », d’autres encore sont plus critiques et parlent de naïveté, de romantisme et de confusions, voire de scientisme (40). Son challenge est simple, il faut initier le public populaire aux grands problèmes culturels contemporains tout en retenant l’attention des spécialistes. Elle sillonne les routes de province ; les conférences sur l’art contemporain côtoient celles sur l’Afrique. Ces dernières se diversifient abordant les questions de l’art et de la civilisation : « L’Occident découvre l’art nègre », « La signification de l’art nègre », « L’Afrique ? Berceau de la civilisation ? » (41). Les comptes-rendus dans la presse sont largement positifs. Outre l’aisance, la sincérité et la passion de l’oratrice, les journalistes relèvent la teneur du message, en particulier celui de ne plus se placer « au sommet de l’échelle dont les autres ne sont pas encore au premier échelon » (42). Pour L’Union, elle amène les Français à regarder l’Afrique et les Africains au-delà des banalités simplistes au moment où tant de nouveaux pays accèdent à la souveraineté, et montre la nécessité à construire avec les Africains car la France reste le pays de la liberté (43). De la même façon, ne faut-il pas voir son influence dans le projet, non accompli, des Vérité, d’ouvrir un musée avec leurs collections dans l’ancienne maison d’Eugène Delacroix à Champrosay, au début des années 1950 (44) ? Privilégiant les liens avec les associations d’étudiants africains, elle est invitée dans de nombreuses villes universitaires pour des manifestations culturelles, des conférences et des prêts d’objets. Ses propos sur la valeur de l’« art nègre » ne laissent personne indifférent, certains les considèrent comme exagérés, d’autres estiment que son anticolonialisme et son antiracisme la rende suspecte de communisme, alors que les étudiants communistes désapprouvent ses critiques du réalisme socialiste. Finalement, seuls les Africains et les Indochinois adhèrent à ses positions (45). Le siège de l’APAM devient un rendez-vous pour de nombreux étudiants africains. Pour beaucoup d’entre eux, c’est une visite à faire lorsqu’ils arrivent en France y trouvant un accueil chaleureux voire même un soutien.

Figure de reliquaire mbulu ngulu, Kota, Obamba, Gabon. Dim. : 47 x 16 x 8 cm. Ex-coll. Geneviève McMillan, acquis de M. Rousseau en 1944. Don de la fondation Geneviève McMillan et Reba Stewart au MFA. © Musée des Beaux-Arts, Boston. Inv. : 2009.2696.

Pendant un quart de siècle, Madeleine Rousseau collectionne des pièces extra-européennes et diversifie ses réseaux pour enrichir sa collection. Elle a noué des liens assez étroits avec le couple Kamer, qui tient une galerie boulevard Raspail et collecte en Afrique. Elle est en relation avec Maurice Bonnefoy (D’Arcy Galleries, New York). Elle collabore avec la collectionneuse/marchande Marie-Ange Ciolkowska qui se rend en Afrique et prospecte pour elles deux. Elle dispose aussi de contacts personnels sur le terrain avec des résidents, en particulier en Afrique de l’Ouest. Certains ont fait sa connaissance avant leur départ, d’autres ont découvert Le Musée Vivant en Afrique. Leurs lettres expriment bien les relations tendues entre les différents groupes au moment des indépendances. Elle bénéficie également d’un réseau africain constitué grâce à son travail avec les étudiants et intellectuels rencontrés à Paris. À ce premier cercle, il faut ajouter un second né des retombées de ses écrits ; des Africains sont entrés directement en contact avec elle pour lui proposer des objets. Au début des années 1960, sa collection est encore importante en nombre mais aussi pour la qualité de certaines pièces : « Quand on sait questionner ces arts, ils nous révèlent les conditions d’existence des pays qui les ont vus naître. Et nous sommes ainsi au niveau de la vie, donc de la vérité de toujours. La liberté c’est la vérité, que nous révèle l’art authentique. Et l’art authentique, c’est la confrontation entre le passé et présent […]. La découverte de cet art a créé pour moi le bonheur car elle m’a appris à être libre… ». Elle est sollicitée pour des expositions, Les Arts de l’Union Française, organisée par Gilbert Granval, en 1954, à Sarrebruck, deux ans plus tard, celle au Cercle Volney, réalisée par Vérité et, en 1957, celle de Cannes, au Palais Miramar, organisée par Hélène et Henri Kamer. Pierre Matisse, galeriste à New York, qui connaît sa collection, la félicite, dans une lettre de 1951, pour Le Musée Vivant sur l’Océanie, et se montre intéressé pour acquérir des pièces africaines puisqu’elle se tournerait de plus en plus vers l’Océanie (45). Elle vend régulièrement des objets afin d’alimenter la trésorerie du Musée Vivant mais aussi pour vivre, sa situation ayant toujours été précaire. En 1962, elle met une grande partie de sa collection en vente publique à Drouot : elle se sépare de tableaux d’art moderne, d’objets d’Égypte ancienne, d’Amérique Précolombienne, d’Inde, d’Asie, d’Océanie et d’Afrique Noire (46). Après cette vente, sa collection est recentrée sur l’Afrique subsaharienne avec des objets provenant de ses contacts africains ; progressivement, elle déserte le marché de l’art.

Siège réservé aux hommes, Nuna, Burkina Faso. Bois. Dim. : 75 x 20 x 97 cm. Ex-coll. Geneviève McMillan, acquis de M. Rousseau en 1946. Don de la fondation Geneviève McMillan et Reba Stewart au MFA. © Musée des Beaux-Arts, Boston. Inv. : 2009.2726.

Le Musée Vivant reste son outil principal pour développer ses positions sur l’art contemporain, l’art africain et l’Afrique du temps présent. Elle suit avec optimisme l’entrée des États africains à l’ONU qui semble annoncer la préparation d’un avenir commun. En 1960, elle publie un essai, Blancs et Noirs au jour de vérité (éditions La Nef de Paris), préfacé par Abel Goumba, ministre de la République Centrafricaine. Cet ouvrage n’est pas seulement une dénonciation du racisme mais la mise en évidence de la conquête pacifique du monde par « l’art nègre ». En France, la presse en parle peu, différemment de l’Afrique où les échos sont favorables. Blancs et Noirs au jour de vérité symbolise le combat d’une vie dédiée à l’éducation par l’art et exprime sa passion de l’Afrique subsaharienne (47).

Notes
1. Archives privées, sans nom, mai 1962.
2. Madeleine Rousseau et les cultures africaines, thèse d’histoire (EHESS) que je prépare sous la direction du professeur Elikia M’Bokolo.
3. Le musée des Beaux-Arts de Troyes possède une œuvre de Madeleine Rousseau, Les deux frères, 1933.
4. Voir M.-J. Bonnet, Les femmes artistes dans les avant-gardes, Paris, Odile Jacob, 2006, pp. 7-68.
5. Dossier « Vie avant 1940 », archives du musée des Civilisations.
6. M. Dubreuil, La vie et l’œuvre de Philippe Auguste Jeanron. Peintre, écrivain, directeur des musées nationaux par Madeleine Rousseau, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2000.
7. Hebdomadaire créé par le Comité de vigilance des intellectuels antifasciste dirigé par Paul Rivet, le physicien Langevin, membre de l’APAM, et le philosophe Alain.
8. P. Gaudibert, « Les années 30 et le style Front populaire », Les réalismes 1919-1939, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, p. 420.
9. La querelle du réalisme, Paris, ESI, 1936.
10. « La tradition française dans l’art du XXe siècle », Le Musée Vivant, janvier-février 1939.
11. « Pour connaître l’art contemporain », Le Musée Vivant, printemps 1938.
12. P. Daix, Pour une histoire culturelle de l’art moderne. Le XXe siècle, Paris, Éd. Odile Jacob, 2000, p. 307.
13. Le Musée Vivant, 2e et 3e trim., 1956.
14. M. Rousseau, O. Domnick, J. J. Sweeney, Hans Hartung, Stuttgart, Domnick Verlag, 1949.
15. A. Claustres, Hans Hartung. Les aléas d’une réception, Paris, Les presses du réel, 2005, p. 67.
16. Jean Bouret, critique d’art, fait partie de la même vague d’exclusions, voir Michel Ragon, 50 ans d’art vivant, Paris, Fayard, 2000, p. 52.
17. N. Raymond, « L’art à Paris entre 1945 et 1950, à travers les articles de Charles Estienne, dans Combat », Arts et idéologies. L’art en occident, 1945-1949, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 1978, p. 182.
18. Lettres, archives du musée des Civilisations.
19. Voir L. Bertrand Dorléac, L’art de la défaite 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1993.
20. Dossier de carrière, Centre des archives économiques et financières, Savigny le Temple.
21. W. Rubin, Le primitivisme dans l’art du XXe siècle, Paris, Flammarion, 1991.
22. Notes diverses, archives du musée des Civilisations.
23. Le Musée Vivant, janvier-février 1939.
24. Voir V. Chabrol, « L’ambition de « Jeune France » », J.-P. Rioux (ss dir.), La vie culturelle sous Vichy, Bruxelles, Éd. Complexe, 1990, pp. 161-178. Jeune France, fondée le 22 novembre 1940, est interdite en mars 1942 par Vichy.
25. Dossier « Conférences », archives du musée des Civilisations, mai 1941.
26. N. Dias, Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1877-1908). Anthropologie et Muséologie en France, Paris, CNRS, 1991.
27. L. Zerbini, « Les objets de musée ethno-anthropologique soumis à la polémique : présentation “esthétique” ou présentation “culturelle” ? », Sociologie de l’art, 6, 1993, pp. 117-134. – Lettres, archives du musée des Civilisations.
28. C. Geary and S. Xatard, Materials Journeys – collecting African and Oceanic art, 1945-2000, Selections from the Geneviève McMillan Collection, Boston, MFA publications, 2007. Entretiens personnels avec Geneviève McMillan, octobre 2006, Boston (EUA).
29. Nous utilisons « monde noir » afin de prendre en compte les populations d’Afrique subsaharienne, les Afro-américains et les populations des Caraïbes et Antilles.
30. Le Musée Vivant, janvier, 1946.
31. A. Césaire, « Barbare », Le Musée Vivant, octobre, 1947.
32. Voir D. Maurice, « Le Musée Vivant et le centenaire de l’abolition de l’esclavage : pour une reconnaissance des cultures africaines », Conserveries mémorielles, Université Laval, Québec, mars, 2007.
33. « En marge de l’histoire ancienne africaine », Le Musée Vivant, novembre, 1948.
34. « Quels sont les styles de l’art nègre ? », Le Musée Vivant, novembre, 1948.
35. Il prépare une thèse de doctorat d’État Nations Nègres et Culture, refusée dans les années 1950, publiée par les éditions Présence africaine en 1954 et mondialement reconnue.
36. Dossier « Afrique 2 » archives du musée des Civilisations.
37. Dossier « Correspondance », archives du musée des Civilisations.
38. Le Musée Vivant, 1953.
39. Le Musée Vivant, 1954, n°1-2, « Comment la presse a jugé notre livre ».
40. Voir Le Musée Vivant, n°14-15, 1962. Les conférences de l’APAM.
41. Le Dauphiné libéré, mars 1958, conférence « L’influence de l’art nègre sur l’art moderne ».
42. L’Union, 28 février 1961, conférence « Découverte de l’Afrique ».
43. P. Amrouche, « La collection Pierre et Claude Vérité. Un chef-d’œuvre inconnu », p. XII, dans catalogue Collection Vérité, juin 2006.
44. Dossier « Groupes », archives du musée des Civilisations, 1952 au sanatorium de Bouffémont.
45. Dossier « APAM », archives du musée des Civilisations.
46. Voir catalogue de vente « Collection Madeleine Rousseau », Paris, Hôtel Drouot, 23 mai 1962.
47. Madeleine Rousseau avait choisi, en 1977, de venir finir ses jours dans la petite cité forézienne. Elle s’est éteinte, en 1980, à la Maison de retraite de Saint-Just-Saint-Rambert. Elle repose dans le cimetière de la commune, non loin de sa collection (objet d’une donation en 1967).

*Danielle Maurice, EHESS (École des hautes études en sciences sociales, associée au CEAf (Centre d’études africaines), est titulaire d’un diplôme de Sciences politiques, et prépare un doctorat en histoire, sous la direction du professeur Elikia M’Bokolo : « Du voyage à la collection : l’Afrique subsaharienne dans les musées de la région Rhône-Alpes (Madeleine Rousseau et quelques autres) ». Voir également : D. Maurice, « L’art et l’éducation populaire : Madeleine rousseau, une figure singulière des années 1940-1960 », Histoire de l’art, n° 63, “Femmes à l’œuvre”, octobre 2008, Somogy, Paris, pp. 111-121.